Le monde n’a encore rien entendu en musique ; l’idée de Varèse comparée à ses possibilités*
p. 203-204
Texte intégral
1« Une œuvre d’art crée les règles ; les règles ne font pas une œuvre d’art. »
2« Au seuil de la Beauté, l’art et la science doivent collaborer. »
3« Je dis aux gens que je ne suis pas un musicien ; je travaille avec des rythmes, des fréquences et des intensités. »
4« On dit de la musique qu’elle est le bruit le plus coûteux. Mais elle diffère du bruit en cela qu’elle a atteint la phase rassurante de la périodicité. »
5« La musique, qui est vibrations, est le plus physique de tous les arts. »
6« Les airs (tunes), dans la musique, ne sont que des bavardages (gossips). »
7« Je conçois la musique comme spatiale ; pas seulement un ordre de proportion dans le temps, mais aussi un ordre de proportion dans l’espace. Comme quelque chose capable de se détacher et se prolonger dans l’espace. »
8« Dans la composition, je travaille avec des masses sonores organisées se mouvant les unes contre les autres. »
9« Les trois principaux facteurs en musique sont, selon ma conception, l’inertie, la force et le rythme. »
10Les phrases ci-dessus, tirées d’une conférence donnée devant un large public par le compositeur moderne (sic !) Edgar Varèse, la veille, à la résidence Mary Austin, sous les auspices de l’Association pour les questions indiennes, peut donner au profane un peu de lumière sur l’approche qu’a cette personnalité dynamique de la musique.
11Varèse n’exclut pas l’élément humain de l’interprétation et des couleurs musicales. Mais il envisage un développement mécanique et physique de la musique à un degré qui va bien au-delà des limites physiques de l’homme. « La musique devrait finalement vous entourer et vous envelopper au lieu d’être centrée sur la personne d’un chef d’orchestre qui transpire », a dit le conférencier. « Lorsque vous lisez un livre, vous ne pensez pas au typographe, aux moyens mécaniques ou humains qui l’ont produit ». Pas plus que vous ne devriez être dérangé par le compositeur ou l’interprète, lequel est le médiateur de l’expression musicale – telle est l’idée qui en découle. Et la Machine, en définitive, est là pour produire la musique.
12Varèse a retracé l’histoire de la musique avec une rapidité étonnante et quantité de détails, depuis la première flûte en roseau jusqu’au développement de la mélodie à travers l’harmonie en multipliant les complexités, évoquant brièvement le Moyen Âge et passant en revue comme l’éclair la construction dramatique et lyrique de l’opéra, avec sa procession kaléidoscopique de grands compositeurs.
13« La musique est un art qui se perpétue, croît et se développe », a-t-il dit. Il s’est alors plongé dans un dédale de notions : vibrations, fréquences, intensités, harmoniques supérieures ou inférieures, masses de bruit ordonné, qui se heurtent, se rétractent, se mélangent, se répercutent et s’interpénètrent. Avec brusquerie, il allait périodiquement au tableau noir pour illustrer ses propos par de rapides esquisses.
14Dans une sphère où les vibrations se transforment successivement en électricité, silence, chaleur et lumière, il démontra les insuffisances de l’oreille humaine, et le peu d’efficacité des doigts.
15Dans un labyrinthe de méta-mathématiques à la puissance neuf, il donna à un public déjà saturé quelques idées générales sur ce qu’il perçoit des possibilités scientifiques quant au rythme, à l’inertie et à la force dans le champ des vibrations.
16Beethoven, pense-t-il, eut la vision de cette infinité cosmique dans la musique...
17Dire que sa conférence fut intéressante serait un euphémisme, quelles qu’aient été les lacunes de la majorité des auditeurs dans les domaines du calcul et de la physique. [...] Le sentiment général fut, une fois la conférence terminée, que Varèse savait de quoi il parlait. En fait, il pense que le genre humain n’a fait qu’entrevoir le seuil du monde de la musique, tandis que la science vient seulement d’ouvrir de nouveaux horizons.
18(Après sa conférence de la veille à la Mary Austin House, Madame Margretta Dietrich organisa une réception en l’honneur d’Edgar Varèse)
Notes de fin
* Article paru sous le titre : « World Has Really As Yet Heard Nothing in Music ; Varèse Idea, Compared to Its Possibilities » dans le Santa Fe New Mexican, 24 août 1936.
Auteur
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