Varèse et la nouvelle musique de l’Amérique*
p. 205-208
Texte intégral
1Si l’Amérique est le pays du machinisme, où l’idéal mécanique a pénétré au cœur même de la vie, l’homme-type de l’Amérique (le vrai Américain) est celui qui se trouve en synchronisme et est stimulé par la perfection technique et mécanique d’une existence ne ressemblant en aucun point à ce qu’on avait déjà connu sur terre. Qu’il y ait bien des gens américains de naissance qui ne soient en harmonie avec cette nouvelle force est un axiome – et que bien des personnes, non américaines de naissance, trouvent leur inspiration et la source de leur force dans cet « américanisme » est aussi un fait bien établi. Ainsi nous trouvons travaillant la main dans la main dans le laboratoire scientifique l’Américain et l’étranger. Tous deux également américains dans le sens qu’ils tendent tous deux vers une nouvelle conception de vivre, une nouvelle philosophie créative.
2Dans la musique, un fait à peu près semblable se produit. L’Amérique est le résultat cumulatif du travail des générations de colons et d’immigrants de nationalités variées. La fusion de ces divers éléments a pris beaucoup de temps et peut-être pour cette raison ne pouvait pas développer un art vraiment national autrefois, car bien que de la musique ait été écrite en Amérique pendant presque deux cents ans, on ne pouvait rien y trouver de spécifiquement américain. C’est seulement aujourd’hui qu’un nouvel esprit semble s’éveiller chez les compositeurs américains (de naissance aussi bien américaine qu’étrangère) qui travaillent pour la création d’une musique américaine.
3Parlant grosso-modo, on peut dire qu’il y a deux types de compositeurs produisant en Amérique aujourd’hui. D’abord les folkloristes qui puisent leur inspiration aux sources indiennes et nègre, puis les expérimentalistes qui tentent de créer un art américain, fort, sain et actuel, en cherchant les éléments de l’art qui expriment le mieux leur propre essence, typifiant ainsi une culture et une civilisation différente de toute autre dans l’histoire de l’humanité.
4À l’auteur de ces lignes, les premiers (et les « jazzistes » qui peuvent être considérés comme un rejeton de leur groupe) semblent s’engager dans une impasse ; car si l’Amérique est le produit d’un amalgame de différentes caractéristiques raciales, sur quoi peut se baser une vraie musique américaine pour adopter l’expression artistique d’une race isolée ? Les compositeurs « expérimentalistes », d’autre part, cherchent à puiser leur inspiration en eux-mêmes (la seule vraie source d’art) et en trouvant leur propre expression créent ainsi une musique d’esprit vraiment américain.
5Edgar Varèse ressort comme le chef de ce second groupe par la force seule de son magnétisme, par l’audace et l’ampleur de ses conceptions. Bien qu’il soit français de naissance et européen de culture, il a beaucoup plus de ressemblance avec le pionnier américain des générations passées que beaucoup des tièdes descendants aristocratiques des ancêtres d’avant la révolution. Car Varèse possède l’esprit révolutionnaire, la volonté tenace, l’énergie indomptable et le courage indéfectible du pionnier et dans son art il a rompu avec la tradition et a semé dans un nouveau sol comme le pionnier américain avait fait pour sa part.
6C’est dans sa musique cependant qu’il faut chercher le vrai américanisme de Varèse. Ses vastes masses architecturales sonores sont la traduction musicale d’une nouvelle conception de la vie ; car il a transmué dans le système sonore l’âge d’acier. Comme l’Amérique d’aujourd’hui est le symbole d’un nouveau genre de civilisation, ainsi la musique de Varèse est celui d’une nouvelle espèce d’art sonore. Avant de pénétrer à fond cette nouvelle musique, il faut se débarrasser de tous préjugés et idées préconçues au sujet des fonctions psychologiques et esthétiques de la musique. Écouter la musique de Varèse pour y trouver les mêmes stimulants qu’on trouve chez un Schubert ou un Schumann serait comparable à vouloir prendre le pouls de l’Amérique d’une place de diligence.
7Dans Amériques, qui est la première œuvre importante de la période américaine de Varèse, on trouve que le compositeur établit pour la première fois ses propres principes de construction. Il rejette les règles pédantes, qui bien que bonnes pour leur époque, gênent et affaiblissent la pensée créatrice d’une autre période. Varèse va directement aux sources de la musique, les lois cosmiques de la nature, pour les principes de son architecture musicale.
8En fait, si Amériques est construite avec les mêmes éléments qui ont servi pour la musique d’autrefois, Varèse ne les emploie pas seulement d’une façon différente, mais leur a trouvé une nouvelle forme matérielle et une nouvelle signification psychique. Dans la musique classique, la partition se déroule dans le temps par le développement des idées mélodiques et rythmiques.
9Dans la musique de Varèse le mouvement est rendu par la transmutation des masses sonores. L’harmonie et la mélodie y occupent des places subordonnées, les masses sonores seules, avec leurs variations de formes et d’intensités, sont de première importance. Sa musique est en réalité une projection dans l’espace de plans et volumes, changeant constamment, agités et stimulés par les riches substructures polyrythmiques d’une batterie importante. C’est une musique géométrique avec une forme architecturale basée directement sur la logique des vibrations sonores et l’équilibre des formes géométriques euclidiennes.
10Dans Arcana Varèse va encore plus loin. Ici, il est l’alchimiste des sons. Selon son principe de transmutation (en opposition avec l’idée classique du développement), seules les zones d’intensités différentes et les divers tempéraments sont capables de modifier et de changer son matériel thématique. La matière change quand les vibrations sont multipliées ou diminuées selon une loi physique.
11Ainsi, dans Arcana, son thème de trois notes subit constamment des transformations du début à la fin de la partition. Le thème est en même temps le germe, la substance et le pouvoir dominant de l’œuvre. Chaque groupe d’instruments fait entrer le matériel thématique dans une nouvelle phase et le fait progresser. Toujours évoluant autour du centre de gravité, ce matériel subit des changements, croît comme le vie elle-même et, finalement, s’épanouit dans une lumineuse et impressionnante coda.
12Varèse nous a donné une nouvelle musique, solidement organisée et disciplinée au plus haut point par les lois fondamentales de la nature et de la logique. C’est une musique intensément personnelle. Si elle exprime la vitesse et la force synthétique, c’est parce que Varèse, vivant d’une vie intense et agitée, la recrée dans son œuvre. Elle est une musique de l’imagination et non de la machine. Cette nouvelle musique, Varèse l’a trouvée en Amérique, car dans le rythme de la vie américaine, audacieuse, vigoureuse et intense, il a découvert l’inspiration cosmique qui l’a aidé à créer un langage nouveau. Mieux que quiconque Varèse a extrait pour nous la signification du gratte-ciel et de la machine, parce qu’il n’a pas tenté une reproduction photographique de ces éléments de la vie américaine. Il a plutôt synthétisé pour nous l’énergie et la puissance qui ont créé le gratte-ciel et la machine. Ainsi la musique de Varèse est le gratte-ciel, est la machine, est l’Amérique – mais reste de la musique.
13Et si Varèse est débiteur envers l’Amérique de l’existence d’œuvres telles qu’Amériques, Intégrales et Arcana, ce pays d’autre part lui doit de l’avoir éveillé, musicalement parlant, d’un long sommeil léthargique. C’est grâce à ses efforts que les compositeurs américains contemporains ont commencé à se débarrasser des chaînes de traditions périmées. C’est non seulement par l’influence de sa musique, par ses élèves et ses disciples que Varèse a amené cette évolution quasi miraculeuse, mais il a fondé la première société consacrée à la cause de la musique moderne.
14Grâce aux concerts de l’International Composers’ Guild, le compositeur américain entrant en contact avec la nouvelle musique d’Europe prenait courage et trouvait un exemple pour son propre renouvellement. Un nouveau public se créa, sympathique aux intentions et à l’idéal de ces musiciens révoltés. Qu’aujourd’hui on trouve dans presque toute grande ville américaine une société locale s’occupant de la musique contemporaine est dû en large part aux efforts – les premiers dans ce sens – d’Edgar Varèse.
15Et c’est largement grâce à son travail que la vie culturelle de l’Amérique a été enrichie par un apport de sang jeune, plein de forces de renouvellement, mais conscientes et ayant un but précis, créant une nouvelle musique américaine.
Notes de fin
* Texte écrit vraisemblablement dans les années 1934-35, inédit (Archives Jolivet).
Auteur
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