Non réconcilié
p. 6-11
Texte intégral

Cologne, 1952 – Sangermann – Foto (archives Mme Zimmermann).
1Les Soldats occupent une place centrale dans l’œuvre de Bernd Alois Zimmermann. La partie qui fut écrite entre 1958 et 1960 forme la synthèse et l’aboutissement de son évolution depuis ses débuts : l’utilisation stricte mais relativement simple de la technique sérielle y est liée à celle de formes musicales traditionnelles comme la toccata, le ricercare ou la chaconne, à des emprunts au jazz et à des citations. La partie composée en 1963-1964, après trois ans d’interruption dus au refus de l’Opéra de Cologne de monter l’ouvrage conformément à son engagement antérieur, témoigne d’une véritable mutation stylistique : elle s’était accomplie, à partir de la composition du deuxième acte des Soldats, dans les œuvres du début des années soixante : Dialoge, Antiphonen, Présence, Tempus loquendi, etc. Zimmermann s’y libère des contraintes stylistiques propres au sérialisme, et développe un type d’écriture qu’il a lui-même défini dans une lettre à propos des Dialoge : « Ommia tempus habent : chaque chose en son temps, chaque être, chaque instrument, chaque son, chaque événement, tous communiquent dans les mêmes secondes de l’éternité, reçoivent des appels en provenance de couches qui leurs sont inconnues, envoient des appels vers l’inconnu : échange continu de toutes les dimensions – énigme – secret – symbole – couche sur couche ; dialogues, sans espoir. Le son comme apparition, rotation, compression de processus pluralistes... »1. Comme il l’écrit à la même époque, cette conception compositionnelle, à laquelle il donne le qualificatif de « pluraliste », ouvre à « cela même qui, jusque là (du moins avec les méthodes du sérialisme), semblait insaisissable, à savoir ce qui est spontané, associatif, ce qui relève du rêve et même de la transe »2. La tendance propre à Zimmermann de transgresser le concept de musique pure, tout en maintenant ses exigences les plus élevées sur le plan technique, apparaissait déjà dans ses œuvres des années cinquante, y compris celles d’obédience sérielle : le Concerto pour trompette de 1954 était fondé sur un standard de jazz, « Nobody knows de trouble I see », et Zimmermann a dit de l’œuvre qu’elle « fut écrite sous l’effet de la frénésie raciste (...) et veut... illustrer en quelque sorte le chemin vers une communication fraternelle »3 ; dans la même perspective, il retravaille en 1957 son Concerto pour violoncelle de 1952 et lui donna le titre Canto di speranza, où, comme l’indique le remplacement du terme « concerto » par celui de « cantate », le violoncelle est associé à la voix humaine (il parlera plus tard du violoncelle comme de l’instrument « possédant le plus d’affinité avec la « vox humana » et (étant) par conséquent le plus apte à chanter »4. Dans sa Sonate pour alto solo de 1955, il utilise un choral comme cantus firmus, et il donne aux Perspectiven pour deux pianos (1955), son œuvre la plus radicale du point de vue sériel, le sous-titre « Musique pour un ballet imaginaire ». Il ne s’agit pas pour lui de faire la moindre concession sur le plan compositionnel, d’en rabaisser le concept à une fonction d’illustration, mais au contraire d’en renforcer le rôle médiateur. Le signe musical est le lieu d’une véritable transmutation : le matériau, qu’il soit purement musical ou extra-musical, noble ou trivial, inventé ou trouvé, est organisé musicalement et soumis à un processus de spiritualisation.
2L’opéra rénové est, pour Zimmermann, le lieu idéal d’un tel projet : parlant de l’avenir de l’opéra, il en appelle au « rassemblement final et à la coordination spirituelle de tout ce qui à été produit de nouveau ces derniers temps »5. Son ambition pour une forme que l’avant-garde des années cinquante avait négligée place Les Soldats bien au-delà des conventions du genre. Avec l’opéra, est matérialisé le conflit entre les aspirations de l’individu et le fonctionnement oppressif de la « machine sociale », que Zimmermann a vécu au plus profond de lui-même, et qu’on trouve déjà en tant que programme implicite dans la Symphonie en un mouvement de 1947-1953, ainsi que dans son effort pour donner au concerto de soliste une fonction et une signification nouvelles. Mais alors que dans ses premières œuvres, Zimmermann tendait à rétablir cette unité menacée, et ce aussi bien au niveau symbolique et signifiant de l’œuvre qu’à celui de l’écriture et de la forme musicales, à partir des Soldats, il donne au pluralisme stylistique le sens d’une impossible réconciliation entre le moi et le monde, dont la couleur est tantôt tragique, tantôt ironique. Les personnages qu’il met en scène, tels Stolzius et Marie, les auteurs auxquels il se réfère, de Maïakovski à Bayer, de Wittgenstein à Pound, les figures littéraires qu’il convoque, comme Ubu, Don Quichotte ou Molly Bloom, en sont les différentes incarnations. Déchirées entre les images de leur monde intérieur et la réalité du monde extérieur, entre le dicible et l’indicible, elles renvoient toutes à la personnalité complexe du compositeur. Cette position de Zimmermann explique qu’avec Les Soldats, il se soit démarqué clairement du sérialisme post-webernien. Il en dépasse les apories et les contradictions au moment même où l’idée d’une reconstitution ab nihilo d’un langage musical quasi universel – idée qui avait une dimension morale et spirituelle, mais aussi une fonction d’exorcisme vis-à-vis du passé proche - était ébranlée par des prises de position critiques de plus en plus vives6, et par l’irruption du mouvement cagien, qui interpella fortement Zimmermann. L’opéra apparaît alors comme le lieu d’une réévaluation des concepts musicaux et de la fonction des œuvres écrites pour le théâtre dans ces années-là, telles que Passaggio de Berio et Sanguineti, ou Intolleranza 1960 de Luigi Nono. La problématique de l’opéra fait voler en éclat l’idée de musique pure et le caractère immanent de l’œuvre musicale. Elle détourne ceux qui s’y penchent de l’idéologie propre au mouvement sériel, fondée sur l’investigation analytique quasi scientifique du phénomène sonore et des différentes catégories de l’écriture musicale, et qui débouche sur une esthétisation de l’œuvre poussée à l’extrême (position par exemple de Boulez depuis Pli selon Pli jusqu’à Répons), ou sur la restauration de son caractère mythique et religieux (position par exemple de Stockhausen). L’enjeu tient à la position assignée au Sujet.
3Zimmermann avait dénoncé dès 1951 la « tendance presque excessive... de séparer l’expression des moyens à son service ». et à propos de Schœnberg, il écrivait que « ce n’est pas du tout la technique sérielle en tant que telle (...) qui lui confère une position aussi exposée. C’est au contraire le rayonnement exceptionnel de sa personnalité »7. Par là, il mettait en évidence une ligne de fracture à l’intérieur du mouvement sériel qui, à la fin des années cinquante, devait apparaître avec netteté. Il y avait en effet dans le sérialisme du début des années cinquante la recherche d’une objectivation maximum du processus musical, qu’on peut interpréter soit comme une sublimation de la subjectivité, soit comme son élimination pure et simple ; l’œuvre repousse ses principes constructifs dans l’obscurité du non-perceptible ; elle renonce à ce qui permettrait une identification de ses éléments constitutifs - thèmes et motifs, dialectique de l’horizontal et du vertical, périodicité, répétition, forme du développement et de la variation...8 En se présentant comme une totalité organisée de bout en bout, dans laquelle les différences et les contradictions fusionnent, l’œuvre sérielle induit un rapport pervers entre la rationalité qui non seulement préside à son élaboration, mais à laquelle l’œuvre tend, et l’irrationalité qu’elle produit pour la perception, déterminant le caractère autoritaire et « démiurgique » du compositeur, et nécessitant un discours médiateur essentiel. A son point le plus extrême, l’idéal sériel nie le Sujet au profit d’un engendrement quasi automatique du matériau sur la base des structurations préétablies. C’est le fait du premier livre des Structures (1951) de Boulez, dont il serait faux de faire un cas particulier dans la production de son auteur. C’est aussi la position de Cage, dont les prémisses et les finalités sont pourtant totalement différentes.
4Zimmermann se situe à l’opposé d’une telle conception. A la « disparition élocutoire du poète », chère à certains compositeurs des années cinquante, Zimmermann oppose l’affirmation du Sujet, sous la double forme de la révolte et de l’utopie. Son besoin rageur d’inscrire un cluster dans la partition pointilliste des Perspective) !, qui est son œuvre la plus conforme à l’esprit du sérialisme darmstadtien, en témoigne. Zimmermann s’y rebiffe contre un ordre mécaniste. Avec Les Soldats, il dénonce aussi bien la logique implacable et destructrice de la « machine sociale » que la réification des œuvres de la « modernité ». Ainsi s’éclaire la nature du conflit qui l’oppose à Stockhausen, conflit assez profond pour que Zimmermann ait introduit celui-ci dans deux de ses œuvres sous la figure de l’imposteur. Alors que, pour Stockhausen, l’œuvre est une totalité dont chaque moment, par sa structure monadique, reflète l’absolu, l’œuvre de Zimmermann est construite sur le fragmentaire, sur l’articulation des différences et des hétérogénéités. Si elle vise à l’absolu, elle n’en est que la médiation et non l’image ; si elle tend à une totalité, c’est uniquement celle du vécu et de l’expérience. Aussi ne peut-elle être définie que par le Sujet qui la perçoit, dans le temps même de son déroulement, et elle se rapporte toujours au Sujet qui l’a composé.
5L’œuvre de Zimmermann acquiert son sens dans le temps et par rapport au temps, s’opposant à la pensée sérielle, qui se présente essentiellement comme une mise en espace du matériau musical9. Or la problématique du temps, sur laquelle Zimmermann a insisté de façon quasiment obsessionnelle dans ses textes, est indissociable de celle du Sujet évoquée plus haut. Le temps zimmermannien n’est pas celui de l’action, un temps quantifié et mesuré ; c’est celui de la conscience intérieure, de l’intensité des pulsions et des associations. Comme il l’a répété dans ses textes, les rapports de cause à effet et les notions de passé-présent-futur deviennent, dans un tel contexte, obsolètes : la conscience opère dans toutes les directions temporelles effectives, établissant des liens, au-delà de la logique ordinaire, entre des événements ou des éléments souvent fort éloignés les uns des autres et de nature différente. Zimmermann a ainsi transposé, dans le domaine musical, le principe du monologue intérieur, le fameux « flux de conscience » de la littérature moderne. L’unité stylistique propre à la musique sérielle en devient caduque, les hiérarchies du sérialisme sont renversées : Zimmermann s’appuie sur des éléments caractérisés, identifiables (thèmes, citations, structures harmoniques ou de timbre, etc.) qui assignent à la mémoire un rôle essentiel.
6Les symétries que l’on peut repérer dans Les Soldats, aussi bien dans la construction des scènes individuelles que dans l’architecture globale de l’opéra, ne se constituent pas en une totalité refermée sur elle-même, elles ne sont pas un simple procédé technique. Elles s’inscrivent dans un mouvement général de progression en spirale qui impose un travail constant de réinterprétation. Par une telle organisation du temps, Zimmermann vise à la révélation des essences, à la conscience d’un moment originel, à l’inconnue suprême. C’est pourquoi Zimmermann, contre l’opinion de ses interlocuteurs des éditions Schott (voir ses lettres publiées ci-après), se désintéresse de l’action des Soldats, fort réduite au demeurant chez Lenz, et de la psychologie des personnages : « L’action des Soldats, la fable : rien d’extraordinaire », écrit-il10. L’œuvre, bien plus qu’un opéra au sens traditionnel du terme, est construite comme une cérémonie, comme un rituel. Elle convoque tous les moyens à sa disposition, tel le cinéma ou l’électroacoustique, pour renforcer sa dimension expressive au sens large du terme. Si elle adopte le point de vue de la victime, de « l’homme sans qualité », de l’anti-héros, c’est que l’expression de la vérité est à ce prix. En renonçant au dogme de l’art pour l’art, à la position autoritaire du compositeur-prophète, à l’élimination du Sujet par une pensée dogmatique, Zimmermann évite les discours faussement positivistes, qu’ils soient fondés sur une métaphysique ou sur la dérision. Il va jusqu’au bout du concept de non-réconciliation qui est le fondement du tragique pour 1 homme moderne.
7Ce numéro spécial de Contrechamps a été réalisé à la demande du festival Musica 88 de Strasbourg, à l’occasion des représentations des Soldats. Il complète le numéro que nous avions consacré à Zimmermann (Contrechamps, 5,1985), dans lequel nous avions traduit une grande part de ses textes, et le numéro que nous avions consacré à la problématique de l’opéra contemporain (Contrechamps, 4,1984) où nous avions traduit le texte de Zimmermann intitulé « L’avenir de l’opéra ». L’importance de ce dossier nous à parue justifiée vis-à-vis d’une œuvre-phare de ce siècle, sur laquelle il n’existe quasiment rien en français. Nous l’avons conçu à la fois comme un programme des représentations de l’opéra, et comme un ouvrage d’approfondissement et de réflexion sur l’œuvre, Autour du livret et du synopsis des Soldats, sont disposés des textes d’introduction et des témoignages directs (les lettres de l’auteur), mais aussi des études interprétatives, complémentaires, ou d’ordre général. Il nous a semblé également intéressant de publier pour la première fois en français de larges extraits du Journal de Lenz, sorte d’ébauche des Soldats.
8Nous remercions Madame Sabine Zimmermann, qui nous a très gentiment accueilli et nous a autorisé à publier une partie de la correspondance et certains documents de son mari, ainsi que Klaus Ebbeke, qui nous a aidé dans cette tâche, avec compétence et générosité.
Notes de bas de page
1 Cité par Grühn, Wilfrid : B. A. Zimmermanns Oper « Die Soldaten », in Musikforschung, Jg. 38/Heft 1, 1985.
2 Zimmermann, Bernd Alois : « Dialogues » et « Monologues », in Contrechamps, 5, p. 52.
3 Zimmermann, Bernd Alois : « Nobody knows de trouble I see », in Intervall und Zeit. Mayence, Schott, p. 90.
4 Zimmermann, Bernd Alois : De la signification nouvelle du violoncelle dans la nouvelle musique, in Contrechamps, 5, p. 68.
5 Zimmermann, Bernd Alois : L’Avenir de l’opéra, in Contrechamps, 4. p. 87.
6 On peut se reporter par exemple à l’article de Luciano Berio : Aspects d’un artisanat formel, écrit en 1956, in Contrechamps, 1. pp. 10 sq.
7 Zimmermann. Bernd Alois : Le Matériau et l’esprit, in Contrechamps. 5. p. 28.
8 Voir à ce sujet les premiers textes de Karlheinz Stockhausen, in Contrechamps.
9 Je suis d’accord ici avec la thèse de François Nicolas, auquel le lecteur peut se reporter pour de plus amples développements. Voir Nicolas, François ; Traversée du surréalisme. Les Conférences du Perroquet. 16, avril 1988. Paris.
10 Zimmermann. Bernd Alois : Lenz. nouvelles perspectives pour l’opéra, in Contrechamps, 5, p. 36.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988