Essais avant un sonate
p. 11-98
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Charles Ives, Essais avant une sonate et autres textes» (Contrechamps, 2016). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
I. Prologue
1Dans quelle mesure quelqu’un, fût-il un expert ou un profane en la matière, peut-il légitimement exprimer ou tenter d’exprimer en termes de musique (en sons, si l’on préfère) une valeur quelle qu’elle soit, matérielle, morale, intellectuelle ou spirituelle qui s’exprime d’habitude en d’autres termes que la musique ? Jusqu’où la musique peut-elle aller tout en restant aussi bien honnête que raisonnable ou artistique ? Est-ce une question que seule limite la capacité qu’a le compositeur d’exprimer ce qui se trouve dans sa conscience subjective ou objective ? Ou toute limitation du compositeur peut-elle la limiter ? Un air de musique, fût-il composé par un génie dont la faculté de contemplation objective serait au point culminant de son développement - peut-il littéralement représenter un mur de pierre avec de la vigne vierge ou rien du tout ? Peut-on y parvenir à moins d’un acte de mesmérisme de la part du compositeur ou d’un acte de bienveillance de la part de l’auditeur ? Est-ce la matérialisation extrême de la musique qui fait que tout le monde se sent fortement touché par elle, à l’exception de ceux qui sont dépourvus du sens de l’humour — ou, plutôt, qui en sont pourvus ? - ou peut-être à l’exception encore de ceux qui s’en défendraient — à l’instar de Herbert Spencer - à travers la théorie selon laquelle c’est l’élément sensible (les sensations dont on parle tellement en psychologie expérimentale) qui constitue en musique la véritable source de plaisir, alors que l’esprit n’aurait pas le droit d’intervenir1 ? Le succès de la musique à programme dépend-il plutôt du programme que de la musique ? Si c’est le cas, à quoi sert la musique ? Si ce n’est pas le cas, à quoi sert le programme ? Son attrait ne dépend-il pas dans une grande mesure de la bonne volonté de l’auditeur qui accepte la théorie d’après laquelle la musique est le langage des émotions et seulement cela ? Ou inversément, cette théorie ne tendelle pas à limiter la musique aux programmes ? — une limitation qui est aussi mauvaise pour la musique elle-même, pour son progrès salutaire, que l’est un régime de musique à programme pour la capacité qu’a l’auditeur de digérer autre chose que ce qui relève du sensuel ou du physique-émotionnel. Dans une large mesure cela dépend de ce que l’on entend par émotion, à savoir si l’acceptation du mot, tel qu’il est utilisé plus haut, se réfère à l’« expression de... » plutôt qu’à une signification plus profonde qui pourrait être un sentiment influencé par une expérience, de nature spirituelle peut-être, à l’expression de laquelle l’intellect prend part. « Plus on s’approche de l’expression pure de l’émotion », dit le professeur Sturt dans sa Philosophy of Art and Personality, « telle qu’elle se manifeste dans les cabrioles de garçons à qui l’on a promis un jour de vacances, plus on s’éloigne de l’art2 ».
2D’autre part, toute musique n’est-elle pas de la musique à programme ? La musique soi-disant pure n’est-elle pas représentative de son essence ? La musique à programme n’est-elle pas élevée à la puissance n ou plutôt réduite à la puissance moins n ? Où tracer la ligne de séparation entre l’expression d’une émotion subjective et celle d’une émotion objective ? Il est plus facile de savoir ce que chacune est que le moment où chacune devient ce qu’elle est. La théorie de l’« Autonomie de l’Art » — qui dit que l’art n’est pas la vie, mais un reflet de celle-ci ; que l’art n’est pas vital pour la vie, mais que la vie est vitale pour lui - ne nous est d’aucune aide3. Pas plus que Thoreau, lequel ne dit pas : la « vie c’est de l’art », mais : « la vie est un art », ce qui n’est évidemment pas la même chose. Tolstoï vient encore moins en aide, à lui-même et à nous, puisqu’il réduit encore davantage. De sa définition de l’art nous n’apprenons guère plus qu’un coup de pied dans le derrière est une oeuvre d’art, alors que la Neuvième Symphonie de Beethoven n’en est pas4. Les expériences se transmettent d’un homme à un autre. Abel le savait. Et maintenant nous le savons aussi. Cependant, où est placé le pont - au bout de la route ou seulement au bout de notre vision ? Le pont est-il partout ou n’y a-t-il pas le pont du tout parce qu’il n’y a pas de gouffre ? Supposons qu’un compositeur écrive une pièce de musique, conscient qu’il est poussé, disons, par le besoin de témoigner d’un acte de grand sacrifice de soi-même ; puis une autre pièce inspirée par la contemplation d’un certain trait de noblesse qu’il perçoit dans le caractère d’un ami ; et enfin une dernière pièce inspirée par la vue d’un lac de montagne au clair de lune. Du point de vue de l’inspiration, les deux premières pièces seront naturellement considérées comme subjectives et la dernière comme objective — encore qu’il est probable qu’il y ait dans les trois pièces une part de chacune des deux qualités. Dans le premier cas, il aura pu s’agir d’une action physique d’un caractère si intense et si dramatique que son souvenir soulève une charge d’émotion objective bien plus grande que celle dont le compositeur était conscient en écrivant la musique. Dans le troisième cas, la musique aura pu être fortement, bien qu’inconsciemment, influencée par un vague souvenir de certains sentiments et pensées — peut-être d’une nature profondément religieuse ou spirituelle — dont le compositeur aurait soudainement été saisi et qui auraient pris le dessus sur le plaisir sensuel du premier instant — un sentiment peutêtre proche de la conviction d’être immortel que vécut Thoreau et dont il parle dans Walden : « Ah ! j’ai pénétré dans ces prés (...) alors que la vallée sauvage de la rivière et les bois étaient baignés d’une lumière si pure et si brillante qu’elle aurait réveillé les morts, s’ils [c’est Ives qui souligne] étaient endormis dans leurs tombes comme certains le supposent. Il n’y a pas besoin ici d’une preuve plus solide de l’immortalité.I Certes, un effort artistique doit être imprégné d’enthousiasme, mais ce qui l’inspire n’est pas facile à déterminer, encore moins à classer. Le mot « inspirer » est utilisé ici dans le sens d’une cause plutôt que d’un effet. Un critique peut dire d’un certain mouvement qu’il n’est pas inspiré. Mais cela pourrait être une question de goût ; peut-être la musique la plus inspirée apparaît-elle comme la moins inspirée — à l’oreille du critique. Une inspiration véritable peut manquer d’une expression véritable, à moins de supposer qu’une inspiration insuffisamment véritable pour produire une expression véritable – encore faut-il pouvoir déterminer de façon précise ce qu’est une expression véritable — n’est pas une inspiration du tout !
3Admettons encore une fois que le même compositeur écrive à un autre moment une pièce de mérite égal aux trois autres, selon qu’il prétende ne pas être conscient de ce qui l’a inspiré — ne rien avoir de précis en tête – ne s’être rendu compte d’aucune image ou d’aucun processus mental – que le travail concret de créer quelque chose lui ait procuré naturellement un sentiment de satisfaction, de plaisir, peut-être d’exaltation. Par quoi remplacer le lac de montagne, le caractère de son ami, etc. ? Va-t-on remplacer quoi que ce soit ? Si oui, pourquoi ? Si oui, quoi ? Ou suffit-il d’en rester au plaisir avant tout physique des sons, de leur couleur, succession, et relations - formelles ou informelles ? Une inspiration peutelle provenir d’un esprit vierge ? Eh bien, il essaie de s’en expliquer en disant qu’il a été conscient d’une certaine excitation émotive et du sens de quelque chose de beau — sans savoir exactement quoi — un vague sentiment d’exaltation ou, peut-être, de tristesse profonde. Quelle est la source de ces sentiments instinctifs, de ces intuitions vagues et de ces sensations introspectives ? Plus on les analyse, plus ils deviennent vagues. Si on les considère un à un pour les classer en sentiments objectifs et subjectifs, ou en ceci et en cela, on aura un bon classement, mais c’est à peu près tout ; on se trouvera plus loin que jamais de leur source. Que signifie tout cela ? Qu’y a-t-il là derrière ? « La voix de Dieu » dit l’artiste, « la voix du diable » dit l’homme du premier rang. Avons-nous, par notre nature d’humains, la faculté innée de percevoir le beau dans l’abstrait de sorte qu’une inspiration peut surgir sans qu’elle soit provoquée par les stimuli externes d’un sentiment ou d’une expérience - sans association avec le monde extérieur ? Ou bien existe-t-il, dans l’exemple mentionné, une sorte d’image inconsciente, instantanée, jamais vue par cet homme, mélangée comme une sorte d’harmonique aux différents traits de noblesse de nombre de ses amis, incarnés dans une seule personnalité ? Est-ce que toutes les images, tous les états, toutes les conditions d’inspiration — quelque nom qu’on leur donne — ont comme part dominante sinon comme source quelque expérience concrète de la vie ou des rapports sociaux ? Penser que ce n’est pas le cas serait — tout au moins bien sûr — un soulagement. Mais puisque nous essayons de considérer la musique faite et entendue par des êtres humains (et non par des oiseaux ou des anges), il semble difficile de supposer que même les images subconscientes peuvent être séparées de l’expérience humaine ; il doit y avoir derrière le subconscient quelque chose qui produit le conscient, et ainsi de suite. Quels que soient cependant les éléments et l’origine de ces soi-disant images, le fait qu’elles activent des émotions profondes et encouragent leur expression constitue une part de l’inconnaissable que nous connaissons, souvent elles éveillent quelque chose qui n’a pas encore franchi la frontière entre le subconscient et le conscient — une intuition artistique (bien nommée, mais objet et cause inconnus !) Il y a là un programme ! - conscient ou inconscient, quelle importance ? Pourquoi vouloir remonter un courant à travers le jardin du conscient jusqu’à sa source, uniquement pour être confronté à un autre problème, celui de remonter cette source jusqu’à sa source ? Peut-être Emerson répond-il, dans The Rodora, en n’essayant pas d’expliquer :
« ...si les yeux sont faits pour voir
La beauté se justifie d’elle-même :
Qu’étiez-vous là, oh rival de la rose !
Jamais je ne demandai, jamais je ne sus ;
Mais, dans ma simple ignorance, je suppose que
La Puissance qui m’engendra t’engendra aussi.II
4Sturt y répond peut-être par substitution : « Or nous ne pouvons expliquer au sens strict l’origine de l’intuition artistique, pas plus que nous ne pouvons expliquer l’origine de n’importe quelle autre fonction primitive de notre nature. Mais si, comme je le crois, la civilisation est essentiellement fondée sur ces intérêts humains non égoïstes que l’on appelle connaissance et morale, on comprendra facilement que nous devrions avoir un intérêt parallèle appelé art, étroitement apparenté aux deux autres et leur offrant un puissant support. On comprendra aussi que la beauté morale, la puissance intellectuelle, la vitalité et la force devraient être approuvées par l’intuitionIII Voilà le problème réduit ou plutôt ramené à une base tangible ; à savoir que la traduction d’une intuition artistique en sons musicaux confirme et reflète, ou s’efforce de confirmer et de refléter, une « beauté morale », une « vitalité », etc., ou tout autre attribut humain — mental, moral ou spirituel.
5La musique peut-elle faire plus que cela ? Peut-elle faire cela ? Si oui, qui et quoi déterminera le degré de son échec ou de son succès ? Le compositeur, l’exécutant (s’il y en a) ou ceux qui vont écouter ? Une audition ou un siècle d’auditions ? Et si elle n’a pas de succès, ou si elle ne subit pas d’échec, qu’importe ? La peur de l’échec ne devrait retenir personne d’entreprendre, car si le compositeur est sensible, il lui suffit d’avancer une contre-plainte pour « incompréhension » et de se cacher derrière elle. Un thème que le compositeur met en place comme « bonté morale » peut sonner comme « vitalité » aux oreilles de son ami, alors que d’autres, sans être ses ennemis pour autant, l’entendent comme une éruption de « faiblesse nerveuse » ou seulement comme une « pièce d’eau stagnante ». Dans une large mesure, la question de l’expression est une question de mots, et les mots sont à tout le monde. Le sens du mot « Dieu » peut avoir un milliard d’interprétations s’il y a autant d’âmes sur la terre.
6Il y a une morale dans Nominalist and Realist qui résout tout. Voici à peu près ce qu’elle dit : peu importe à quel point les hommes sont sincères et de confiance lorsqu’ils essaient de connaître ou présument connaître leurs humeurs et leurs habitudes de pensée respectives ; en fin de compte, on a l’impression qu’à cause de leur incapacité de se connaître, bien qu’ils communiquent avec les mêmes mots, tout est resté non-dit. Ils passent d’une explication à l’autre, mais les choses semblent en rester au même point qu’au départ « en raison de cette présomption vicieuse »5. Quant à nous, nous avons tendance à croire que la musique est au-delà de toute analogie avec le langage des mots et que le temps viendra - mais ce ne sera plus de notre vivant - où elle développera des possibilités encore inconcevables en ce moment — un langage si transcendant que ses sommets et ses profondeurs seront communs à toute l’humanité.
II. Emerson
7Il a semblé à l’auteur qu’Emerson est plus grand — son identité plus complète, peut-être — dans le domaine de la révélation — de l’interprétation de la nature — que dans celui de la poésie, de la philosophie ou de la prophétie. Tout en étant un grand poète et prophète, il est probablement plus grand comme celui qui pénètre dans l’inconnu — comme explorateur américain le plus profond de l’infini spirituel — comme voyant qui peint ses découvertes en grand et avec toutes les couleurs qu’il a sous la main — qu’elles soient cosmiques, religieuses, humaines, voire même sensuelles ; comme chroniqueur qui décrit librement le combat inévitable pour l’élévation de l’âme et qui perçoit depuis cette Source intérieure seule que « tout fait ultime n’est que le premier d’une série nouvelle »6 ; comme découvreur dont le coeur sait, avec Voltaire, que « l’homme réfléchit sérieusement lorsqu’il est abandonné à lui-même »7 et qui découvrirait alors, s’il le pouvait, cette « chaîne merveilleuse qui lie le ciel à la terre - le monde des êtres sujets à une seule loi. »8 Contrairement à Platon, Emerson, dans ses réflexions, ne craint pas de monter sur le dauphin d’Arion et de se laisser transporter n’importe où - au Parnasse ou au Musketaquid.IV
8Nous le voyons — debout sur un sommet, près de la porte de l’infini — un endroit que beaucoup d’hommes ne se soucient guère d’escalader — scrutant les mystères de la vie, contemplant les éternités, nous lançant de là tout ce qu’il y découvre — une fois ce sont des coups de foudre qu’il nous faudrait saisir, si nous pouvons, et traduire — une autre fois il nous met dans les mains avec douceur, et même avec tendresse, des choses que nous pouvons voir sans effort ; si nous ne voulons pas les voir, tant pis pour nous.
9Nous le voyons — guide de montagne en train de guetter si intensément la traînée de son étoile qu’il n’a pas le temps de s’arrêter et de revenir sur les traces de ses pas, lesquelles peuvent sembler souvent indistinctes à ses disciples qui trouvent plus facile et peut-être plus sûr de fixer leur regard sur le sol. Et il est possible que ce guide ne puisse pas toujours revenir sur ses pas s’il l’essayait — mais pourquoi le ferait-il ! Il est en chemin, conscient seulement que, même si son étoile est peut-être hors d’atteinte, il doit y parvenir avant que sa voiture n’y puisse être attachée — Prométhée illuminant un privilège des dieux — allumant une mèche dirigée vers les hommes. Emerson révèle ce qui est inférieur, non pas en l’analysant mais en amenant les hommes vers ce qui est supérieur. Il n’essaye pas de révéler, mais nous conduit plutôt vers un champ où la révélation fait partie de la récolte — où elle est reconnue par les perceptions de l’âme dirigées vers la loi absolue. Il nous conduit vers cette loi qui est une réalisation de ce que l’expérience a suggéré, conscient que les aspects de la vérité, tels qu’il les voit, peuvent changer aussi souvent que la vérité reste constante. La révélation n’est, peut-être, que prophétie renforcée - un renforcement de la maçonnerie aussi bien que de la flèche du clocher. Tout en étant en rapport avec le passé, la prophétie simple ne révèle que le futur, alors que la révélation est en rapport avec la totalité du temps. La puissance de la prophétie d’Emerson la confond avec la révélation — ou fait du moins qu’elle semble s’en approcher. C’est une prophétie sans l’élément du temps. Emerson raconte, comme peu de poètes sauraient le faire, ce qui adviendra dans le passé, car son futur est éternité et le passé en est une partie. Ainsi, comme tous les vrais prophètes, il est toujours moderne et le deviendra encore plus avec les années - car sa substance n’est pas relative mais c’est une mesure de vérités éternelles, déterminée par un universaliste plutôt que par un partialiste. Il mesurait, comme Michel-Ange l’exigeait des vrais artistes, « avec l’oeil et non pas avec la main »9. Cependant, dire que sa substance — par opposition à son expression — est moderne, est un anachronisme et est aussi futile que de qualifier de moderne le coucher du soleil d’aujourd’hui.
10Puisque la révélation et la prophétie, dans leur acception commune, sont ramenées par l’homme de l’absolu et de l’universel au relatif et au personnel, et que la tendance d’Emerson va fondamentalement en sens contraire, il est plus facile, plus sûr, et ainsi apparemment plus évident de le considérer comme un poète de la philosophie naturelle et révélée. Et, en tant que tel, comme un prophète - mais qui ne doit pas être confondu avec ces devins chantants dont les poches sont remplies, comme le sont les poches de la réaction conservatrice et de la démagogie radicale au pupitre, au coin de la rue, dans les banques et dans les colonnes de journaux, avec des prédictions dogmatiques. En tant que prophète dans ces sphères inférieures, Emerson était un conservateur dans le sens qu’il perdait rarement la tête, et un radical dans le sens qu’il se souciait rarement s’il la perdait ou non. Il était un radical né, comme le sont tous les vrais conservateurs. Il était trop « absorbé par l’absolu », il avait trop de l’universel pour être l’un ou l’autre - quoiqu’il savait être les deux en même temps.10 Pour Cotton MatherV il aurait été un démagogue ; pour un vrai démagogue, il n’aurait pas été compris, car c’était sans intérêt égoïste qu’il posait sa main sur la réalité. Plus un sujet - ou un de ses attributs - s’approche de la vérité parfaite sur laquelle il est fondé, plus une vision nuancée est nécessaire. Le radicalisme doit toujours être nuancé envers lui-même. C’est en plongeant dans « les labyrinthes - de Carlyle - du radicalisme spéculatif qui confondent l’âme », plutôt qu’en émergeant de leurs profondeurs qu’Emerson clarifie et nuance. Le radicalisme dont nous entendons beaucoup parler aujourd’hui n’est pas du genre d’Emerson, mais d’une fibre plus mince ; il se caractérise par le fait qu’il ne remonte qu’à « une racine » et coupe souvent d’autres racines en chemin. D’habitude il est aussi impuissant que la dynamite dans la défense de sa cause, et parfois aussi nuisible à l’évolution saine de toutes les causes ; il est caractérisé par son échec. Mais le radicalisme d’Emerson vise à toutes les racines ; il devient supérieur à lui-même — supérieur à toutes ses doctrines formelles ou informelles, trop avancé et trop conservateur pour aboutir à un résultat spécifique, trop large d’esprit pour toutes les églises - car plus il est proche de la vérité, plus il est loin d’une vérité et plus il est caractérisé par ses possibilités futures.
11D’où la difficulté — la futilité d’essayer de rattacher Emerson à une doctrine, à une théorie philosophique ou religieuse particulière. Emerson tord le cou à toute loi qui pourrait devenir exclusive et arrogante, que ce soit une loi métaphysique particulière ou une loi mécanique indéterminée. Il se taille son chemin à coups de hache, pour parvenir le plus près possible de l’absolu, de l’unité de toute la nature, aussi bien humaine que spirituelle, et de la bienveillance de Dieu. Pour lui, le but ultime d’une conception est son immensité, et c’est probablement à cause de cela, et non pas à cause des points faibles dans son expression, que nous avons tendance à l’accompagner seulement jusqu’à mi-chemin, et à nous arrêter et à ériger des dogmes. Mais si nous ne pouvons le suivre jusqu’au bout - si nous ne percevons pas toujours clairement l’image entière - nous sommes du moins libres de l’imaginer ; il nous donne le sentiment que nous sommes libres de faire ainsi. C’est peut-être tout ce qu’il demande. Car il ne fait que viser à travers l’humanité et au-delà d’elle, essayant de voir ce qu’il peut de l’infini et de ses immensités, lançant vers nous tout ce qu’il peut, mais toujours conscient qu’il n’en capte qu’occasionnellement une vision fugitive ; conscient que, s’il veut contempler ce qui est supérieur, il doit se battre contre ce qui est inférieur, même si par là s’estompe une vision de l’ensemble ; qu’il doit se battre s’il veut nous lancer quoi que ce soit - ne serait-ce qu’un fragment infime que les hommes peuvent examiner et où ils trouvent peut-être le germe d’une partie de la vérité ; conscient parfois de la futilité de son effort et du message de celui-ci ; conscient du vague de cet effort mais espérant toujours en lui et persuadé que son fondement, à défaut de son apparence concrète, est d’une manière ou d’une autre proche du bien ultime et absolu - de la vérité divine sur laquelle est basée toute vie. S’il faut qualifier Emerson d’optimiste - alors c’est un optimiste qui lutte contre le pessimisme, mais sans s’y complaire ; un optimiste qui n’étudie pas le pessimisme en apprenant à l’aimer ; dont l’imagination est plus grande que la curiosité ; qui, en voyant le poteau indicateur vers l’Erèbe, est assez fort pour prendre l’autre chemin. Cette force d’optimisme - en fait la force que nous trouvons toujours à la base de sa tolérance, de son radicalisme, de ses recherches, prophéties, et révélations - est renforcée et rendue efficace par son « imagination pénétrante », laquelle ne se caractérendue efficace par son « imagination pénétrante », laquelle ne se caractérise pas par la combinaison mais par l’appréhension des choses.11 Une faculté apparentée à la force qui, d’après Ruskin, est propre à tous les grands tableaux et qui « repose sur la pénétration par l’imagination dans la vraie nature de la chose représentée, ainsi que sur le mépris total de l’imagination pour toutes les chaînes et entraves des faits purement extérieurs contrariant son pouvoir suggestif »12 - une faculté qui donne sa perspicacité au regard d’Emerson et sa force musculaire à son âme. Avec cela, il se fraye son chemin à travers la glaise — mais il ne voudrait pas que nous nous y reposions. Si nous creusions assez en profondeur pour planter une doctrine avec une partie de lui, il nous montrerait le vif-argent dans ce sillon. Si nous voulions faire de sa « Compensation »VI un credo, il n’y a guère une phrase qui ne pourrait l’anéantir, ou qui ne pourrait montrer que l’idée en question n’est pas le principe d’une philosophie, mais une illustration nette (bien qu’elle ne soit peut-être pas projetée avec netteté sur le canevas) de la justice universelle — de la balance parfaite de Dieu ; une histoire de l’analogie, ou, mieux, de l’identité de la polarité et de la dualité dans la Nature d’une part, et dans la moralité d’autre part. Pas plus que la loi de la gravitation, cet essai n’est une doctrine. Si nous voulons nous arrêter et attribuer trop de mérites au génie, Emerson nous montre que « ce qui a été écrit ou fait de mieux et de plus génial dans ce monde n’était pas l’oeuvre d’un seul homme, mais provenait d’un vaste travail social, lorsque mille hommes écrivaient comme un seul, partageant la même impulsion »13. Si nous cherchons une biographie dans son essai sur MontaigneVII, nous y trouverons une biographie du scepticisme — et en réduisant celui-ci au rapport entre sensation et morale, il nous montre le vrai Montaigne ; peutêtre connaissons-nous mieux l’homme à travers cette présentation plus retenue. Si nous faisons trop confiance à la moisson de l’originalité, il nous montre que cette plante - cette partie du jardin - n’est qu’une chose relative. Elle dépend aussi de la richesse que les siècles ont mis dans le sol. « Tout penseur est rétrospectif »14.
12Ainsi donc Emerson se fraye toujours un chemin à travers la croûte terrestre vers le premier feu de la vie, de la mort, et de l’éternité. On peut lire où on veut, chaque phrase semble conduire non pas à la suivante, mais au courant sous-jacent à toutes. Si on devait qualifier sa religion d’éthique ou de morale, il nous reprendrait tout de suite, « car l’éthique n’est que le reflet d’une personnalité divine ». Toutes les religions que notre monde a connues n’ont été que la conséquence de l’éthique de quelque sainte personne ; « aussitôt que le caractère apparaît, on peut être sûr que l’amour viendra aussi »15 ; « l’intuition du sentiment moral est une vision de la perfection des lois de l’âme »16 ; mais ces lois ne peuvent être cataloguées.
13Si un esprit universel — un Goethe moderne, par exemple — pouvait mettre en pratique toutes les exhortations d’Emerson, il en résulterait une permanence constante — un court-circuit éternel — un foyer de rayons X égaux. Même la valeur ou le succès ne serait-ce que d’un seul précepte dépend, comme dans le base-bail, aussi bien de l’oeil qui vise que du bras qui tient la batte. L’inactivité de ce qui est permanent est quelque chose qu’Emerson ne permettra pas. Il n’accepte pas le repos au détriment de l’activité de la vérité. Mais cette tendance presque constante de toute connaissance vers l’absolu peut devenir un peu énervante, même si l’on n’est pas très porté sur le spécifique. On commence à se demander ce qu’est, en fait, l’absolu, et pourquoi on essayerait de fixer le regard sur l’éternité et l’inconnaissable — et même au-delà ? La prédilection d’Emerson à s’envoler vers des hauteurs définies sur des ailes indéfinies, et sa tendance à tout résoudre de façon excessive, deviennent insatisfaisantes pour l’impatient qui veut voir des résultats au fur et à mesure qu’il avance. C’est probablement la raison pour laquelle on dit parfois qu’Emerson n’a pas de message essentiel à donner à la masse. Il n’a peut-être pas de message défini pour ceux qui n’en perçoivent que le sens littéral, mais ses messages sont tous essentiels, aussi bien par leur côté indéfini que malgré lui.
14Il y a une certaine ironie dans l’idée que la force de sa vitalité vague mais irrésistible, qui ne cesse de nous entraîner malgré nous, aurait pu ne pas être la sienne si elle n’avait pas existé dans les doctrines religieuses précises des théologiens de la Nouvelle Angleterre. Pendant près de deux siècles, les muscles mentaux et spirituels d’Emerson avaient été entraînés pour lui dans des disputes morales et intellectuelles, et avaient constitué une partie importante de la pratique religieuse de ses ancêtres.17 Une sorte de sensibilité supérieure semble culminer en lui. Elle lui donne la force de chercher une plus grande liberté d’âme que la leur. La religion du puritanisme était basée dans une large mesure sur la recherche de l’inconnaissable, limitée uniquement par le dogme de sa théologie — la recherche d’un chemin, afin que l’âme puisse être mieux conduite vers l’autre monde — alors que le transcendantalisme d’Emerson était basé sur une recherche plus vaste de l’inconnaissable, limitée en aucune façon excepté par les frontières étendues de la bonté innée, telle qu’elle pouvait se révéler à lui dans tous les phénomènes de l’Homme, de la Nature, ou de Dieu. Nous aimons à croire qu’il y a dans cette distinction, ténue malgré le son défini des mots, quelque chose qui est particulier à Emerson. Nous avons l’impression qu’elle surpasse celle qui ne considère tout transcendantalisme que comme un état intellectuel basé sur la théorie des idées innées, la réalité de la pensée, et la nécessité de sa liberté. Car la philosophie de la religion (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) des Transcendantalistes de Concord, pour le moins, est plus qu’un état intellectuel. Elle a même certaines des fonctions de l’église puritaine ; elle est un état spirituel où l’âme et l’esprit peuvent mieux s’orienter, aussi bien dans ce monde que dans l’autre - une fois le temps venu. La recherche du puritain suivait plutôt le chemin de la logique spiritualisée, et celle du transcendantaliste, celui de la raison spiritualisée — une différence, généralement parlant, entre une contemplation objective et une contemplation subjective.
15L’aversion contre l’inactivité, le repos, et le troc, pousse à la subjectivité indéfinie. Le manque d’intérêt d’Emerson pour ce qui est permanent fait peut-être qu’il donne à voir une subjectivité plus rude qu’il n’est nécessaire. C’est précisément son universalisme qui apparaît parfois comme une limitation. Il peut y avoir là une certaine faiblesse, réelle pour certains, apparente pour d’autres ; une faiblesse dans la mesure où sa révélation devient moins vive — pour la grande masse, dans la mesure où il néglige trop l’unité personnelle au sein de l’unité universelle. Si c’est le Génie qui est le plus redevable18, combien doit-il à ceux qui voudraient le suivre mais ne le font qu’avec peine ? S’il y a là une faiblesse, est-ce la faute de la substance, ou seulement de la manière ? Dans le premier cas, il y a une erreur organique quelque part, et Emerson perdra de plus en plus de valeur pour les hommes. Mais cela semble impossible, du moins à nous. Sans considérer ici son style ou sa manière (cela constituera le sujet principal de la deuxième partie de cet essai), nous aimerions demander si la substance d’Emerson a besoin d’un commentaire, d’un supplément, ou même d’un complément ou d’une passerelle. Et si oui, de quoi sera-t-il composé ?
16Emerson n’aurait peut-être pu s’élever à tel point s’il n’avait pas bénéficié d’une formation unitarienne et fréquenté les émancipateurs de l’église. « Le christianisme est fondé sur la raison et présuppose l’autorité de celle-ci, et il ne peut, par conséquent, s’y opposer sans porter atteinte à luimême. (...) Son devoir est de discerner des vérités universelles, des principes grands et éternels (...) le pouvoir suprême de l’âme. » Ainsi prêchait Channing19. Qui sait si ce n’est pas cette doctrine qui avait fait découvrir au jeune Emerson les possibilités du raisonnement intuitif dans le domaine spirituel ? L’influence d’hommes comme Channing — qui s’était battu pour la dignité de la nature humaine contre les révélations arbitraires auxquelles le calvinisme avait enchaîné l’église, ainsi que pour la croyance au divin dans la raison humaine — encouragea sans doute Emerson dans sa recherche déchaînée de l’infini, et lui donna les prémisses qu’il considéra plus tard comme admises et dont il n’eut plus besoin de s’encombrer. C’est un trop grand intérêt, non pas un manque d’intérêt pour les idéaux chrétiens, qui lui a peut-être donné l’impression que les chemins définis étaient bien aménagés et remplissaient leur fonction, et qu’il faudrait ouvrir encore davantage de chemins pour que d’autres puissent atteindre les mêmes buts indéfinis - des chemins qui participeraient en eux-mêmes, et d’une manière plus transcendante, de la nature spirituelle de la terre recherchée — une autre expression du Royaume de Dieu dans l’homme. Faut-il que les chemins indéfinis soient toujours accompagnés de l’ombre du chemin défini — de la première influence ?
17C’est une des caractéristiques de la rébellion que ses résultats sont les plus profonds non pas lorsque le rebelle se libère du pire pour aller vers le suprême, mais du grand vers ce qui est supérieur. La jeunesse du rebelle renforce cette caractéristique. L’esprit rebelle inné des jeunes hommes est actif et plein d’entrain. Ils pourraient se rebeller contre le millénium et être en mesure de l’améliorer. Un tel excès d’enthousiasme au début d’un mouvement entraîne une perte de perspective, et une tendance naturelle à sousévaluer ce qui est grand dans ce qui est pris pour un point de départ. Une telle « sédition de jeunesse » chez Emerson a été son refus de la communion20, peut-être la doctrine (ou plutôt le symbole) la plus socialiste de l’église — une « communion » au-delà de toute propriété ou classe.
18Si nous prenons un essai sur la religion écrit par un garçon assez doué — peut-être avec une touche de génie — lorsqu’il était encore à l’université, et donc illustrant bien ce qui vient d’être dit, nous pouvons lire : « Tout homme pensant sait que l’église est morte ». Mais tout homme pensant sait que la partie institutionnelle de l’église a toujours été morte - cette partie éclairée par la lumière d’un cierge, non par la lumière du Christ. L’enthousiasme ne connaît pas de répit, et n’a pas le temps de voir que si l’église se considère elle-même comme rien d’autre que le symbole de la lumière supérieure, elle est elle-même la vie ; comme symbole d’un symbole, elle est morte. Parmi les discipjes les plus sincères du Christ, nombreux sont ceux qui n’ont jamais entendu Sa parole. La meilleure influence d’une institution est celle qui éveille dans les âmes profondes et ferventes un sentiment de rébellion pour rendre ses idéaux plus certains. C’est précisément leur sincérité qui conduit ces chercheurs d’une vision plus libre à se battre pour des vérités plus fondamentales, universelles, et parfaites, mais avec un tel enthousiasme fiévreux qu’ils semblent se perdre dans leur propre pensée - une manière subconsciente d’aller vers Dieu, peut-être. Le rebelle du vingtième siècle dit : « Débarrassons-nous de Dieu, de l’immortalité, du miracle — mais ne soyons pas infidèles à nous-mêmes ». Dans un moment sans doute sincère et exalté, il confond ici Dieu avec un nom. Apparemment il a l’impression qu’il y a une différence claire et nette entre la religion naturelle et la religion révélée. Il se méprend sur les forces qui sont derrière elles en croyant qu’elles sont fondamentalement différentes. Dans l’ardeur sans mesure de sa quête, il oublie qu’« être fidèle à nousmêmes » est Dieu, que la pensée la plus vague de l’immortalité est Dieu, et que Dieu est « miracle ». Un enthousiasme démesuré empêche de reconnaître à travers une expérience quotidienne ordinaire ce qui agite l’âme. La même force d’inspiration qui anime le jeune rebelle produit, plus tard dans la vie, une sorte de « lueur crépusculaire » de l’expérience — une prise de conscience que l’âme ne peut tout rejeter ou limiter. Pourquoi donc veut-on que l’enthousiasme rebelle juvénile, qu’Emerson conserva au-delà de sa jeunesse, soit toujours complété par l’ombre de l’expérience ?
19Ce ne sont peut-être pas seulement les esprits étroits qui ne s’intéressent à rien d’autre qu’à ce qui se rapporte à leur personnalité. La religion chrétienne, à laquelle Emerson doit ses idéaux à l’état embryonnaire, estelle autre chose que la révélation permettant à l’esprit étroit de s’ouvrir ? Mais la tendance à personnaliser outre mesure la personnalité a peut-être suggéré à Emerson la nécessité de chemins plus universels et impersonnels, bien que leur tracé soit indéfini et leur montée incertaine. Pourrait-on tirer le même profit du voyage s’ils l’étaient moins ? Voudrait-on que l’universel soit toujours complété par l’ombre du personnel ? Une fois acceptée cette manière de voir, et nous doutons que la majorité en soit capable, la substance d’Emerson pourrait bien recevoir un supplément, peut-être un commentaire ; quelque chose qui aidera à répondre à la question d’Alton Locke : « Qu’est-ce que Emerson a à dire à l’ouvrier ? »21 et à des questions d’autres personnes qui cherchent la passerelle avant que le bateau ne soit en vue ; quelque chose qui servira de pont défini vers l’infini, dont on dit qu’il le maintient dans l’invisible ; quelque chose qui indiquera le chemin de « sa personne » à « sa nature » ; quelque chose qui peut se trouver chez Thoreau ou Wordsworth, ou chez un autre poète dont les chansons « respirent un nouveau matin d’une vie supérieure à travers la beauté définie de la Nature »22 ; ou quelque chose qui montrera la naissance de ses idéaux et offrira les éléments de base de la religion révélée comme perspectives de sa religion transcendante — un contrepoids à sa rébellion que pourraient fournir, à notre sens, Channing ou le docteur BushnellVIII, ou d’autres saints, connus et inconnus.
20Si l’arc de cercle doit être complété, s’il y a des gens qui voudraient voir remplis les grands contours vagues d’Emerson, il y a heureusement les Bushnell et les Wordsworth à qui ils peuvent s’adresser - sans parler des Védas, de la Bible, ou de leur propres âmes. Mais plus on va au fond de telles possibilités et conceptions, plus elles semblent perdre de leur nécessité. Le « cercle » d’Emerson est peut-être une meilleure totalité sans son complément. Sa « demande insatiable d’unité, le besoin de reconnaître une seule nature dans toute la variété des objets »23 aurait peut-être été affaiblie s’il y avait quelque chose qui permette aux hommes de trouver plus facilement l’identité qu’ils cherchent d’abord dans sa substance. « Tire si tu peux la ligne mystique séparant avec justesse le sien du tien, ce qui est humain de ce qui est divin. »IX Quels que soient les moyens que l’on utilise pour personnaliser la révélation naturelle d’Emerson, que ce soit par une vision ou une promenade sur la plage, l’immensité de ses idéaux et la dignité de sa tolérance feraient sans doute qu’il les accepte, ou du moins qu’il essaye de les accepter, et qu’il les utilise « de façon magique comme une partie de son destin »24. Peut-être dirait-il modestement que « pour lui, le monde ne s’élargit pas en trouvant de nouveaux objets, mais grâce à une multiplication des affinités et des forces qu’il a déjà trouvées ». Mais, à vrai dire, ce qui est déjà là n’est-il pas assez manifeste ? En demandant de le rendre plus manifeste, n’oublie-t-on pas que « ce n’est pas par notre force de pénétrer que nous sommes forts, mais par notre rapport d’affinité ? »25 Plus de signes vont-ils créer une plus grande sympathie ? Notre faible suggestion n’est-elle pas uniquement destinée à ceux qui sont contents de leur propre désespoir ?
21Les hommes peuvent se conduire mutuellement vers lui, mais lui trouve que son problème est de « faire couler de la joie, de l’espoir et du courage de ses pages », plutôt que de faire en sorte que nos coeurs soient là pour les recevoir. Le premier est son devoir - le dernier, le nôtre !
2.
22Le dévouement à une fin conduit souvent à sous-estimer les moyens. La force de la révélation peut avoir pour effet que quelqu’un se sente plus concerné par ses perceptions de la nature de l’âme que par la manière dont elles se manifestent. Emerson est plus intéressé par ce qu’il perçoit que par l’expression du perçu. Il est un créateur dont l’intensité est consumée plus par la substance de sa création que par la manière dont il la montre aux autres. Comme Pétrarque, il semble plus un découvreur de beauté qu’un communicateur de celle-ci. Mais ces découvertes, ce dévouement à des idéaux, ces combats vers l’absolu — ne communiquent-ils pas en euxmêmes, si ce n’est pas tout, du moins quelque chose de leur propre unité et cohérence qui n’est pas d’emblée reçu comme tel, ni le plus en vue dans leur expression ? Il faut rappeler que c’était à la vérité qu’Emerson aspirait — non pas à la vigueur des contours ni à la beauté, excepté si elles se révélaient naturellement dans ses explorations vers l’infini. Penser fermement et profondément et dire ce qui a été pensé sans tenir compte des conséquences peut produire une première impression soit de grande transparence soit de grande confusion — mais dans cette dernière peuvent être cachées des possibilités. Certains accusent l’orchestration de Brahms d’être confuse. Ceci peut être une bonne qualification lors d’une première impression. Mais si elle semblait moins confuse, Brahms n’aurait probablement pas dit ce qu’il pensait. La confusion peut être une forme de sincérité qui demande que le coeur soit élevé plutôt qu’il ne fasse le tour dans les rangs du parterre. Une orchestration plus claire aurait probablement affaibli la pensée. Carlyle disait à Emerson que certains de ses passages manquaient de cohérence. Emerson écrivait par phrases ou par périodes plutôt que selon une séquence logique. Son plan de travail sous-jacent semble basé sur la grande unité d’une série d’aspects particuliers à un sujet plutôt que sur la continuité de son expression. Lorsque des pensées surgissent dans son esprit, il remplit le ciel avec elles, les presse dedans si nécessaire, mais il les arrange rarement d’abord le long du sol. Parmi les excuses de salle de classe pour la cohérence imparfaite d’Emerson et son manque d’unité, il y en a une qui rappelle que ses essais sont nés à partir de notes de lectures. Souvent, avant une conférence, il avait l’habitude de recueillir sur des bouts de papier éparpillés ses idées sur un sujet général comme elles lui venaient à l’esprit, et, une fois sur l’estrade, de faire confiance à l’humeur du moment pour les assembler. Cela semble une explication spécieuse, bien qu’elle corresponde aux faits. Le vague est parfois le signe qu’on est proche d’une vérité parfaite. La gloire définie de la « Cité céleste »26 de Bernard de Cluny est plus belle que vraie - probablement. La raison méthodique ne doit pas toujours être une partie visible de toute grande chose. La logique exigerait probablement que l’unité soit quelque chose qui évolue vers un rapport évident en soi entre les parties et le tout, sans ellipse dans cette évolution. Mais la raison peut permettre, voire exiger une ellipse, et le génie peut ne pas avoir besoin des parties évidentes en soi. Ces parties peuvent en fait être des « points morts » dans le progrès de l’unité. On ne les dépasse probablement que par des répétitions. « La nature aime l’analogie et déteste la répétition. »27 La botanique révèle l’évolution, non pas la permanence. Une confusion apparente peut devenir ordonnée, si l’on vit assez longtemps avec elle. Emerson n’écrivait pas pour des esprits paresseux, bien qu’un de ses amis académiques les plus subtils disait qu’il (Emerson) était incapable d’expliquer bon nombre de ses propres pages. Mais pourquoi le devait-il ! Il les expliquait lorsqu il les découvrait, avant de les prononcer ou de les écrire. Une expérience rare d’un instant au point du jour, lorsque quelque chose dans la nature semble révéler la conscience toute entière, ne peut être expliqué à midi. Elle fait néanmoins partie de l’unité de cette journée. Le soir, la nature est absorbée par une autre expérience. Elle aime aussi peu expliquer que répéter. Il est concevable que ce qui est une forme unifiée pour l’auteur ou le compositeur soit sans forme pour le public. Un home runX engendrera une unité plus grande dans les tribunes que dans la moyenne des points de la saison. Dès qu’un compositeur se met à faire des compromis, son oeuvre commence à prendre le dessus sur lui. Avant d’être arrivé à la fin, son inspiration s’est entièrement dissoute en sons qui plaisent aux auditeurs, mais qui lui déplaisent - sacrifiée à la première harmonique - à une clarté opaque — un tableau peint pour être accroché. L’unité facile, comme la vertu facile, est plus facile à décrire si elle est jugée d’après ses fautes que d’après sa constance. Lorsque l’infidèle avoue que Dieu est grand, il veut dire seulement : « Je suis paresseux - et c’est plus facile de parler que de vivre. » Ruskin dit aussi : « Supposons que j’aime surtout les courbes bien définies, qui dira si j’ai raison ou non ? Personne. C’est simplement une question d’expérience. »28 II se peut que quelqu’un soit incapable de ressentir une symphonie, même après l’avoir entendue jouer vingt fois. Ce qui aujourd’hui est cohérence initiale, peut être ennuyeux demain, probablement parce que l’unité formelle ou extérieure dépend si fortement des répétitions, séquences, antithèses, paragraphes, y compris les introductions et les résumés. MacaulayXI avait ce genre d’unité. Peut-on encore le lire aujourd’hui ? Emerson quant à lui sort et s’écrie : « Je pense à la gloire du soleil d’aujourd’hui et je vais laisser briller sa lumière à travers moi. Je vais dire absolument tout ce que cela m’inspire. » Peut-être y a-t-il des éclairs de lumière, maintenus chiffrés, en vertu de leur unité, dont le code n’a pas encore été découvert par le monde. L’unité d’une phrase inspire l’unité du tout — bien que sa structure soit aussi déchiquetée que les Dolomites.
23Des lumières intenses, des ombres vagues, des grands piliers à l’horizon sont des choses auxquelles il est difficile de coller des étiquettes. Les qualités intérieures-extérieures d’Emerson font qu’il n’est pas facile à classer — sauf pour certains. Beaucoup de gens aiment à dire que lui — et tous les hommes de Concord - sont des intellectuels. Peut-être — mais des intellectuels qui portent leur cerveau plus près du coeur que certains de leurs critiques. Il est tout aussi dangereux de déterminer une caractéristique à partir d’une manière que d’une humeur. Emerson est un intellectuel pour ceux qui préfèrent le prendre le plus possible à la lettre. Il y a des réformateurs - et c’est dans la « forme » que se situe leur intérêt - qui préfèrent s’installer en plaine, et prétendent ensuite voir depuis le sommet. Des jambes indolentes confèrent la force visuelle à leur inspiration. L’intellect n’est jamais un tout. Il est là où l’âme trouve les choses. Il constitue souvent la seule voie vers les valeurs supérieures. Il apparaît comme un tout — mais ne le devient jamais, même à la bourse ou au couvent ou au laboratoire. Chez le criminel le plus rusé, il n’y a qu’un chemin vers un idéal inférieur. Il ne peut jamais se débarrasser de l’autre partie de sa dualité – l’âme, ou le vide où l’âme devrait être. Alors pourquoi classer une qualité toujours si relative qu’elle relève plus d’une activité que d’une substance - une qualité qui disparaît lorsqu’elle est classée. « La vie du cosmos doit couler à travers nous afin de rendre grands l’homme et l’instant. »29 Un marin avec une cargaison précieuse n’analyse pas l’eau.
24Comme Emerson avait des générations de sermons calvinistes dans son sang, certains classificateurs voudraient le situer ou le provincialiser en fonction de la rigueur du vieil esprit puritain. Voilà ce qu’ils en font et où ils le maintiennent. Ils s’appuient exclusivement sur ce qu’ils trouvent d’une telle influence en lui. Ils ne suivront pas les méandres de sa pensée ni le jeu de son âme. Et leurs collègues classificateurs le mettent dans un autre casier. Ils le qualifient d’« ascète ». Ils interprètent sa sérénité extérieure comme un signe de sévérité. Mais la vérité protège de l’attitude hystérique. Un démagogue est-il un ami du peuple parce qu’il lui ment, l’incite au soulèvement et éveille en lui de faux espoirs ? La recherche de vérités parfaites engendre une beauté plus spirituelle que sensuelle. Une sombre dignité de style est souvent confondue avec l’austérité par une imagination défaillante, et par un sentiment superficiel. Si la manière d’Emerson n’est pas toujours belle comparée aux critères reconnus, pourquoi n’accepterait-on pas d’autres critères ? Il est un ascète dans la mesure où il refuse de compromettre le contenu par la manière. Mais un véritable ascète est un extrémiste qui ne connaît qu’une seule hauteur. C’est de là que peut provenir le malentendu de quelqu’un disant qu’Emerson le porte vers le haut, mais le laisse ensuite toujours à cette même hauteur, au lieu de l’amener encore plus haut - un malentendu qui prend une jubilation latente pour de la réserve ascétique. Les règles de la basse continue ne peuvent être appliquées à la gamme de ses envols pas plus qu’elles ne peuvent l’être au système planétaire. Si Emerson était un compositeur au sens littéral du terme, JadassohnXII ne pourrait mieux analyser son harmonie que le pourrait un guide de Boston. Un microscope pourrait montrer qu’il utilise des accords de neuvième, de onzième ou de quatre-vingt-dix-neuvième, mais une lentille tout à fait différente nous dira qu’ils sont utilisés dans des buts différents de ceux de Debussy. Emerson est précis, dans la mesure où son art est basé sur quelque chose de plus fort que la complaisance, ou, dans le meilleur des cas, la distraction de quelques mortels. S’il utilise un accord sensuel, ce n’est pas pour des oreilles sensuelles, si le vent souffle dans cette direction, il se peut que ses harmonies flottent dans une atmosphère voluptueuse, mais il n’a pas la prédilection qu’a Debussy de vouloir créer une atmosphère voluptueuse à partir du souffle de ses propres joues voluptueuses. Et ainsi il serait un ascète ! Il y a une distance entre la joue et l’âme - et elle ne se mesure pas en fraction de pouce entre Concord et Paris. D’autre part, si l’on croit que son harmonie ne contient pas d’accords dramatiques, parce que l’on n’entend pas de son théâtral, qu’on écoute alors le finale de « Success » ou des « Spiritual Laws » ou de certains de ses poèmes — « Brahma » ou « Sursum Corda » par exemple30. A partir d’une vérité, ses codas semblent souvent cristalliser d’une manière dramatique, bien que sereine et soutenue, les vérités partielles de son sujet — elles deviennent plus actives et plus intenses, mais aussi plus tranquilles et plus profondes.
25Et voilà que s’avance un autre groupe de classifïcateurs. Ils le prennent pour un classique ou un romantique ou un éclectique. Parce qu’un prophète est un enfant du romantisme, parce que la révélation est classique, parce que l’éclectisme emprunte des citations à la philosophie hindoue éclectique, un classificateur plus compréhensif dirait peut-être qu’Emerson inspire un courage d’un genre plus tranquille, et un enchantement d’un genre supérieur.
26Le même professeur borné qui raconta aux garçons que Thoreau était un naturaliste parce qu’il n’aimait pas travaillerXIII considère Emerson comme un « classique », et Hawthorne comme un « romantique ». Une voix forte en fit une affirmation doublement vraie qui se trouva à coup sûr comme réponse sur la feuille d’examen. Mais ce professeur de « la vérité et du dogme » oubliait apparemment qu’il n’existe rien correspondant au terme de « classicisme » ou de « romantisme ». Il suffit de consulter les différentes définitions de ces termes pour le savoir. Si l’on consulte une définition du classicisme, on apprend ce qu’est un véritable classique et, de même, un vrai romantique. Mais si l’on consulte les deux, on obtient une fomule algébrique, X = X, une élimination, un aperçu, et par conséquent quelque chose de satisfaisant ; et si l’on consulte toutes les définitions, on obtient une autre formule X > X, un anéantissement, un autre aperçu, et par conséquent satisfaisant. Le professeur BeersXIV consulte le dictionnaire (on n’aurait pas pensé qu’un professeur d’université soit aussi irréfléchi que cela). Et ainsi il peut dire que « romantique » se « rapporte au style de la littérature chrétienne et populaire du Moyen-Age »31 — une forme catholique-romaine de salut (non pas cette définition-ci, mais le fait d’avoir une définition). Et ainsi le prof. B. peut dire que Walter Scott est un romantique (et Billy PhelpsXV un classique — parfois). Mais à notre avis, Dick CrokerXVI est un classique et Job un romantique. Un autre professeur, nommé Babitt32, associe le romantisme à Rousseau et lui impute une grande partie des malheurs de l’homme. D’une certaine manière il aime le mélanger avec le péché ! Il lui fait toute sorte de reproches, mais d’une façon savante, intéressante, et précise. Il découvre un pied déformé, lui donne un nom, duquel nous pouvons déduire que le pied resté couvert est en bonne santé et s’appelle « classicisme ». Mais aucun scientiste chrétien ne peut prouver que le Christ n’eut jamais mal à l’estomac. L’Architecture de l’Humanisme nous dit que « le romantisme consiste en un haut développement d’une sensibilité poétique tournée vers le lointain en tant que tel. »33 Mais Platon est-il un classique, ou tourné vers le lointain ? Le classicisme est-il un parent pauvre du temps - non de l’homme ? Une chose estelle classique ou romantique parce qu’elle a ou n’a pas passé par ce flot-duchangement biologique — ce flot indescriptible qui coule dans toute vie ? Tranchons la question « pour de bon », et disons que quelque chose est classique si on le considère comme lié au passé, et romantique si on le considère comme lié au futur — et quelque chose qui est considéré comme lié au présent — eh bien, cela est impossible ! C’est pourquoi nous nous permettons de dire qu’Emerson n’est ni un classique ni un romantique mais les deux — et cela non seulement à des endroits différents dans un même essai, mais simultanément dans une phrase — dans un mot. Et devonsnous l’admettre, c’est le cas de tout le monde. Si vous ne le croyez pas, il doit exister une définition vraie que vous n’avez pas trouvée. Chopin montre un certain nombre de choses que Bach oublie — mais il n’est pas éclectique, dit-on. Brahms montre beaucoup de choses dont Bach se souvient, donc il est un éclectique, dit-on. Leoncavallo écrit de jolis vers, et Palestrina est un prêtre, et Confucius inspire Scriabine. Le choix signifie liberté. La sélection naturelle n’est qu’une des mélodies de la Nature. « Tout poète mélodieux acquiert une voix éraillée comme dans une ballade de rue, une fois que résonne la note dominante pénétrante de la nature et de l’esprit — la pulsation de la terre, de la mer, du coeur, qui forme la mélodie vers laquelle se meuvent le soleil, et les globules du sang et la sève des arbres. »34
27Son sens intuitif des valeurs conduit Emerson à utiliser les phénomènes sociaux, politiques, et même économiques comme moyens d’expression — comme notes accidentelles dans sa gamme, plutôt que comme buts, fussent-ils moindres. Tout en concevant qu’ils constituent des parties essentielles des valeurs supérieures, il ne les confond pas avec elles. Il reste calme excepté à de rares occasions lorsque les parties inférieures envahissent les parties supérieures et cherchent à les déplacer. Il n’avait pas peur de dire qu’« il y a des lois auxquelles il ne faudrait pas trop bien obéir »35. Pour lui, l’esclavage n’était pas une question sociale ou politique ou économique, ni même une question de morale ou d’éthique, mais une question de liberté spirituelle universelle seulement. Il lui importait peu quel parti ou quelle plate-forme ou quelle loi commerciale gouvernait les hommes. L’homme se gouvernait-il lui-même ? L’erreur sociale et la vertu n’étaient que relatives.
28Cette habitude de ne pas se laisser entraver par l’utilisation des grandes vérités de la vie, mais d’aller toujours au-delà vers les plus grandes vérités de la vie donnait de la force à son influence sur les matérialistes. Aussi nous semble-t-il être plus un régénérateur qu’un réformateur - plus un interprète des réflexes de la vie que des « faits » de la vie, peut-être. A cet égard il apparaît supérieur à Voltaire ou à Rousseau, et cela est dû, peutêtre, à la centralité de ses conceptions ; il savait éveiller les émotions spirituelles et morales profondes sans que les auditeurs n’aient dû déformer leurs émotions physiques. Pour prouver que l’esprit est au-dessus de la matière, il ne place pas la matière au-dessus de l’esprit. Il n’est pas comme cet homme qui, ne pouvant se permettre les deux, renonça à la métaphysique pour une automobile, et qui, lorsqu’il écrasa un homme, s’en prit à la métaphysique. Il ne voudrait pas que nous nous emportions trop sur le dérangement physique, mais que nous l’acceptions comme faisant partie de tout progrès de la culture — moral, spirituel ou esthétique. Si un poète se retire à la montagne, pour échapper à l’inculture vulgaire des hommes et à leur dérangement physique, afin qu’il puisse mieux trouver un thème plus noble pour sa symphonie, Emerson lui dira : « La culture de l’homme ne peut se passer de rien, elle a besoin de tout le matériel. Il doit transformer tous les obstacles en instruments, tous les ennemis en pouvoir. »36 Le dernier produit de la culture humaine, l’avion, passe alors au-dessus de la montagne, et au lieu de recevoir une inspiration — le poète est aspergé de jus de tabac. « Calme-toi, Poète ! » dit Emerson. « La culture transformera les Furies en Muses et les tourments de l’enfer en bienfaits.37 Tous cela ne te serait pas arrivé sans le dernier produit transcendant du génie de la culture (nous ne dirons pas de quelle sorte), le couronnement des rêves des poètes, de David à Tennyson. » Le progrès matériel n’est qu’un moyen d’expression. Comprends que la grossièreté humaine a un avenir et sera elle aussi affinée dans une élévation graduelle. Le fait que le monde soit retourné n’est peut-être qu’un des incidents mineurs au cours de celle-ci. C’est la cause, rarement l’effet, qui intéresse Emerson. Il peut aider la cause — l’effet doit s’aider lui-même. Il aurait dit à ceux qui parlent intelligemment de la cause de la guerre — ou de la dernière guerre, et qui voudraient la ramener par une vue d’ensemble à une évolution cosmique, politique, morale et que sais-je encore — il leur aurait dit que la cause de la guerre était aussi simple que celle d’un combat entre chiens — l’« esprit de voracité » de la minorité contre l’esprit universel, la majorité.38 Le manque de courage des premiers a peur de croire à la bonté innée de l’humanité. La cause est toujours la même ; l’effet est différent à cause du hasard. Pour un porc, même bête, il est aussi facile de marcher sur une boîte d’allumettes devant un immeuble de mille habitants que sous une volière vide. La majorité se laisse gentiment brûler pour la minorité ; car la minorité est égoïste et la majorité généreuse. La minorité a gouverné le monde pour des raisons matérielles. Les raisons matérielles sont en train d’être écartées par cette « culture de la transformation ». WebsterXVII n’a plus besoin de chercher longtemps à tâtons l’esprit de ses électeurs. La majorité — le peuple - n’aura plus besoin d’intermédiaire. De représentatifs, les gouvernements deviendraient directs.39 L’esprit de voracité est la raison principale qui rend cette transition si lente. L’appui majeur de l’esprit de voracité est l’orgueil — l’orgueil qu’il tire de la propriété et du pouvoir que confère la propriété.40 Ruskin le confirme — « il est à la base de toutes les grandes erreurs ; d’autres passions engendrent occasionnellement le bien, mais chaque fois que l’orgueil y met son mot..., c’en est fini de l’artiste. »41 L’esprit de voracité et ses servantes du désordre — l’éclat superficiel, la lourdeur fondamentale, puis la couardise et la suspicion, tout ce qui fait partie de la minorité (le non-peuple) ; l’antithèse de tout ce qui est appelé « âme », « esprit », « christianisme », « vérité », « liberté » - ouvriront de plus en plus le chemin aux grandes vérités premières : qu’il y a plus de bien que de mal, que Dieu est du côté de la majorité (le peuple), qu’il n’est pas enthousiasmé par la minorité (le non-peuple), qu’il a fait les hommes plus grands que l’homme, qu’il a rendu l’esprit universel et l’âme supérieure à la fois plus grands et parties de l’esprit et de l’âme individuels, qu’il a rendu le Divin partie de toute chose.
29A nouveau, s’il est en face de données économiques, Emerson va droit aux choses telles qu’elles sont parce qu’elles sont meilleures qu’elles ne paraissent. S’il y a une dispute (qui d’ordinaire existe entre marée haute et marée basse dans le vrai océan), par exemple, entre la théorie de l’ordre actuel de la compétition et celle du travail attrayant et communautaire, il serait d’accord avec RicardoXVIII, peut-être, que le travail est la mesure de la valeur, mais « embrasserait, comme le font les esprits généreux, la proposition du travail partagé par tous »42. Il irait plus loin que l’économie politique, il éliminerait des deux théories le facteur individuel, et rendrait égale la mesure de chacune en sorte que le naturel (la majorité) gagne, mais non pas au désavantage de la minorité (l’artificiel) parce que celle-ci a disparu — elle fait partie de la majorité. L’économie politique de John Stuart Mill est en train de perdre de la valeur parce qu’elle fut écrite davantage par un esprit de banquier que de poète. Le poète sait qu’il n’existe rien qui corresponde à la loi perpétuelle de l’offre et de la demande — peut-être non plus de la demande et de l’offre, ou du fond de roulement, ou du niveau des prix, ou de la plus-value gagnée ou non gagnée — et que l’existence de la propriété personnelle ou publique ne peut pas prouver l’existence de Dieu.
30Emerson semble utiliser les grands intérêts définis de l’humanité pour exprimer les valeurs spirituelles, indéfinies, supérieures — pour accomplir ce qu’il peut dans son royaume de la révélation. Il semble donc qu’il existe un rapport très étroit entre son contenu et son expression, sa substance et sa manière, que, s’il était plus précis dans la dernière, il perdrait en force dans la première. Peut-être, certains de ces éclairs occasionnels seraient restés inexprimés - éclairs qui ont pris leur chemin à travers le monde et continueront de resplendir à travers les âges — éclairs qui s’approchent aussi près du divin que Beethoven dans ses moments les plus inspirés — éclairs de beauté transcendante, d’une telle importance universelle qu’ils peuvent apporter, tout à coup, une expérience personnelle intime, et produire le même effet indescriptible qu’il est donné de vivre aux hommes dans les rares occasions d’une sensation commune.
31Le matin tôt d’un Jour des morts au champs d’honneur, un garçon est réveillé par de la musique militaire — une fanfare de village est en train de descendre la rue — et comme les sons de la majestueuse Seventh Regiment March43 de Reeves s’approchent de plus en plus — il semble tout à coup transporté — un moment de force vive le submerge, une conscience de vraie noblesse — quelque chose de jubilant qui fait reluire les possibilités de cette vie — une certitude que rien n’est impossible, et que le monde entier se trouve à ses pieds. Mais dès que la fanfare tourne au coin de la rue, vers le monument des soldats, et que les pas de marche de la Grande ArméeXIX sont de moins en moins audibles, la vision du garçon s’évanouit lentement — son « monde » devient de moins en moins probable — mais l’expérience reste toujours en lui dans sa réalité.44
32Plus tard dans la vie, le même garçon entend sonner la cloche du dimanche matin depuis le clocher blanc au « centre du village », et comme il est attiré vers elle, à travers les champs automnaux de sumacs et d’asters, un hymne de Gospel simple et dévot se fait entendre — « There’s a wideness in God’s mercyXX — à l’instant émerge en lui le souvenir de ce matin du Jour des morts au champ d’honneur - mais le moment est d’une importance plus profonde — il n’y a pas de jubilation personnelle — pas de vision intime du monde — pas d’espoir personnel magnifié — et au lieu de tout cela la conscience profonde d’une vérité spirituelle — d’un péché proche du pardon. Et alors que les voix de l’hymne se meurent, gît à ses pieds - non pas le monde, mais la figure du Sauveur - il voit un courage infini — l’immortalité des plus humbles — l’immensité dans l’humilité, la bonté du coeur humain, la force la plus noble de l’homme — et il sait que Dieu n’est rien - rien qu’amour !
33D’où vient le miracle d’un moment ? De sources que nous ne connaissons pas. Mais nous savons que de l’obscurité et de cet Orphée supérieur naissent les mesures d’une mélodie de sphères,45XXI s’écoulant dans des sons sauvages, originels, ravissant les âmes des hommes, s’écoulant ensuite en mille accompagnements et riches symphonies à travers tous nos coeurs, les modulant et les guidant divinement.
3.
34Qu’est-ce que le caractère ? Dans quelle mesure nourrit-il l’âme, ou inversément ? Est-il une partie de l’âme ? Et alors — qu’est-ce que l’âme ? Platon le sait, mais ne peut nous le dire. Chaque homme nouveau-né le sait, mais aucun ne nous le dit. « La Nature ne veut pas qu’on dispose facilement d’elle. Aucune force de génie n’a jamais eu le moindre succès à expliquer l’existence. L’énigme parfaite demeure. »46 Comme tout homme aveugle voit le soleil, de même le caractère peut être la partie de l’âme que nous, les aveugles, pouvons voir ; et alors nous avons le droit d’imaginer que l’âme est la part de Dieu dans chaque homme, et le caractère, le muscle qui essaie de révéler les mystères de celle-là — en quelque sorte son premier rayonnement visible — nous avons le droit de savoir qu’elle est la voix qui appelle toujours le pragmatiste un sot.
35En tout cas on peut dire que le caractère d’Emerson a beaucoup à faire avec son pouvoir sur nous. Des hommes qui n’ont rien su de sa vie l’ont témoigné. Son caractère est directement à la racine de sa substance. Il donne de la sincérité à son espoir spirituel constant dont nous sommes toujours conscients, et qui transporte souvent, même si l’expression est sombre, un son de jubilation dans les victoires des « vertus innées » de l’homme. Et c’est cela, peut-être, qui nous fait ressentir son courage — non pas un courage de l’affirmation de soi, mais de sympathie — un courage pouvant même devenir tendresse. C’est le courage ouvert d’un coeur bon, qui ne force pas à avoir des opinions — quelque chose dont on a beaucoup besoin lorsque le courage lâche et sournois du fanatique voudrait nous forcera avoir à tout prix une opinion. C’est le courage de croire à la liberté en soi, plutôt que d’essayer de forcer tout le monde à voir que l’on y croit - le courage d’être disposé à se réformer plutôt qu’à réformer — le courage qui enseigne que le sacrifice est vaillance, et la violence, peur — le courage de la juste indignation, de l’éloquence balbutiante, de la pénétration spirituelle, un courage qui contracte ou étend toujours une philosophie à mesure qu’elle croît — un courage qui rendrait possible l’impossible. Oliver Wendell Holmes dit qu’Emerson tenta l’impossible dans « The Over-Soul »47 — « un débordement d’imagination spirituelle »48. Mais en s’y attaquant, il (Emerson) accomplit l’impossible tout en le laissant dans l’impossible. Un combat courageux pour satisfaire, comme dit Thoreau, la faim plutôt que le palais49 - la faim d’une vie entière avec un seul repas. Son essai sur la pré-âme (qu’il n’écrivit pas) traite de cette partie de l’influence de l’âme supérieure sur les époques non encore nées, et tente l’impossible seulement lorsqu’il cesse de le tenter.
36Comme toutes les âmes courageuses, plus Emerson s’élève, plus il devient humble. « Croyez-vous que le portier et le cuisinier n’ont pas d’anecdotes, pas d’expériences, pas de miracles pour vous ? Tout le monde en sait autant que le savant. »50 Pour certains, la bonne façon d’être humble consiste à exhorter les humbles, au lieu d’apprendre d’eux. Carlyle voudrait qu’Emerson enseigne, ou devons-nous dire prêche, par des signes plus nets, plutôt qu’il n’interprète ses révélations. Tout en admettant l’inspiration et l’aide que Sartor Resartus a donné, en dépit de ses scènes tragiques et vaudevillesques, à beaucoup de jeunes hommes ayant emprunté le chemin d’un tailleur ou d’un roi, nous croyons que l’on peut dire (mais d’une manière très générale) qu’Emerson, soit dans la première, soit dans la seconde série des essais, considérée comme un tout, offre, à ce qu’il nous semble, une inspiration plus grande, parce qu’entre autres sa manière est moins didactique, moins suggestive sur le plan personnel, peut-être moins clairement et ouvertement humaine que celle de Carlyle. Combien cette inspiration est directe, est une question de point de vue personnel, de tempérament, peut-être de prédisposition. Augustine Birrell dit qu’il ne la ressent pas — et il ne semble pas le faire, même indirectement. Apparemment, « un auteur qui n’a pas l’esprit de suite » ne peut pas l’inspirer, car Emerson lui semble « un peu mince et vague »51. Est-ce la faute d’Êmerson ou du climat anglais ? Lui, Birrell, dit qu’un auteur vraiment grand dissipe toutes les craintes au sujet de son endurance (bien que ce soient les craintes à propos de notre endurance, non pas à propos de celle d’Emerson, que nous aimerions voir dissipées). A part cela, chez un auteur vraiment grand, il n’y a pas de craintes à dissiper. « Un auteur averti ne permet jamais que l’esprit du lecteur soit libre,... »52 mais Emerson n’est pas un auteur averti. Son essai sur la prudence n’a rien à voir avec la prudence, car pour être averti et prudent il doit d’abord expliquer, et sa substance se dissoudrait à cause de cela. « Avec quel soin », dit encore Birrell, « un écrivain vraiment grand, comme le docteur Newman ou M. Rénan, vous explique-t-il ce qu’il va faire et comment il va le faire ! »53 Personnellement, nous aimons l’occasion de participer à l’« explication ». Nous préférons regarder directement les fleurs, non pas à travers la botanique, car il semble que si nous les regardons seules, nous voyons la beauté de la poésie de la Nature, un don direct du Divin, et si nous regardons la botanique seule, nous voyons la beauté de l’intellect de la Nature, un don direct du Divin, et si nous regardons les deux ensemble, nous ne voyons rien.
37Ainsi Carlyle et Birrell semblent croire que le courage et l’humilité auraient quelque chose à voir avec l’« explication » — et que ce n’est pas « un respect de tout », une foi en la force des « vertus innées » de percevoir « plus par la relativité que par la pénétration » qui fait qu’Emerson refuse l’explication dans une plus large mesure que beaucoup d’écrivains. Carlyle demande plus d’utilité, et Birrell plus d’inspiration. Mais nous aimons à croire que si la grandeur du caractère d’Emerson, manifestée en particulier dans son courage et son humilité, atténue sa qualité, elle n’en élève pas moins sa vertu — c’est sa grandeur qui lui conférera de plus en plus de valeur et le rendra de plus en plus à la portée de tous — que ce soit par l’utilité, l’inspiration, ou d’autres besoins de l’âme humaine.
38Certains types d’utilité et d’inspiration des plus précieux ne peuventils pas venir de l’humilité dans ses formes les plus élevées et les plus pures ? Car la forme d’humilité la plus vraie n’est-elle pas une forme de démocratie glorifiée ou transcendante - lorsqu’on la pratique au lieu d’en parler — lorsqu’on ne veut pas orienter toutes les choses finies, mais que l’on est prêt à être orienté vers l’infini ? Tant que l’humilité n’a pas produit cette attitude de l’esprit et de l’âme chez l’artiste, le public peut-il en tirer un maximum d’utilité et d’inspiration, qui pourrait même être invisible d’abord ? Emerson reconnaît la valeur du « grand nombre » — que la loi de la moyenne a une source divine. Il reconnaît les différentes valeurs de la vie dans la réalité — non pas en raison de leur proximité ou de leur éloignement, mais parce qu’il sympathise avec les hommes qui les vivent, et la majorité le fait. « La réserve privée de bon sens n’est pas grande — si seulement il y avait une réserve publique pour l’homme », s’écrie Pascal. « Mais il y en a », dit Emerson. « C’est l’esprit universel, une institution innée à l’âme supérieure ou commune. » Pascal est découragé, car il se laisse influencer par l’histoire politique et religieuse superficielle, qui montre le combat du groupe mené par un individu plutôt que celui de l individu mené par lui-même - un combat aussi bien causé en privé que mené en privé. Le chemin principal de tout progrès social a été de caractère spirituel plutôt qu’intellectuel, mais les nombreux chemins secondaires du matérialisme individuel, bien qu’ils n’aient jamais effacé la grande route, en ont estompé les contours à tel point que les voyageurs ont perdu l’orientation. Une manière plus naturelle de dégager l’encombrement par les bienfaits du progrès matériel rendra moins difficile pour la majorité de reconnaître le vrai rapport entre les valeurs spirituelles et religieuses importantes et les valeurs intellectuelles et économiques moins importantes. Plus l’action de l’intellect devient identique à celle de l’esprit universel, plus le rapport entre toutes les valeurs deviendra clair. Mais pour des raisons matérielles, le groupe a dû dépendre de l’individu comme chef, et les chefs, à quelques exceptions près, réprimaient l’esprit universel — ils faisaient confiance à la « réserve privée ». Mais maintenant, grâce aux leçons de l’évolution que la Nature avait enseignées aux hommes depuis et avant les jours de Socrate, la réserve publique de raison prend graduellement la place du chef jadis indispensable. Depuis les tablettes des Chaldéens jusqu’au message par radio, cette réserve publique a été merveilleusement ouverte. Les résultats de ces leçons, les possibilités qu’elles offrent pour la coordination de l’esprit humain, la culmination de cet enseignement séculaire, se voient aujourd’hui sous de multiples formes. Les fédérations des travailleurs, l’extension du droit de vote, sont deux exemples parmi de nombreux autres qui viennent à l’esprit. Dans ces manifestations, pour des raisons de tradition, ou de mauvaise habitude de la tradition, c’est l’esprit de voracité de quelques-uns (la minorité) qui entre en jeu. Ses détenteurs sont appelés chefs, mais même ces « peaux épaisses » commencent à voir que c’est le mouvement qui est le chef, et qu’ils sont seulement des commis. En général, les effets qui se manifestent du côté politique de l’histoire ont été à ce point matériels parce que les causes l’ont été aussi. Il en résultait que les chefs ont été pour la plupart des hommes en-dessous de la moyenne, avec des peaux épaisses, des esprits luisants, et des mains habiles à l’égard des valeurs inférieures - sinon ils ne seraient pas devenus chefs. Mais le temps des chefs, en tant que tel, touche graduellement à sa fin - les gens commencent à se mener eux-mêmes — la réserve publique de raison s’ouvre lentement — l’esprit universel commun et l’âme supérieure commune se réalisent lentement mais inévitablement. « Que l’homme croie en Dieu, non pas en des noms et des lieux et des personnes. Que la grande âme incarnée en quelque Jeanne pauvre (...) triste et simple sorte pour servir et nettoyer les cheminées et récurer les sols (...), ses rayons éclatants du jour ne pourront être voilés, (...) » et alors « nettoyer et récurer apparaîtront tout d’un coup comme des actions suprêmes et belles (...) et le monde entier voudra saisir le balai et le torchon. »54 Peut-être, si tout d’Emerson — ses oeuvres et sa vie — était balayé, et si rien ne restait de lui aux hommes que le souvenir de l’incident suivant — l’influence de son âme serait toujours grande. Une femme qui travaillait avait dit en revenant d’une de ses conférences : « J’aime aller écouter Emerson, non pas parce que je le comprends, mais parce qu’il donne l’impression de croire que tout le monde est aussi bon que lui. » N’est-ce pas le courage — l’espoir spirituel en son humilité - qui rend cette histoire possible et vraie ? N’est-ce pas ce trait de son caractère qui le place au-dessus de tout credo — qui lui donne la foi inspirée en l’esprit et l’âme commune ? N’est-ce pas cet universalisme courageux qui donne de la conviction à sa prophétie, et qui fait commencer et finir ses symphonies de révélation avec rien d’autre que la force et la beauté de la bonté innée à l’homme, à la Nature et à Dieu - le thème le plus grand et le plus inspiré de la philosophie transcendantaliste de Concord, telle que nous l’entendons ?
39Et c’est à partir d’un tel thème qui s’impose au monde et d’un tel terrain avantageux qu’Emerson s’élève vers une liberté d’action, de pensée et d’âme presque parfaite, dans toutes les directions et vers toutes les hauteurs. Un terrain avantageux quelque peu plus vaste que la conception qu’a Schelling de la philosophie transcendantaliste - « une philosophie de la Nature devenue subjective. » A Concord elle englobe ce qui est objectif, et devient subjective seulement par rapport à la liberté et à la loi absolue. C’est ce courage sous-jacent de la plus pure humilité qui donne à Emerson cet aspect extérieur de sérénité que l’on sent si fort dans nombre de ses oeuvres, notamment dans ses codas et péroraisons. Et à l’intérieur de cette force équilibrée, nous percevons ce « feu originel authentique » qu’Emerson ne trouvait pas chez Shelley55 ; nous percevons quelque chose qui parfois est presque turbulent — une sorte de calme furieux profondément enraciné dans la conviction du triomphe ultime de l’âme et de l’union de celle-ci avec Dieu ! Plaçons l’Emerson transcendantal là où lui-même place Milton56, avec l’apostrophe de Wordsworth : « Pur comme le ciel nu, majestueux, libre, ainsi parcourais-tu le chemin commun de la vie dans une Piété joyeuse. »
40La Piété du courage spirituel et de l’espoir - ces pères de la foi s’élèvent depuis la profondeur de ses plus grandes péroraisons vers une paix glorifiée. Il y a un « oracle » au début de la Cinquième Symphonie ; dans ces quatre notes57 est contenu l’un des plus grands messages de Beethoven. Nous voudrions placer son interprétation au-dessus de l’implacabilité du destin frappant à la porte, au-dessus du message humain supérieur de la destinée, et nous efforcer de le rapprocher du message spirituel des révélations d’Emerson, voire du « coeur commun » de Concord — l’âme de l’humanité frappant à la porte des mystères divins, radieuse dans la foi qu’elle sera ouverte - et que l’humain deviendra le divin !
III. Hawthorne
41La substance de Hawthorne est si fortement imprégnée de surnaturel, de fantastique, de mystique ; si surchargée d’aventures allant du pittoresque le plus pur au fantastique illusoire, qu’on a inconsciemment tendance à le considérer comme un poète d’une impulsion imaginative plus grande qu’Emerson ou Thoreau. Il n’était pas un plus grand poète qu’eux, peutêtre — mais un plus grand artiste. Ce n’est pas uniquement ce qui est propre à sa substance, mais également le soin de la forme qui fait de son travail, en contraste avec le leur, comme une sorte de bas-relief. A l’instar de Poe, il va tout à fait naturellement et inconsciemment au-delà du sujet vers le lecteur, son mesmérisme cherche à nous magnétiser encore plus que la soeur de Zénobia58. C’est un trop grand artiste pour dévoiler sa main en train de « capturer son public », comme le font occasionnellement Poe et Tchaikovsky. Ses muscles intellectuels sont trop forts pour qu’il se laisse influencer outre mesure, comme Ravel et Stravinsky semblent l’être, par la fascination morbide — une sorte de fausse beauté résultant de la monotonie artistique59. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de sentir qu’il nous prend dans le filet de son charme — à la manière de Grimm et d’Esope. Nous nous sentons chez lui tout autant sous l’enchantement que la « Grenouille enchantée ». Cela fait partie du travail de l’artiste. L’effet est déjà inscrit au commencement de son effort artistique. La substance d’Emerson, et même son style, ont peu à voir avec un effet calculé ; ses coups de foudre ou ses fragments délicats sont projetés indifféremment. Peut-être nous renversent-ils, ou ne font-ils que nous éclabousser — peu lui importe. Hawthorne, par contre, est plus prévenant — c’est-à-dire plus artistique (comme on dit).
42Il se peut que Hawthorne soit plus sensiblement indigène ou ait peutêtre plus de couleur locale, voire nationale, que ses contemporains de Concord. Mais quiconque s’intéresse un peu plus à la psychologie qu’à la philosophie transcendantaliste tissera son oeuvre autour d’individus et de personnalités. S’il se trouve que cette même personne vit à Salem, il y a de fortes chances que son oeuvre soit colorée par les quais et les sorcières. Si par contre il se trouve qu’elle vit dans le « Vieux Presbytère »60, près du Concord Battle Bridge, il est probable que « par un jour de pluie elle se rende dans l’énorme mansarde », qu’elle s’émerveille devant ses secrets, « mais qu’elle soit trop respectueuse de la poussière et des toiles d’araignées pour les déranger ». Il est probable qu’« elle s’incline devant le tableau défraîchi d’un vieux clergyman (puritain) en perruque et soutane — le pasteur de la paroisse d’il y a un siècle, un ami de Whitefield »61. Il est probable qu’elle tombe sous l’incantation de l’esprit de ce révérend qui hante le Presbytère. Et lorsqu’il pleut et que le ciel s’assombrit à travers les lucarnes poussiéreuses, il est probable « qu’elle soit plongée dans une méditation profonde et étonnée sur le fait humiliant que les oeuvres de l’intellect humain dépérissent comme celles de ses mains, (...) que la pensée moisit »62 ; et puisque la mansarde se trouve dans le Massachusetts, il est probable que la « pensée » et le « moisi » soient tout à fait indigènes. Si la même personne exprime sa poésie à travers des romans plutôt qu’à travers des essais, il est probable qu’elle ait plus à dire de la vie qui l’entoure — du mystère héréditaire de la ville — qu’un poète philosophique.
43Dans le voisinage habituel de Hawthorne, l’atmosphère était imprégnée du climat sombre et fantastique de la Nouvelle Angleterre du XVlIIème siècle - ascétique ou noble, comme on préfère. Le roman rattache inévitablement un effort artistique à une ou plusieurs parties définies de la surface terrestre ; le wagon du romancier ne peut pas toujours être accroché à une étoile. Dire que Hawthorne portait un intérêt plus profond que certains autres écrivains de Concord — qu’Emerson par exemple — à l’idéalisme propre à son pays natal (dans la mesure où un tel idéalisme propre à un pays peut être envisagé séparément de la politique) serait tout aussi irraisonné que de prétendre qu’il s’était davantage intéressé au progrès social que Thoreau parce qu’il était dans le service consulaire, alors que Thoreau n’était dans aucun service. Ou encore de prétendre que le gouverneur de la guerre du Massachusetts était un plus grand patriote que Wendell PhilippsXXII qui avait honte de tous les partis politiques. L’art de Hawthorne était vrai et typiquement américain comme l’est celui de tous les hommes (vivant en Amérique) qui croient à la liberté de pensée et qui mènent des vies saintes pour le prouver — quels que soient leurs moyens d’expression.
44Le thème de base de toute conception globale de Hawthorne, qu’elle se fasse en mots ou en musique, doit être en rapport avec l’influence du péché sur la conscience — quelque chose de plus que la conscience puritaine, mais qui soit imprégné d’elle. A cet égard il a l’habitude d’employer ce que HazlittXXIII appelle la « puissance morale de l’imagination ». Hawthorne tenterait de spiritualiser une conscience coupable. Il chanterait la faute impardonnable, la faute héréditaire, l’ombre de la faute qui pèse sur la postérité innocente. Tous les péchés et toutes les horreurs morbides de la faute, ses spectres, ses fantasmes et même son désespoir infernal, tout cela gravite autour des pages de Hawthorne ; et entre les lignes se dissipent les lutins moins coupables des ormes de Concord que Thoreau et le Vieux Alcott ont probablement sentis, sans pourtant les connaître aussi intimement que Hawthorne. Il y a souvent une mélancolie pénétrante chez Hawthorne — comme chez Musset aux dires de FaguetXXIV — « sans pose, sans bruit mais envahissante ». Il y a parfois le mysticisme et la sérénité de l’océan qui pour Jules Michelet se dégagent plutôt de l’horizon que de l’eau. Il y a une sensibilité pour les ondes sonores surnaturelles. Hawthorne sent les mystères, et tente de les dépeindre plutôt que de les expliquer — et à ce propos certains pourraient dire qu’il est, dans un sens pratique, plus sage et, pourtant, plus artistique qu’Èmerson. Peut-être, mais il n’est pas plus grand en ce qui concerne les profondeurs et les mystères des sphères indépendantes de la vie humaine et spirituelle.
45Nous n’avons pas tenté d’intégrer cet aspect fondamental de Hawthorne dans notre musique (le deuxième mouvement de la série) qui n’est qu’un « fragment élargi » essayant de suggérer quelques-unes de ses aventures sauvages, fantastiques, conduisant dans le monde des illusions mienfantines, mi-féériques. Il se peut que cela soit en rapport avec l’excitation des enfants « en ce matin de gel de Berkshire et avec les cristaux de la grande salle » ; ou encore avec « Feathertop », l’épouvantail, et son « Miroir » et « les petits démons qui dansent autour du fourneau de sa pipe »63 ; ou avec le vieil hymne qui hante l’église et qui ne chante qu’à ceux du cimetière pour les protéger des bruits séculiers comme lorsque la parade du cirque descend la Grand’Rue ; ou avec le concert lors de l’assemblée religieuse en plein air de Stamford ou avec le « Slave’s Shuffle »XXV, ou avec la nymphe mâle de Concord, ou les « Seven Vagabonds », ou « Circe’s Palace », ou quelque chose d’autre dans le Wonder Book — non pas quelque chose qui arrive mais la manière dont cette chose arrive ; ou avec le « Celestial Railroad » ou avec « Phoebe’s Garden »64 ou quelque chose de personnel qui, soudain au crépuscule, tend à devenir « national » et soudain à minuit universel ; ou quelque chose au sujet du fantôme d’un homme qui n’a jamais vécu, ou au sujet de quelque chose qui n’arrivera jamais, ou quelque chose d’autre qui n’existe pas.
IV. « The Alcotts »
46Si le dictagraphe avait été perfectionné à l’époque de Bronson Alcott, celui-ci pourrait être maintenant un grand écrivain. Les choses étant ainsi, il passe pour avoir été le plus grand orateur de Concord. « Grand Guetteur »65 dit Thoreau ; « grand pote » dit Sam Staples66 « quand il se vantemais malgré ça, ses filles sont de (vraies) femmes — toujours en train de faire * quelque chose ».67 D’habitude, le vieux Alcott était tout de même « en train de faire quelque chose », intérieurement. Une grandiloquence intérieure le rendait mélodieux, extérieurement. C’était un visionnaire d’une exubérance irrépressible, absorbé par la philosophie en tant que telle. Il s’agissait pour lui d’une sorte d’affaire transcendantale qui profitait plutôt au soutien de son être intérieur qu’à celui de sa famille. Apparemment, son intérêt profond pour la physique spirituelle, plutôt que pour la métaphysique, conférait à sa voix une sorte d’effet mielleux hypnotique lorsqu’il chantait ses oracles — une sorte de mélange entre une affirmation de soi intérieure pompeuse et une bienveillance extérieure sérieuse. Mais il était sincère et bien intentionné dans son empressement à répandre autant qu’il pouvait la meilleure influence du monde philosophique tel qu’il le voyait. En fait, il y a un trait didactique prononcé chez le père aussi bien que chez la fille. Louisa May manque rarement une occasion pour faire valoir la moralité d’une vertu domestique. Le pouvoir de la répétition était pour eux un moyen naturel d’illustration. On dit que le vieil Alcott, lorsqu’il enseignait à l’école, se serait souvent fouetté lui-même, quand les élèves s’étaient mal conduits, pour montrer que le Maître Divin - Dieu — était peiné quand ses enfants de la terre étaient méchants. Assez souvent, le garçon à côté du garçon méchant était puni pour montrer comment le péché entraîne les innocents. Et Miss Alcott aime à tourner son histoire de façon qu’elle puisse mieux y glisser un précepte moral - et la morale intimide parfois l’histoire. Par contre, chez le vieil Alcott, avec ses qualités visionnaires véhémentes impraticables, il y avait de la résolution et du courage - du moins, nous avons envie de le penser. Un garçon yankee, à cette époque où les distances étaient longues et les voitures n’existaient pas, qui voulait partir aussi loin que du Connecticut en Caroline du Nord et du Sud et gagner son voyage en faisant du colportage, en déposant son ballot pour enseigner lorsque l’occasion se présentait, devait posséder un caractère foncièrement résolu. Ce n’était apparemment pas très évident lorsqu’il se mit à prêcher son idéalisme. Un incident dans la vie de Alcott aide à confirmer une théorie — peu populaire — selon laquelle les hommes habitués à se promener dans l’inconnu visionnaire sont les plus rapides et les plus forts lorsque l’occasion exige l’action prompte des vertus mineures. Il apparaît souvent qu’un esprit contemplatif est plus capable d’action qu’un esprit activement objectif. Le docteur Emerson dit : « Il est bon de savoir que l’on rapporte à propos d’Alcott, l’idéaliste bénin, que lorsque le Révérend Thomas Wentworth Higginson (devenu plus tard colonel dans l’Armée Nordiste), à la tête de la foule se ruant sur le Palais de Justice des Etats-Unis à Boston pour sauver la vie de l’esclave fugitif, se retourna devant la porte de la salle du Tribunal vers ses partisans, seul le philosophe apostolique se trouvait là, canne à la main »68 Ainsi, semble-t-il, son idéalisme avait quelques vertus substantielles, même s’il ne pouvait pas en vivre.
47La fille n’accepte pas le père comme prototype — elle semble n’avoir que peu des qualités de son père « au féminin ». Elle entretenait la famille et enrichissait en même temps la vie de nombreux jeunes américains en formant les esprits de ces petits avec des pensées candides et leurs coeurs avec des émotions innocentes. Elle nous laisse des images écrites, souvenirs des jours d’une enfance saine en Nouvelle-Angleterre — des images vers lesquelles les enfants d’un certain âge se tournent avec affection — des images porteuses d’un sentiment, d’un levain dont l’Amérique d’un certain âge a plus besoin de nos jours que ce que l’on veut bien admettre.
48Le village de Concord lui-même nous rappelle cette commune vertu qui se trouve au sommet et à la racine de toutes les divinités de Concord. Lorsque l’on descend la rue large et arquée — en passant devant la maison blanche d’Emerson, gardienne ascétique d’une beauté prophétique antérieure — on arrive actuellement sous les ormes qui se déploient au-dessus de la maison Alcott. Celle-ci semble être là comme une sorte de témoin familier mais beau de la commune vertu de Concord — elle semble porter en elle la conscience que son passé est vivantXXVI que les « mousses du Vieux Presbytère » et les hickorys de Walden ne sont pas loin. Voici la maison des « March »* — toute imprégnée des épreuves et du bonheur de la famille et racontant, simplement, l’histoire de la « richesse de ne pas avoir ». A l’intérieur de la maison se trouvent, de chaque côté, des souvenirs de ce que l’imagination peut faire pour mieux amuser les enfants heureux livrés à eux-mêmes — des leçons dont on a beaucoup besoin en ces jours de divertissements automatiques, tout faits et faciles, qui tuent la faculté créatrice plutôt qu’ils ne la stimulent. Et il y a là la vieille petite épinette que Sophia Thoreau avait donnée aux enfants Alcott, sur laquelle Beth jouait les vieux airs écossais et s’essayait à la Cinquième Symphonie.
49Il y a une beauté ordinaire dans l’« Orchard House » — une sorte de solidité spirituelle sous-jacente à son pittoresque charmant — une sorte d’accord parfait commun à la ferme de la Nouvelle Angleterre dont les harmoniques nous disent qu’il doit y avoir eu dans la sévérité puritaine quelque chose d’une fibre esthétique — la part, dans l’idéal, du sacrifice de soi-même — Une valeur qui semble susciter un sentiment plus profond, un sens d’exister plus fort et plus proche d’une vérité parfaite qu’une cathédrale gothique ou une villa étrusque. Tout autour de vous, sous le ciel de Concord, flotte encore l’influence de cette mélodie de la foi humaine — suffisamment transcendante et sentimentale, que ce soit pour l’enthousiaste ou le cynique — reflétant un espoir inné, un intérêt commun pour les choses communes et les hommes communs — un air que les bardes de Concord jouent continuellement tandis qu’ils s’attaquent à l’incommensurable avec une sublimité beethovenienne et avec, dirions-nous, véhémence et persévérence, car cette part de grandeur n’est pas difficile à égaler.
50Nous n’osons pas tenter de suivre les extases philosophiques de Bronson Alcott — à moins de supposer que son apothéose va montrer à quel point sa vision dans ce monde serait « pratique » dans celui d’après. Nous n’avons donc pas l’intention de réconcilier la saynète musicale sur les Alcott avec quoi que ce soit d’autre que la mémoire de cette maison sous les ormes — les chansons écossaises et les hymnes de famille qui étaient chantés à la fin de chaque journée — bien qu’il y ait peut-être une tentative de capter quelque chose de ce sentiment commun (que nous avons essayé de suggérer plus haut) — une force d’espoir qui n’ouvre jamais la voie au désespoir — une croyance en la puissance de l’âme commune qui, une fois que tout est dit et fait, est, peut-être, tout aussi typique que n’importe quel thème de Concord et de ses Transcendantalistes.
V. Thoreau
51Thoreau était un grand musicien, non pas parce qu’il jouait de la flûte, mais parce qu’il n’avait pas besoin d’aller à Boston pour entendre « la Symphonie ». Le rythme de sa prose détermine à lui seul sa valeur en tant que compositeur. Il était divinement conscient de l’enthousiasme de la Nature, de l’émotion de ses rythmes, et de l’harmonie de sa solitude. Dans sa conscience, il chantait la soumission à la Nature, la religion de la comtemplation, et la liberté de la simplicité - une philosophie distinguant entre la complexité de la Nature, qui enseigne la liberté, et la complexité du matérialisme, qui enseigne l’esclavage. En musique, en poésie, en tout art, la vérité telle qu’on la voit doit être donnée dans des termes qui ont quelque rapport avec l’inspiration. Dans les moments les plus grands, l’inspiration aussi bien de Beethoven que de Thoreau exprime des vérités et un sentiment profonds. Mais Beethoven était tellement affecté par la passion intime, le caractère orageux et agité de son inspiration, qu’il ne pouvait faire autre chose que la manifester, et Thoreau, lui, avait de la peine à la mettre à jour. Ils en étaient imprégnés de manière égale, mais avec des résultats différents. Cela tenait à une différence de tempérament, allant de pair avec une différence dans la qualité d’expression entre les deux arts. « Qui donc ayant entendu un accord de musique craignit de jamais plus à l’avenir parler de façon extravagante ? » dit ThoreauXXVII. Peut-être la musique est-elle l’art de parler de manière extravagante. Herbert Spencer dit que certains hommes, comme Mozart par exemple, sont à ce point sensibles à l’émotion que la musique est pour eux non seulement le prolongement de l’expression mais de l’émotion réelle69, quoique la théorie de certains penseurs modernes en philosophie de l’art ne confirme pas toujours cela. Cependant, il n’y a pas de doute que la musique, de par sa nature, est en prédominance subjective et tend vers une expression subjective, alors que la poésie est plus objective, tendant vers une expression objective. Par conséquent, lorsque sa muse réclame un sentiment plus profond, le poète doit intervertir cet ordre, ce qu’il fait peut-être à contrecoeur, dans la mesure où ces profondeurs appellent souvent une expression intime que l’aspect physique des mots peut repousser. Ils tendent à révéler la nudité plutôt que la chaleur de son âme. Ce n’est pas une question de la valeur relative de l’aspiration, ni une différence entre conscient et subconscient, mais une différence entre les arts eux-mêmes ; par exemple, un compositeur peut ne pas reculer devant l’idée que le public entende sa « lettre d’amour mise en musique », alors qu’un poète se sentira peut-être touché dans son amour-propre si tout le monde lit « sa lettre mise en mots ». Si l’objet de l’amour est l’humanité, il n’y a que le degré de la susceptibilité qui change.
52Mais, bien que la ferveur de Thoreau soit peut-être inconstante et que son attrait pour l’homme ne soit pas toujours immédiat, son message est, tant en pensée qu’en esprit, aussi universel que celui jamais écrit ou chanté par quiconque — aussi universel qu’il est intemporel — si universel qu’on ne le mesure pas par l’histoire, qu’« on ne mesure pas la solitude par les miles qui s’interposent entre l’homme et ses semblables »XXVIII. Bien que Henry James (qui connaît presque tout) dise que « Thoreau est plus que provincial - qu’il est paroissial »70 permettez-nous de répéter que - du point de vue de la pensée, du sentiment, de l’imagination et de l’âme, du point de vue de chaque élément, à l’exception de celui de l’endroit occupé par l’être physique, une chose qui a tant d’importance pour certains - Henry Thoreau est tout aussi universel que n’importe quelle autre personnalité en littérature. Le fait qu’il ait dit à propos d’un échantillon d’herbe provenant d’Islande, qu’on lui avait montré, que la même espèce pouvait être trouvée à Concord, est signe de son universalité, non pas de son esprit de paroisse. Il était si universel qu’il n’avait pas besoin de faire le tour du monde pour le prouver. « J’ai plus de Dieu, eux ont plus de route. Cela ne vaut pas la peine de faire le tour du monde pour compter les chats de Zanzibar. »71 Comme Marc Aurèle, s’il avait vu le présent, il avait tout vu, du début jusqu’à l’éternité.
53La sensibilité de Thoreau aux sons naturels était probablement plus grande que celle de beaucoup de musiciens praticiens. Il est vrai, cet attrait concerne principalement l’élément sensible que Herbert Spencer considère comme la beauté prédominante de la musique. Thoreau semble capable de tisser à partir de cette source de parfaites symphonies transcendantales. Certaines musiques françaises modernes se laissent pénétrer par des influences de l’Orient, mais pas Thoreau. Il paraît plus intéressé qu’influencé par la philosophie orientale. En elle, il admire les voies de la résignation et de la méditation sur soi-même, mais il ne médite pas sur luimême de cette manière. Il cite souvent des passages de textes orientaux qu’il ometterait probablement s’ils étaient les siens propres. Par exemple, « les Védas disent : < Toutes les intelligences s’éveillent avec le matin >. »XXIX Ce qui semble indigne d’« accompagner les ondulations de la musique céleste » trouvée sur la même page où est chantée une « ode au matin » - « l’éveil par des forces fraîchement acquises et des aspirations depuis notre dedans à une vie plus haute que celle où nous nous sommes endormis... car tousXXX les événements mémorables transpirent au matin et dans une atmosphère matinale. »72 Ce n’est donc pas la gamme sonore entière de l’Orient, mais la gamme d’un matin à Walden — « de la musique aux accents simples », comme dit Emerson — qui inspira de nombreuses polyphonies et harmonies qui viennent à nous à travers sa poésie. Qui peut rester mélancolique pour toujours « avec de la musique éolienne comme celle-ci ? »73
54Ceci n’est qu’une des nombreuses manières qu’avait Thoreau de regarder la Nature pour parvenir à ses inspirations les plus grandes. En elle, il trouvait une analogie avec le fondement du Transcendantalisme. La « bonté innée » de la Nature est ou peut être une influence morale ; si l’homme veut bien la laisser faire, mère Nature le maintiendra droit — spirituellement, et donc moralement et même mentalement. S’il veut la considérer comme compagne et maître et non pas comme un devoir ou une croyance, elle lui procurera des émotions plus fortes et lui enseignera des vérités plus grandes que l’homme ne peut procurer ou enseigner - elle révélera des mystères que l’humanité a longtemps dissimulés. C’est l’âme de la Nature, et non pas l’histoire naturelle que Thoreau recherchait. L’esprit d’un naturaliste est un esprit avant tout scientifique qui s’intéresse plus à la relation entre une fleur et d’autres fleurs qu’à la relation entre elle et une philosophie quelconque ou de qui que ce soit. Un amour transcendant de la Nature et le fait d’écrire « Rhus glabra » après le mot sumac ne font pas forcément un naturaliste. Quoique observateur minutieux (suivant M. Burroughs74 il ne l’était pas vraiment) et doué d’une perception aiguë du spécifique, Thoreau était, semble-t-il, exactement ce que — intrinsèquement — un naturaliste n’est pas. Il semble plutôt laisser la Nature le mettre, lui, sous son microscope à elle que la mettre elle sous le sien. Il aimait trop la Nature pour pratiquer la vivisection sur elle. Il aurait trouvé cela douloureux, « car n’était-il pas une partie d’elle ? » Il avait cependant ce trait du naturaliste, qui d’habitude est étranger aux poètes, même aux grands : il observait intensément même les choses qui ne l’intéressaient pas particulièrement - plutôt un don naturel utile qu’une vertu.
55L’étude de la Nature tend peut-être à rendre dogmatique, mais l’amour de la Nature n’en fait certainement pas autant. On ne pourrait dire de Thoreau, pas plus que d’Emerson, qu’il ait élaboré des dogmes. Sa pensée était trop large pour cela. Si la religion de Thoreau était une religion de la Nature, comme certains disent — et par là ils entendent qu’à travers l’influence de la Nature l’homme est amené à une contemplation plus profonde, à un examen plus spirituel de soi-même, et par conséquent plus proche de Dieu - elle n’avait apparemment pas de dogmes définis. Quelques-unes de ses théories concernant les phénomènes naturels et sociaux et quelques-unes de ses expériences en matière d’art de vivre ne sont certes pas dogmatiques dans leur forme, et si elles le sont dans leur substance, cela ne dérangeait pas Thoreau et ne devrait pas nous déranger. « A mesure qu’il simplifie sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas de la solitude ni la pauvreté de la pauvreté, ni la faiblesse de la faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux en Espagne, votre travail ne sera pas nécessairement perdu ; c’est là qu’ils devaient se trouver.
56Maintenant posez les fondations au-dessous d’eux. »XXXI « Puis nous aimerons avec la licence d’une catégorie d’êtres plus élevée. »75 Est-ce que cela est un dogme ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, c’est entre les lignes d’un passage comme celui-ci que gisent quelques-unes des sources irriguant les champs spirituels de sa philosophie et les graines dont ils sont ensemencés (dans la mesure où sa philosophie entière n’est effectivement qu’un seul jardin spirituel). Ses expériences, sociales et économiques, font partie de la culture de ce jardin — et pour ce qui est de la moisson — ainsi que de la transmutation de celle-ci — il fait confiance aux moments d’inspiration. « Est seulement valide ce qui est pensé, dit ou fait en certaine rare coïncidence. »XXXII
57L’expérience de Thoreau à Walden fut, généralement parlant, un de ces moments. Elle fait saillie dans l’opinion banale et populaire comme une sorte d’aventure — anodine et amusante pour certains, significative et importante pour d’autres ; mais sa signification réside dans le fait qu’en essayant de mettre en pratique un idéal, il préparait son esprit pour mieux amener d’autres à l’« état d’esprit Walden ». Il ne demandait pas une approbation littérale, ou, à vrai dire, pas d’approbation du tout. « ... je ne voudrais pas me mettre entre un homme et son génie ;... »XXXIII Il ne voulait pas qu’on adopte sa façon de vivre, à moins qu’elle ne fût réellement personnelle — d’ailleurs, pendant ce temps « j’en aurai peut-être trouvé une meilleure »76. Mais s’il prêchait la rigueur, il mettait en pratique ce qu’il prêchait avec plus de rigueur — plus de rigueur que la plupart des hommes.
58Un thème que Thoreau ne cesse de mettre en relief tout au long de Walden, c’est le « Temps ». Le temps pour un travail intérieur en plein air ; de préférence en plein air, bien que « vous pourrez peut-être passer quelques heures plaisantes, émouvantes et glorieuses, même dans un asile d’indigents »XXXIV. Où que l’on se trouve — il faut qu’il y ait du temps. Du temps pour montrer l’inutilité des contraintes qui entravent le temps. Du temps pour méditer sur la valeur de l’homme par rapport à l’univers — et de l’univers par rapport à l’homme — la justification de son existence. Du temps loin des exigences des conventions sociales. Du temps loin d’un trop de travail (pour certains) qui signifie trop à manger, trop de vêtements, trop de matériel, trop de matérialisme (pour d’autres). Du temps, loin de la « hâte et du gaspillage de vie ». Du temps loin de la « danse de Saint-Guy ». Mais, de l’autre côté, du temps pour apprendre qu’il « n’y a pas de salut dans la seule stupidité ».77 Du temps pour l’introspection. Du temps pour la réalité. Du temps pour l’épanouissement. Du temps pour pratiquer l’art de vivre.
59Thoreau a été critiqué pour avoir pratiqué une méthode de développement en vivant dans un espace vide - mais il peupla ce vide avec une race d’êtres et y établit un ordre social dépassant tout précepte de l’histoire sociale ou politique, « ... car il laissa certaines choses derrière lui et franchit une frontière invisible ; des lois nouvelles, universelles et plus libérales étaient au-dedans et autour de lui, les anciennes lois étaient élargies et interprétées dans un sens plus libéral et il vivait avec la licence d’un ordre plus élevé »78 — une communauté où « Dieu était le seul président » et « Thoreau, non pas Webster, son orateur »79. Il est difficile de croire que Thoreau refusait vraiment de croire qu’il y avait d’autres vies que la sienne, bien que probablement il pensait qu’il n’y avait aucune autre vie pour lui à côté de la sienne. Vivre pour la société ne s’accomplit peut-être pas toujours en vivant avec la société. « La vertu d’un homme réside-t-elle dans la peau qu’il vous faille la toucher ? »80 et « le frottement des cordes ne rapprochera probablement pas les esprits des hommes »81 ; ou s’il parlait dans un magazine sans succès, qui a dû « fermer ses portes », il disait : « Quarante mille âmes à un match de base-bail ne font pas nécessairement du base-ball la plus haute expression d’émotion spirituelle. » Thoreau, toutefois, n’est cynique ni dans son caractère, ni dans sa pensée, bien qu’en se regardant du coin de l’oeil il ait peut-être laissé voir qu’il l’était ; un « cynique dans l’indépendance », probablement à cause de sa règle stipulant que « la culture de soi n’admet aucun compromis »82.
60Bien qu’une partie de sa philosophie et une bonne part de sa personnalité, dans certaines de ses manifestations, aient des couleurs extérieures qui ne semblent pas s’harmoniser, il est concevable que les relations vraies et intimes qui les lient l’une à l’autre n’en soient pas affectées. Cette particularité, fréquemment observée dans son attitude à l’égard de problèmes socio-économiques, ressort peut-être davantage dans certains de ses débordements personnels. « J’aime beaucoup mes amis, mais je trouve qu’il est inutile d’aller les voir. Je les déteste généralement lorsque je suis près d’eux. »83 Il est plus facile de voir ce qu’il veut dire que de lui pardonner de l’avoir dit. La cause de ce manque apparent d’harmonie entre philosophie et personnalité, dans la mesure où ils peuvent être séparés, pourrait être due à son refus de maintenir l’équilibre délicat entre son public et ses vies, entre sa propre personnalité et tout l’univers extérieur des personnalités, équilibre dont Van Doren dit dans son Etude critique sur Thoreau que son maintien est nécessaire pour un homme grand et bon. D’une certaine manière on a l’impression que s’il avait maintenu cet équilibre, il aurait perdu sa « force de frappe ». Encore une fois, il semble que quelque chose de cet équilibre dépende du degré de grandeur et de bonté. Un très grand homme et spécialement un homme très bon ne sépare pas sa vie privée de sa vie publique. Sa propre personnalité, bien que non identique aux personnalités extérieures, est si claire, ou peut être si claire pour celles-ci, qu’elle apparaît comme identique, et, comme le monde progresse vers son inévitable perfection, cette apparence devient de plus en plus réaliste ; pour la même raison que tous les grands hommes tombent maintenant d’accord — en principe, mais non pas dans le détail, dans la mesure où des mots peuvent communiquer un accord — sur les grandes vérités fondamentales. Quelqu’un dit : « Soyez spécifique — quelles grandes vérités fondamentales ? » La liberté sur l’esclavage ; le naturel sur l’artificiel ; la beauté sur la laideur ; le spirituel sur le matériel ; la bonté de l’homme ; la Divinité de l’homme ; Dieu ; avec toutes les autres vérités de même nature ayant crû en expression à travers les âges, les ères et les civilisations — des choses innées qui un temps semblaient étrangères à l’âme de l’humanité. Tous les grands hommes — il y en a des millions maintenant — en conviennent. C’est autour de la valeur absolue et relative d’un attribut (ou d’une qualité, ou de quelque nom qu’on lui donne) qu’a lieu le combat. Le relatif non pas séparé de l’absolu, mais en rapport avec lui — toujours en rapport avec lui. Les génies — et il y en a des millions — diffèrent d’opinion quant à ce qui est beau et ce qui est laid, quant à ce qui est juste et ce qui est faux — il y a beaucoup d’interprétations de Dieu — toutes conviennent pourtant que la beauté vaut mieux que la laideur et que le juste vaut mieux que le faux, et qu’il y a un Dieu — toutes ne font qu’une lorsqu’elles atteignent l’essence. Chaque analyse d’un défaut ou d’une qualité de Thoreau nous renvoie inévitablement aux grands problèmes de la vie et de l’éternité. Ce qui est un juste indice de la grandeur de ses problèmes et de ses idéaux.
61Le traitement peu favorable attribué à Thoreau en raison des couleurs fausses que sa personnalité conférait à certaines de ses idées et vertus importantes pourrait être atténué si on se rappelait plus souvent qu’un ordre venant de sa part aujourd’hui n’est qu’un caprice d’hier et une contradiction pour demain. Il est trop volatile à dépeindre, beaucoup moins à cataloguer. Si Thoreau n’en disait pas trop, il ne dirait rien. Luimême le dit ainsi : « Je désire parler quelque part en dehors des frontières ; tel un homme en état de veille, à des hommes en état de veille ; car je suis convaincu de ne pouvoir assez exagérer même pour poser les fondations d’une véritable expression. »XXXV Pour toutes ces raisons, il est risqué de penser qu’il ne faudrait jamais le prendre à la lettre, comme par exemple dans la phrase ci-dessus. Son extravagance parfois l’enveloppe, mais Thoreau n’y prend jamais plaisir comme semble le faire MeredithXXXVI. Il lutte contre elle et semble avoir autant de honte d’en être enveloppé que ce dernier semble ne pas en avoir. Il se touve rarement dans la situation de Meredith se promenant timidement au hasard, sans vêtements, après être sorti d’une de ses « enveloppedensités »XXXVII. Cette habitude fait probablement partie de la licence des romanciers, leur inspiration étant peut-être moins originale et moins naturelle que celle des poètes, de même que les traits de sa faiblesse humaine ne sont pas naturels par rapport à la nature humaine ou « n’en constituent pas une part innée ». Peut-être que s’ils (les romanciers) avaient des sources d’inspiration plus larges, ils n’auraient guère besoin de licences et ils ne deviendraient peut-être guère romanciers ; pour la même raison que Shakespeare aurait pu être plus grand s’il n’avait pas écrit de pièces. D’aucuns disent qu’un véritable compositeur n’écrira jamais un opéra, parce qu’un homme véritablement courageux ne va pas boire pour ne pas perdre courage ; ce qui n’est pas la même chose que de dire que Shakespeare n’est pas la figure la plus grande dans toute la littérature ; de fait, c’est là une tentative de dire que beaucoup de romans, la plupart des opéras, tous les Shakespeare et tous les hommes courageux (ainsi que les femmes) - (rhum ou pas rhum) - sont parmi les bienfaits les plus nobles dont Dieu a doté l’humanité - parce que, n’étant pas parfaits, ce sont des exemples parfaits tournés vers cette perfection que rien n’a encore jamais atteint.
62Son mysticisme projette parfois Thoreau dans des humeurs flottantes - un flottement, pourtant, relié par un fil à quelque chose de concret et spécifique, car il possédait une trop grande intégrité d’esprit pour que ce soit autre chose. Dans ces moments, il est plus facile de suivre sa pensée que de le suivre lui-même. En effet, s’il était toujours facile à suivre, on pourrait croire, une fois qu’on l’a rattrappé, que ce n’était pas Thoreau.
63Toutefois, ce n’est pas avec un bâton mystique qu’il frappe la vie institutionnelle. Ici encore une fois on sent l’influence de la grande doctrine transcendantale de la « bonté innée » dans la nature humaine — un reflet de ce qui est semblable dans la nature ; une part philosophique qui, soit dit en passant, était un héritage provenant plus directement de Thoreau que de ses frères transcendantalistes. Car, outre ce qu’il reçut de la part d’un unitarisme natif, une bonne partie a dû provenir, par la voie de son sang huguenot, de la philosophie française du XVIIIe siècle. Nous relevons ici une raison de son manque d’intérêt pour « l’église ». Car si la religion révélée représente le chemin entre Dieu et la partie spirituelle de l’homme - une sorte de chaussée formelle — la vie spirituelle hautement développée de Thoreau en ressentait, apparemment inconsciemment, moins le besoin que la plupart des hommes. Mais il aurait pu être plus charitable envers ceux qui en ont besoin (et c’est le cas de la plupart d’entre nous) s’il avait été plus conscient de sa liberté. Ceux qui cherchent aujourd’hui la cause d’une détérioration apparente de l’influence de l’église peuvent la trouver dans un développement plus large de ce sentiment propre à Thoreau : à savoir que le besoin est moindre parce qu’aujourd’hui il y a plus d’esprit de christianisme dans le monde. Une autre raison de son attitude envers l’église en tant qu’institution n’est que trop répandue parmi les « esprits étroits » pour avoir influencé Thoreau. Il aurait pu être plus généreux. Il prenait l’arc pour le cercle, l’exception pour la règle, le mauvais exemple isolé pour les nombreux bons exemples. Son insistance continue sur la valeur de l’« exemple » peut excuser ce point de vue inférieur. « L’influence silencieuse de l’exemple d’une seule vie sincère (...) a davantage profité à la société que tous les projets conçus pour le salut de celle-ci. »84 Il a peu de patience avec le prédicateur non pratiquant. « Dans certains pays, un pasteur qui chasse est chose courante. Un tel homme pourrait faire un bon chien de berger, mais il est loin d’être le Bon Pasteur. »XXXVIII Il aurait été intéressant de voir comment il aurait abordé l’ecclésiastique se livrant à la spéculation, qui touche un bon salaire — plus par année que ce que tous les disciples possèdent pour nourrir leur corps durant toute leur vie — de la part de la corporation religieuse métropolitaine pour « spéculer » le dimanche sur la beauté de la pauvreté et qui prêche : « Ne pense pas (toute la vie) à ce que tu vas manger, ni à ce que tu vas boire, ni même à ce que tu vas te mettre... n’amasse pas de trésors pour toi-même sur terre... relève ta croix et suis-moi » ; qui, le lundi, devient un disciple « spéculateur » d’un autre dieu et qui, à travers des investissements douteux - suffisamment réussis pour qu’on en parle dans la presse — amasse un trésor d’un million de dollars pour ses vieux jours, comme si un million de dollars pouvait prévenir un tel homme de l’asile des indigents. Thoreau pourrait remarquer que cet unique bon exemple de dégénérescence chrétienne annule tous les actes de régénération d’un millier d’ecclésiastiques de campagne à cinq cents dollars ; qu’il désinfluence l’« influence inconsciente » d’une douzaine de docteurs BushnellXXXIX s’il y en avait autant ; que le repentir de cet homme qui ne « perdit pas la grâce » parce qu’il ne l’eut jamais - que ce repentir inutile pourrait sauver sa propre âme, mais non nécessairement les âmes des millions de lecteurs de gros titres ; que le repentir mettrait ce prédicateur d’accord avec les pouvoirs dans ce monde - et dans le suivant. Thoreau aurait pu faire une remarque sur l’intimité de cet homme avec Dieu, — « comme s’il détenait le monopole du sujet » — une intimité qui peutêtre l’empêchera de demander exactement à Dieu ce que Son Fils voulait dire avec le « chameau », l’« aiguille » — sans parler de l’« homme riche ». Thoreau se serait probablement demandé comment cet homme clouerait la dernière planche de son pont vers le salut en s’élevant vers les hauteurs sublimes du patriotisme dans sa guerre contre le matérialisme ; cependant, même Thoreau serait-il aussi insensible, au point de suggérer à cet exhorteur que son salut pourrait être acquis s’il sacrifiait ses « rentrées » (non pas lui-même) et ses « entrées » à une véritable Armée du Salut, ou que le triomphe final, le bonheur suprême de rejeter ces quelques $ 10’000 ou $ 20’000 par année doit lui être refusé — car n’était-il pas le capitaine du navire — ne doit-il pas rester avec ses passagers (dans la première cabine -la toute première) — non pas que le navire était en train de couler mais lui-même... nous n’irons pas plus loin. Même Thoreau ne demanderait pas le sacrifice — pas même de la part de la Nature.
64La propriété, du point de vue de son influence en matière d’enraiement de l’expansion naturelle de soi-même ainsi que du point de vue du droit personnel et naturel, est une autre institution qui reçoit des coups droits et des directs - tantôt dans l’estomac, tantôt à la tête, mais reprenant rarement son souffle. Car ne dit-il pas que « où qu’un homme aille, les hommes le poursuivront avec leurs sales institutions » ? L’influence de la propriété, telle qu’il la voyait, sur la moralité ou l’immoralité, et comment à travers cela elle peut ou devrait influencer le « gouvernement », voilà ce que montre le passage suivant : « Je suis convaincu que si tous les hommes vivaient aussi simplement que je le faisais, alors le vol et le brigandage seraient inconnus. Ils n’existent que dans les communautés où quelquesuns en ont plus qu’il n’en faut tandis que d’autres n’en ont pas assez —
65Nec bella fuerunt Fagimus astabat dum Scyphus ante dapes —
66Vous qui dirigez les affaires publiques, quel besoin avez-vous d’employer des châtiments ? Ayez de la vertu, et le peuple sera vertueux. »85 Si Thoreau avait formulé la première phrase ainsi : « Si tous les hommes étaient comme moi et vivaient aussi simplement », etc., tout le monde serait d’accord avec lui. Nous pouvons nous demander ici comment il expliquerait l’existence de certains individus dégénérés dont on nous parle et qui habitent certaines de nos forêts retirées et de nos régions de montagnes. Probablement en présumant qu’ils sont un exemple de perversion de l’espèce — que le peu de civilisation dont leurs ancêtres avait fait l’expérience rendit ces gens plus sensibles à l’influence physique qu’à l’influence spirituelle de la nature ; en d’autres termes, s’ils avaient été des naturistes plus purs, tels les Aztèques par exemple, ils auraient été des hommes plus purs. Au lieu de nous tourner vers quelque théorie de nous-mêmes ou de Thoreau pour la véritable explication de cette condition (ce qui est une sorte de pseudo-naturalisme), pour son vrai diagnostic et sa cure permanente — ne sommes-nous pas de loin plus certains de le trouver dans l’apparence rayonnante de l’humanité, de l’amour et de l’espoir que l’on trouve dans les visages forts de ces âmes inspirées dévouant leur vie avec grand sacrifice à ces parias de la civilisation et de la nature ? En vérité, l’humanité ne peut-elle pas trouver la solution à son problème éternel — la trouver après et au-delà de l’ultime système le plus parfait de distribution des richesses que la science ne puisse jamais concevoir après et au-delà du dernier écho sublime des plus grandes symphonies socialistes, après et audelà de toute pensée et expression transcendante — dans le simple exemple de ces âmes inspirées par le Christ, qu’elles soient celles de Païens, de Gentils, de Juifs ou d’anges ?
67Quoi qu’il en soit, à la base des suggestions pratiques ou peu pratiques impliquées dans la citation ci-dessus tirée du dernier paragraphe du « Village » de Thoreau, il y a le même thème transcendantal de la « bonté innée ». Pour cette raison, il ne doit y avoir de limitation exceptée celle qui libérera l’humanité de la limitation, et de la perversion de cette possession « innée ». Et la « propriété » pourrait être une des causes de cette perversion - propriété sous les deux rapports cités plus haut. Il est concevable que Thoreau, à la consternation des membres les plus riches parmi les Bolcheviks et les Bourgeois, proposerait une politique de libération, une politique dun droit à la propriété personnelle limitée86 fondée sur l’idée que Pencombrement de la propriété personnelle tend à limiter le progrès de l’âme (aussi bien que le progrès de l’estomac) - laissant là-dessus le bruit économique s’occuper de lui-même — car les dissonances vont devenir belles — et les eaux qui grondent dans la tempête, ne sont-elles pas les mêmes que celles qui sont responsables du calme ultérieur ? Cette limite de la propriété ne serait pas déterminée par la voix de la majorité, mais par le cerveau de la majorité sous un gouvernement ne se limitant à aucune frontière nationale.87 « Le gouvernement du monde dans lequel je vis n’est pas composé au cours de conversations après dîner »88 autour d’une table dans une capitale, car il n’y a pas de capitale — un gouvernement de principes, non de partis ; de quelques vérités fondamentales et non pas de nombreuses opportunités politiques — un gouvernement conduit par des dirigeants vertueux, car il sera dirigé par tous, car tous sont vertueux, leur « vertu innée » n’étant dès lors plus pervertie par des institutions contraires à la nature. Ce ne sera pas un millénium, mais une application pratique et possible du sens commun peu commun. Car cela n’a-t-il pas un sens commun ou autre pour la Nature que de (vouloir) restituer la terre à ceux à qui elle appartient — c’est-à-dire à ceux qui doivent vivre sur elle ? Cela n’a-t-il pas un sens que les cerveaux moyens, comme les estomacs moyens, agissent correctement s’ils ont en quantité égale la nourriture correcte pour agir, et si l’éducation universelle va de pair avec la nourriture correcte ? Cela n’a-t-il pas un sens dès lors que tous les adultes, hommes et femmes, (car tous sont nécessaires pour mener à bien la divine « loi de la moyenne »), doivent avoir directement, non pas indirectement, leur mot à dire sur les choses qui se passent en ce monde ?89
68Quelques-unes de ces attitudes, sans générosité ou radicales, généreuses ou conservatrices (comme vous voudrez) envers les institutions chères à beaucoup de gens, ont sans doute fait sur la pensée et la personnalité de Thoreau une impression défavorable. On entend que certains, qui devraient savoir ce qu’ils disent, et d’autres, qui ne devraient pas, l’appellent un yankee grincheux, au coeur froid, à la mine morose - une sorte de rancunier visionnaire - un reclus revêche et égoïste - voire sans coeur. Mais il est plus facile d’énoncer une affirmation que d’asseoir une réputation. Thoreau correspond peut-être à certains de ces qualificatifs aux yeux de ceux qui ne font pas de distinction entre ces qualités et la « manière » apparaissant souvent comme une sorte de produit dérivé d’un intense dévouement à un principe ou à un idéal. Il était rude et inamical parfois, mais la timidité y fut probablement pour quelque chose. En dépit d’une certaine maîtrise de soi, il manquait d’assurance la plupart du temps lorsqu’il était en compagnie. Mais, bien qu’il eût été probablement sujet à ces périodes où les mots n’émergent pas et où l’esprit semble enveloppé dans une sorte de tissu terne que tout le monde fixe sans rien dire au lieu de regarder au travers, il savait le cas échéant manifester son sens de la répartie. Lorsqu’un groupe de visiteurs vint à Walden et que quelqu’un demanda à Thoreau s’il trouvait l’endroit solitaire, il répondit : « Seulement lorsque vous m’y aidez ». Une remarque caractéristique, vraie, rude, pour ne pas dire spirituelle. L’écrivain se souvient d’avoir entendu un professeur de littérature anglaise expédier Thoreau (en une leçon d’une demi-heure tout Walden — sa surface — fut survolé) en disant que « cet auteur » (il appelait tout le monde « auteur », depuis Salomon jusqu’au docteur ParkhurstXL) « fut une sorte d’excentrique qui se fit ermite-naturaliste et qui musardait dans les bois parce qu’il ne voulait pas travailler ». Des sorties pareilles sont d’une conception courante, quoique pas aussi courante qu’autrefois. Si ce professeur avait eu plus de cervelle, cela aurait été un mensonge. Le mot « musardait » est la part sans espoir de cette critique ou, plutôt, de cette remarque dépourvue de sens critique. Demander à ce genre d’homme qui joue tous les « morceaux choisis de compositeurs célèbres » littéralement, toujours littéralement, et toujours avec la pédale de résonance, qui joue avec la pédale de résonnance tous les hymnes, les fausses notes, les notes justes, les jeux, les gens, les plaisanteries, littéralement, et avec la pédale de résonance, qui mourra littéralement et avec la pédale de résonance - demander à un tel homme ne serait-ce que d’esquisser un sourire à l’endroit de l’humour de Thoreau, c’est comme jeter une perle à un magnat du charbon. Emerson donne à entendre qu’il y a une chose qu’un génie doit avoir pour être un génie, c’est le « bon sens inné ». « Le docteur Johnson, Milton, Chancer et Burns l’avaient. Tante Mary Moody Emerson l’a et n’écrit pourtant que des bribes de lettres. Celui qui l’a n’a jamais besoin d’écrire autre chose que des bribes. Henry Thoreau l’a. »90 Son humour, tout en étant une partie de son esprit, n’est pas toujours aussi spontané, car il a parfois la forme du calembour (tel celui de Charles LambXLI) — mais il est néanmoins de nature à pouvoir nous transporter sereinement, et nous pouvons en jouir sans déranger nos voisins. S’il y en a qui le considèrent comme insensible et ayant peu de sympathie pour les hommes, faites-leur lire ses lettres à la petite fille d’Emerson ou écouter le docteur Emerson parlant de la vie de famille de Thoreau et racontant des histoires de son adolescence - les soins apportés à un esclave en fuite ; ou faites-leur poser des questions au vieux Sam Staples, le shérif de Concord, sur lui.91 Dire qu’il « aimait quelques amis intimes, mais se souciait comme de sa première chemise des gens de la masse » est une affirmation provenant d’une leçon d’histoire scolaire et qui est superficiellement vraie. Il aimait trop les masses — beaucoup trop pour qu’il ne laisse sa personnalité « être prise dans la masse » — beaucoup trop pour ne pouvoir se rendre compte combien il est futile de porter son coeur sur la main, mais non pour porter son pas jusqu’au bord de « Walden » afin que les masses futures puissent emprunter son sentier et y trouver, peut-être, la voie vers eux-mêmes. Certains pseudo-satiristes aiment à nous dire que Thoreau vint si près de la Nature qu’elle le tua avant qu’il n’eût découvert tout son secret. Ils nous rappellent qu’il mourut par consomption, mais oublient qu’il vécut avec consomption. Et sans faire usage de beaucoup de charité, cela peut servir d’excuse à nombre de ses humeurs irascibles et peu sympathiques. Vous à qui ce visage déchaîné semble sinistre — regardez dans les yeux ! S’il vous semble « sec et collet monté », M. Stevenson, « avec peu de cette grande génialité inconsciente des héros du monde »92, suivez-le un de ces matins de printemps à la ferme Baker, lorsqu’il vagabonde dans les « bosquets de pins (...) comme des temples, ou comme des flottes en mer, toutes gréées, avec des branches ondoyantes, clapotant sous la lumière, si délicats, si verts, et si ombrageux que les Druides auraient délaissé leurs chênes pour leur rendre un culte. » Suivez-le « jusqu’au bois de cèdres pardelà l’étang de Flint, là où les arbres couverts de vénérables baies bleues, s’élevant en flèches de plus en plus hautes, sont dignes de se tenir devant le Walhalla. »XLII Suivez-le — mais pas de trop près, car sinon vous pourriez ne pas voir grand-chose — lorsqu’il marche « dans une lumière si pure et vive dorant l’herbe et les feuilles fanées, si tendrement et sereinement vive » qu’il pense ne s’être « jamais baigné dans un tel flux doré ». Suivez-le lorsqu’« il flâne vers la Terre Sainte jusqu’au jour où le soleil brillera avec plus d’éclat que jamais, peut-être jusque dans vos esprits et vos coeurs, et illuminera vos vies entières d’une grande lumière d’éveil, aussi chaude et sereine et dorée que sur la rive d’un lac en automne. »93 Suivez-le à travers le flux doré de cette « Terre Sainte » où il gît agonisant — agonisant aussi courageusement qu’il a vécu, comme disent les hommes. Vous pouvez être près de lui lorsque sa vieille tante sévère, comme le lui dicte sa conscience puritaine, lui demande : « As-tu fait la paix avec Dieu ? », et vous verrez peut-être son sourire aimable lorsqu’il répond : « Je ne savais pas que nous nous fussions jamais disputés. »94 Des moments comme ceux-ci reflètent plus de noblesse et d’équanimité, peut-être, que de génialité - qualités, toutefois, plus utiles aux héros du monde.
69Le trait de caractère que quelqu’un qui a de l’affection pour Thoreau peut considérer comme le pire est son côté combatif, où il cherche trop souvent refuge. Un côté obstiné insaisissable, presque un « esprit de contradiction » - comme s’il voulait dire (mais il ne le disait pas) : « Si une vérité sur quelque chose n’est pas comme je pense qu’elle doit être, je la ferai comme je pense et ce sera la vérité — mais si vous êtes d’accord avec moi, alors je commence à penser que cela peut ne pas être la vérité. » Les causes de ces couleurs, plutôt déplaisantes que caractéristiques, sont trop facilement attribuées à un manque de sympathie pour les hommes, ou à la supposition qu’elles sont au moins les symboles de ce manque, au lieu de l’être à une hypersensibilité, amplifiée parfois par une mauvaise santé, et d’autres fois par une semi-conscience de la futilité de vivre effectivement ses idéaux dans cette vie. On a dit que ses espoirs audacieux ne s’étaient réalisés à aucun moment de sa carrière — mais il est certain qu’ils ont commencé à être réalisés le 6 mai 1862 ou là autourXLIII et nous ne sommes pas sûrs si 1920 sera la fin de leur accomplissement ou de sa carrière. Il y avait cependant beaucoup de gens à Concord qui savaient qu’au sein de leur village il y avait un arbre d’une croissance merveilleuse, dont l’ombre était — hélas, trop fréquemment — la seule partie qu’il leur était permis de toucher. Emerson était de ceux-là. Il n’était pas seulement profondément conscient des dons rares de Thoreau, mais dans les Woodland NotesXLIV il rend encore hommage à un des aspects de son ami que beaucoup d’autres n’ont pas compris. Emerson savait que la sensibilité de Thoreau cachait trop souvent sa noblesse - qu’un stoïcisme auto-cultivé, sans cesse fortifié par le sarcasme, n’en recouvrait pas moins solidement, parce qu’il semblait volontaire, la chaleur du sentiment. « Son grand coeur faisait de lui un ermite »95 - une largeur de coeur difficilement mesurable que l’on trouve seulement chez les personnes sentimentales de la plus haute espèce : celle qui ne fait pas perpétuellement de la discrimination en faveur de l’humanité. Emerson a beaucoup de ce sentiment, et y touche lorsqu’il chante la Nature comme « l’incarnation d’une pensée »96, lorsqu’il évoque généreusement l’image de Thoreau, « debout sur la rive de Walden invoquant la vision d’une pensée sur le point de s’élever vers les deux et se transformer en une incarnation de la Nature. »97 Il y a une patience divine dans la Nature - dans ses brumes, ses arbres, ses montagnes - comme si elle avait une foi plus constante et une vision plus claire de la résurrection et de l’immortalité que n’en a l’homme !
70Nous nous souvenons d’une vieille composition jaunie de nos jours d’écolier dont la péroraison se termine avec « Pauvre Thoreau ; il communia avec la Nature pendant une quarantaine d’années et puis mourut ». « Une quarantaine d’années » — cette partie, nous l’admettrons toujours, mais maintenant il en a plus de cent et peut-être, M. LowellXLV, est-il plus aimable, plus bienveillant et plus rayonnant de chaleur humaine aujourd’hui que, peut-être, vous ne l’étiez il y a cinquante ans. Il se peut qu’il représente aujourd’hui une force beaucoup plus puissante, plus grande, incalculablement plus grande dans la fibre morale et spirituelle de ses compatriotes à travers le monde que vous ne l’auriez imaginé il y a cinquante ans. Vous, les James Russel Lowell ! Vous, les Robert Louis Stevenson ! Vous, les Mark Van Doren ! avec votre perception littéraire, votre pouvoir d’illumination, votre brillance d’expression — oui, et avec votre amour de la sincérité, vous connaissez votre Thoreau — mais non pas mon Thoreau, cet ami rassurant et vrai qui était près de moi en un jour « noir » où le soleil avait disparu bien longtemps avant le couchant98. Il se peut que vous connaissiez quelque chose de l’affection après laquelle ce coeur languissait mais qu’il se faisait un devoir de ne pas saisir — il se peut que vous connaissiez quelque chose des grandes passions humaines qui agitaient cette âme — trop profondément pour une expression animée — il se peut que vous connaissiez tout cela — tout ce qu’il faut connaître de Thoreau... mais vous ne le connaissez pas — à moins que vous ne l’aimiez !
71Et s’il faut qu’il y ait un programme à notre musique, qu’il suive la pensée de Thoreau un jour automnal d’été indien à Walden - l’ombre d’une pensée tout d’abord, colorée par la petite brume au-dessus de l’étang :
Nuage ancré bas,
Origine et
Source de rivières...
Tissu de rosée, tenture de rêve —
Prairie flottante des airs...99
72Mais ceci est passager — la beauté de la journée l’amène à une certaine agitation - vers des aspirations plus spécifiques - un désir d’action extérieure — mais à travers tout cela il est conscient que ce n’est pas en accord avec l’humeur de ce « Jour ». Dès que la brume se lève, surgit une pensée plus claire, plus traditionnelle que la première — une méditation plus calme. Lorsqu’il se trouve sur le versant de la charmante colline de pins et de hickorys en face de sa cabane, il est toujours troublé par une agitation et descend vers la rive orientale, recouverte de sable et de galets blancs. Cela ne semble pourtant pas le conduire là où la pensée le suggère — il gravit le chemin le long de la rive « du nord plus escarpée » et « la rive occidentale échancrée de baies profondes »100, et maintenant le long de la voie de chemin de fer « où joue la harpe éolienne »101. Mais son impatience le transporte par enjambées souples et élastiques comme celles du chasseur - le naturaliste - il éprouve toujours une agitation - à ce pas accéléré, son rythme est plus resserré - il ne suit toujours pas le « tempo » de la Nature — il ne correspond pas à l’humeur que le génie du jour demande — (il est trop spécifique) — sa nature à lui est trop extérieure — (l’introspection trop flottante) — et Thoreau sait maintenant qu’il doit laisser la Nature couler au travers de lui, lentement - il abandonne ses désirs plus personnels à son rythme à elle plus large, conscient que celui-ci fond de plus en plus dans l’harmonie de sa solitude à elle ; le rythme lui dit que sa quête de la liberté, en ce jour au moins, tient à sa soumission à elle, car la Nature est aussi intransigeante que bénigne. Il reste dans cette humeur et, tout en étant immobile extérieurement, semble se mouvoir au rythme de la pulsation de va-et-vient lente et monotone de cette journée d’automne. Il est plus satisfait d’un « fardeau familier » et plus rassuré par la « vaste marge de sa vie » ; il est assis « au soleil devant sa porte,... absorbé dans une rêverie... parmi les gerbes d’or, les cerisiers des sables et les sumacs... dans une solitude sans trouble ». Parfois, il est envahi par des désirs personnels plus définis, aspirant à la liberté idéale — les spéculations plus actives d’autrefois - comme s’il voulait retrouver une certaine intensité même dans sa soumission. « En ces temps il poussait dans la nuit comme le maïs, et c’était mieux que n’importe quels travaux de ses mains. Ce n’était pas du temps soustrait de sa vie, mais autant en sus pour son ordinaire. Il réalisait ce que les Orientaux entendent par contemplation et par renoncement aux actions. Le jour avançait comme pour éclairer un de ses travaux — c’était un matin et voilà ! maintenant c’est le soir, et rien de remarquable ne s’est accompli. »102 « Le train du soir est passé et avec lui tout ce monde agité. Les poissons dans l’étang ne sentent plus son grondement, et il est plus seul que jamais. » Ses méditations ne sont interrompues que par le son léger de la cloche de Concord - c’est le soir où l’on se réunit pour la prière dans le village - « une mélodie qui avait l’air d’être introduite dans le désert... A une certaine distance par-dessus les bois, le son acquiert un certain bourdonnement vibrant, comme si les aiguilles de pin à l’horizon étaient les cordes d’une harpe qu’il effleurait... Une vibration de la lyre universelle, juste comme l’atmosphère intermédiaire rend intéressant aux yeux une crête lointaine par la teinte d’azur qu’elle lui donne... » Une part de l’écho peut être « la voix de la forêt ; les mêmes mots insignifiants, les mêmes notes, chantées par une nymphe des bois ».103 II fait plus sombre — la flûte du poète est entendue par dessus l’étang104 et Walden entend le chant du cygne de cette « Journée » — et on en perçoit légèrement l’écho... Est-ce un air transcendantal de Concord ? C’est une soirée où le « corps entier est un seul sens »... et avant de finir sa journée, il regarde au-dessus de l’eau claire et cristalline de l’étang et il capte une vision fugitive de l’« ombre de pensée » qu’il voyait dans le petite brume du matin - il sait que par cette soumission finale il possède la « Liberté de la Nuit ». Il monte au clair de lune le « versant charmant de la colline de pins et de hickorys » jusqu’à sa cabane, « avec une singulière liberté dans la Nature, étant une partie d’elle-même. »105
VI. Epilogue
73On peut admettre la futilité de vouloir remonter la source ou l’impulsion première d’une inspiration artistique sans pour autant douter que les qualités ou les attributs humains faisant partie d’une personnalité puissent être suggérés par la musique, et que les intuitions artistiques qui leur correspondent puissent être restituées à travers elle. En fait, parvenir à réaliser cela est un problème plus ou moins arbitraire pour un esprit ouvert, plus ou moins insoluble pour un esprit plein de préjugés.
74Ce qu’un compositeur entend représenter comme « vitalité » sonnera assez différemment pour des auditeurs différents. Ce qui évoque, comme j’aime à penser, la soumission de Thoreau à la nature, peut paraître à un autre en quelque sorte comme la conception hawthornienne de l’implacabilité d’une mauvaise conscience — et au reste de nos amis, uniquement comme une série de sons déplaisants. Jusqu’où un compositeur peut-il être tenu pour responsable ? Au-delà d’un certain point, la responsabilité est plus ou moins indéterminable. Les caractéristiques extérieures — à savoir, les points les plus éloignés des intersections — sont évidentes pour presque tout le monde. Un enfant distingue une mélodie joyeuse d’une mélodie triste. Ceux qui sont un peu plus âgés distinguent les airs frivoles des airs dignes — la « Chanson du Printemps » de la saison où les « jours de mélancolie sont arrivés »106 (n’y a-t-il pas cependant un espoir glorieux en automne !). Mais où est l’expression définie de la fin du printemps par opposition au début de l’été — du bonheur par opposition à l’optimisme ? Un peintre peint un coucher de soleil — peut-il peindre le soleil qui se couche ?
75Dans quelque siècle à venir, lorsque les écoliers siffleront des mélodies populaires en quart de ton — lorsque l’échelle diatonique sera aussi obsolète que l’est l’échelle pentatonique maintenant107 - alors, peut-être, ces expériences frontières pourront-elles être aussi facilement exprimées que promptement reconnues. Mais la musique n’était peut-être pas destinée à satisfaire ce curieux besoin de définir qu’a l’homme. Peut-être vaut-il mieux espérer que la musique soit toujours un langage transcendantal dans le sens le plus extravagant. Probablement, la faculté de distinguer réellement ces « ombres d’abstraction » — ces attributs correspondant à des « intuitions artistiques » (appelez-les comme vous voudrez) — échappera toujours à l’homme pour la même raison que le commencement et la fin d’un cercle lui échappent.
2.
76Il y a peut-être une analogie — et à première vue il semble qu’il doit y en avoir une — entre d’une part l’état et la force des perceptions artistiques et d’autre part la loi du changement perpétuel, ce flot qui coule sans cesse, en partie biologique, en partie cosmique, toujours en mouvement en nous-mêmes, en la nature, en toute vie. Cela peut expliquer la difficulté d’accorder les qualités visées à ce qui est effectivement perçu d’elles dans l’expression. Beaucoup de choses sont constamment en devenir alors que d’autres sont constamment en train de disparaître — une partie de la même chose est en train d’entrer dans l’existence, alors qu’une autre partie est en train d’en sortir. Peut-être cela tient-il au fait que la correspondance en art dont il vient d’être question (une correspondance que nous semblons naturellement rechercher) apparaît parfois tellement irréalisable, sinon impossible. Pour rendre cette théorie plus claire, supposons que le « flot » ou le « changement » ne continuent pas dans l’oeuvre d’art elle-même. (A vrai dire, le mouvement continue probablement quand même jusqu’à un certain point ; une peinture ou une chanson peuvent gagner ou perdre en valeur au-delà de ce que le peintre ou le compositeur savaient, grâce au progrès et à l’évolution vers un stade supérieur dans tout art. Keats n’est peut-être que partiellement dans le vrai lorsqu’il dit qu’une oeuvre de beauté est une joie pour toujours ; une chose qui est belle pour moi est une joie pour moi aussi longtemps qu’elle reste belle pour moi ; et si elle le reste aussi longtemps que je vis, elle l’est pour toujours — c’est-à-dire pour toujours pour moi. S’il l’avait exprimé de cette façon, il aurait été ennuyeux, non artistique, mais peut-être plus vrai.) Nous présumerons donc ici que ce changement ne se poursuit que dans l’Homme et dans la Nature, et que ce processus éternel dans l’humanité se reproduit d’une certaine manière durant chaque vie temporaire, personnelle.
77Il y a deux générations, un jeune homme trouvait son identité par ses idéaux en Rossini ; un homme plus âgé, en Wagner. Il y a une génération, un jeune homme la trouvait en Wagner, mais plus âgé, en César Frank ou Brahms. Certains diront peut-être que ce changement pourrait ne pas être général, universel ou naturel, et qu’il pourrait être dû à un certain préjugé acquis ou inné. Nous ne pouvons nier ni affirmer cela de façon absolue, nous n’essayerons pas non plus de le faire de façon qualitative — sauf pour dire que l’on admet généralement qu’aujourd’hui la génération actuelle n’est pas attirée par Rossini comme l’était celle de nos pères. Pour autant qu’un préjugé ou une influence excessive y soient pour quelque chose et à titre d’illustration, on pourrait citer ce qui suit - pour montrer qu’une certaine formation n’a probablement que peu d’effet à cet égard (du moins pas autant qu’on le suppose d’ordinaire), car nous croyons que cette expérience est jusqu’à un certain point normale, ou du moins assez commune. Un homme se souvient d’avoir entendu, lorsqu’il avait à peu près quinze ans, son professeur de musique (et père), qui revenait juste d’une représentation de Siegfried, dire avec un regard de surprise anxieuse qu’en quelque sorte il avait honte d’avoir aimé cette musique, car il était conscient qu’au-dessous de tout cela il y avait un courant de faux semblants - un faux semblant de bravoure, un faux semblant d’amour, de passion, de vertu — tous des faux semblants, comme le dragon ; P. T. BarnumXLVI avait été suffisamment vaillant pour aller en capturer un vivant ! Mais a vingt-cinq ans, ce même garçon écoutait Wagner avec enthousiasme — sa réalité était assez réelle pour lui inspirer de la dévotion. Le « Preislied », par exemple, l’émouvait profondément. Mais lorsqu’il atteignit un certain âge - et longtemps avant que les Hohenzollern envahissent brutalement la Belgique — cette musique, ces mélodies rebattues avaient perdu leur charme — le sentiment d’une sorte de lieu commun — oui — de faux semblant apparaissait. Il se battait contre ces sentiments pour les associations qu’ils éveillaient et par gratitude envers les plaisirs de jadis, mais la beauté et la noblesse d’autrefois n’étaient pas là, à leur place il y avait des intervalles irritants de quartes et de quintes descendantes. Ces progressions auparavant transcendantes, les suggestions luxuriantes d’accords debussystes de neuvième, onzième, etc. devenaient visqueuses. Une jubilation imméritée — une sentimentalité étouffant quelque chose en elle — se cache un peu partout dans cette musique. Wagner semble de moins en moins être au niveau de la substance et de la réalité de César Franck, Brahms, d’Indy ou même Elgar (avec tout ce qu’il a d’agaçant) ; la nature saine, la virilité, l’humilité et le sentiment profondément spirituel, peut-être religieux, de ces hommes semblent faire défaut et ne sont guère compensés par sa manière (de Wagner) et son éloquence, même s’ils sont plus grands que les leurs (ce qui est fort douteux).108
78A partir de ce qui vient d’être dit, nous voudrions essayer de prouver que dans la mesure où ce flot de changement aboutit Finalement à l’océan de la perfection de l’humanité, les oeuvres d’art dans lesquelles nous identifions nos idéaux supérieurs finissent par être identifiées, au travers de ce processus, avec les idéaux inférieurs de celles qui s’embarquent après nous lorsque le flot a gagné en profondeur. Si nous nous arrêtons à l’expérience dont il était question, alors notre théorie de l’effet de la nature changeante de l’homme, expliquant par là même le progrès artistique, est peut-être confirmée. Nous voudrions donc montrer que le flot perpétuel du courant de la vie affecte et est affecté par chaque lit de rivière des lignes universelles de partage des eaux. Nous voudrions donc prouver que la période wagnérienne était normale, parce que nous reconnaissions intuitivement ce avec quoi nous cherchions à nous identifier à une certaine période de notre vie. Et le fait qu’il en était ainsi rendit possible et, ultérieurement dans notre vie, normale la période de Franck. Nous voudrions donc affirmer que cela devait être ainsi et que ce n’est pas le contenu ou la substance de Wagner ou son manque de vertu — mais quelque chose en nous nous fait passer après lui et non pas lui après nous. Mais quelque chose entrave notre théorie ! Quelque chose fait paraître nos hypothèses purement spéculatives, sinon inutiles. Ce sont des hommes comme Bach et Beethoven.
79N’est-ce pas une impression communément partagée ou une opinion générale de nos jours (car la loi de la moyenne joue un rôle très important dans toute théorie en rapport avec des attributs humains) que l’attitude du monde à l’égard de la substance, de la qualité et de l’esprit de ces deux hommes, ou d’autres hommes au caractère semblable, s’il y en a, n’a pas été affecté par ce courant qui nous a changés ? Mais cette théorie ne se tient que si, jaugés d’après cette opinion publique, pour autant qu’elle puisse être jaugée, Bach et Beethoven sont eux aussi progressivement dépassés — non pas aussi vite peut-être que Wagner, mais dépassés quand même de ce point de vue plus approfondi.
80Comme nous ne l’avons pas prouvé, nous sommes obligés de supposer ici que l’intuition artistique peut pressentir un affaiblissement de la force morale et de la vitalité dans la musique et que cela se sent chez Wagner, mais non pas chez Bach et Beethoven. C’est seulement si dans cette opinion commune il y a le moindre changement par rapport à l’art de ces derniers que notre théorie tient debout — cela ne concerne, bien entendu, qu’un changement par rapport à la manière, la forme, l’expression extérieure, etc., mais non par rapport à la substance. S’il n’y a pas de changement par rapport à la substance de ces deux hommes, non seulement notre théorie devient caduque, mais son échec nous oblige ou nous permet de présumer une dualité fondamentale en musique et, partant, dans tout art.
81Le progrès de la beauté ou de la vérité intrinsèques (nous supposons qu’une telle chose existe) comporte-t-il aussi bien des révélations que des découvertes ? La désapprobation de la théorie précédente signifie-t-elle que la substance et la réalité de Wagner sont inférieures et sa manière supérieure — que sa beauté n’était pas intrinsèque — qu’il s’intéressait davantage au repos de son orgueil qu’à la vérité de l’humanité ? Il semble qu’il opta pour la représentation plutôt que pour l’esprit même — qu’il opta (consciemment ou inconsciemment, peu importe) pour la part inférieure des valeurs dans ce dualisme. Ce sont des accusations graves — spécialement lorsqu’un homme a perdu un peu la cote, comme Wagner aujourd’hui. Mais ces convictions étaient déjà présentes quelque temps avant qu’il ait été banni du Metropolitan.
82Wagner semble occuper la position de Hugo dans la critique de Faguet sur Alfred de Vigny — où il est dit que pour lui (Hugo), l’important était la mise en scène, non la conception — et que chez de Vigny l’artiste était inférieur au poète ; qu’en fin de compte Hugo, et donc aussi Wagner, montre une certaine pauvreté de fondXLVII. Ainsi nous aurions utilisé peu généreusement Wagner pour prouver notre calcul. Mais c’est un calcul qui va s’avérer faux ! Dans le meilleur des cas, la théorie ne fait guère plus que suggérer quelque chose qui, si elle est tout à fait vraie, est une platitude, à savoir que la croissance progressive dans toute vie rend de plus en plus possible pour les hommes la séparation, dans une oeuvre d’art, entre faiblesse morale et force artistique.
3.
83Les attributs humains sont assez définis quand on en vient à leur description, mais leur expression ou leur évocation dans un processus artistique doit rester, comme on l’a dit plus haut, plus ou moins arbitraire. Mais nous croyons que leur expression peut être moins vague si l’on tient compte de la distinction fondamentale de ce dualisme artistique. Il est moralement certain que la part supérieure est fondée, comme le suggère Sturt, sur quelque chose qui est en rapport avec des intérêts humains non égoïstes que nous appelons connaissance et moralité — connaissance non pas au sens d’érudition, mais en tant que forme de création ou de vérité créatrice. Ceci nous permet de supposer que la valeur supérieure et plus importante de ce dualisme se compose de ce que l’on peut appeler réalité, qualité, esprit ou substance par opposition à la valeur inférieure de la forme, quantité, ou manière. De tous ces termes, « substance » nous semble être le plus approprié, pertinent et exhaustif pour désigner la valeur supérieure, et « manière » pour l’inférieure. Dans une qualité artistique humaine, la substance suggère le fond d’une conviction qui naît dans la conscience spirituelle dont la fraîcheur se nourrit de la conscience morale et dont la maturité, en tant que résultat de tout ce développement, est représentée finalement dans une image mentale. Ceci est perçu par l’intuition et d’une certaine façon traduit en expression par la « manière » - un processus toujours moins important qu’il ne paraît ou tel que suggéré par ce qui vient d’être dit (en fait, nous nous excusons pour cette tentative de définition). Il semble donc que la substance est trop indéfinie pour être analysée dans des termes plus spécifiques. Elle est pratiquement indescriptible. Les intuitions (artistiques ou non ?) la pressentiront — processus, inconnu. Peut-être s’agit-il d’une conscience inexpliquée d’être plus près de Dieu ou d’être plus près du diable — d’approcher de la vérité ou de l’irréalité ; d’un je-nesais-quoi de silencieux ressenti dans la vérité de la nature chez Turner s’opposant à la vérité de l’art chez Botticelli — ou dans la pensée subtile de Ruskin s’opposant aux sonorités subtiles de Kipling - ou dans les larges étendues du Titien s’opposant aux étendues étroites de Carpaccio — ou dans une de ces différences que PopeXLVIII voit entre ce qu’il appelle l’invention » d’Homère et le « jugement » de Virgile ; c’est apparemment une imagination inspirée s’opposant à une diligence artistique — un sens de la différence, peut-être, entre la « Connaissance de Dieu »109 du docteur Bushnell et la connaissance sur Dieu. Une explication ou illustration plus vivante peut être trouvée dans la différence entre Emerson et Poe. Le premier semble être presque entièrement substance, et le dernier manière. La mesure dans la satisfaction artistique que donne la manière de Poe équivaut à la mesure de la satisfaction spirituelle que donne la substance d’Emerson. La valeur globale de chacun des deux hommes est élevée, mais celle d’Emerson est supérieure à celle de Poe parce que la sustance est supérieure à la manière — parce que la substance tend vers l’optimisme, et la manière vers le pessimisme. Nous ne savons pas que tout cela est ainsi, mais nous sentons (ou, plutôt, nous savons par intuition) que c’est ainsi, de la même manière nous savons intuitivement que le juste est supérieur au faux — bien que nous ne puissions toujours dire pourquoi une chose est juste ou fausse, ou quelle est la différence ou la marge entre le juste et le faux.
84Dans sa conception commune, la beauté n’a rien à faire avec elle (la substance), à moins que l’on admette que son aspect extérieur, ou son expression entre beauté sensible et beauté spirituelle, puisse être toujours clairement distingué, ce qui n’est pas possible, puisque l’art musical en est encore à ses débuts. En relisant cela, il semble pour le moins convenable de justifier d’une certaine manière le début de la phrase précédente. On ne peut pas dire avec raison que tout ce qui a trait à l’art n’a rien à faire avec la beauté, à quelque degré que ce soit — c’est-à-dire : que la beauté soit là ou non, il y a toujours un rapport avec la substance. Ce que nous avions en tête, c’était une idée fortuite de la beauté, une première impression nécessairement physique. Probablement personne ne sait ce qu’est réellement la beauté — à l’exception de ces écrivains sérieux qui publient des essais humoristiques dans des revues d’art, qui démontrent avec précision, mais gentiment, le gourdin à la main, pour tous les temps et tous les hommes, que la beauté est un monôme du second degré — qu’elle est absolue - qu’elle est relative — qu’elle n’est pas relative — qu’elle n’est pas... Le mot « beauté » est aussi facile à employer que le mot « dégénéré ». Les deux viennent vite sous la main lorsque quelqu’un est ou n’est pas d’accord avec vous. A notre avis, ce que dit Roussel-Despierres est plus proche de ce que nous aimons à entendre par beauté... « une source de bien infinie... l’amour du beau... une inquiétude constante pour la beauté morale. »XLIX Même ici nous tournons en rond dans un cercle — une chose apparemment inévitable si l’on essaie de réduire l’art à la philosophie. Mais personnellement, nous préférons tourner en rond dans un cercle que dans un parallélépipède, car il semble plus pur et peut-être plus indépendant des mathématiques ; pour la même raison nous préférons WhittierL à Baudelaire, un poète à un génie, ou une pomme saine à une pourrie — probablement non pas parce que nous préférons son goût : nous aimons le beau et nous n’aimons pas le laid ; par conséquent, ce que nous aimons est beau, et ce que nous n’aimons pas est laid — et dès lors nous sommes contents que le beau ne soit pas laid, car s’il l’était nous aimerions quelque chose que nous n’aimons pas. Après avoir semé le trouble à propos de ce qu’est la beauté, allons de l’avant.
85Quoi qu’il en soit, nous allons de manière suffisamment arbitraire prétendre sans restriction particulière que la substance peut être exprimée en musique et que c’est la seule chose valable en celle-ci ; et en outre, que dans deux pièces de musique séparées dont les notes sont presque identiques, l’une peut être substance avec peu de manière, et l’autre, manière avec peu de substance. La substance a quelque chose à voir avec le caractère. La manière n’a rien à voir avec lui. La substance d’une mélodie vient d’un endroit près de l’âme, et la manière vient de — Dieu sait où.
4.
86Le manque d’intérêt à maintenir, ou la capacité de percevoir les divisions fondamentales de cette dualité justifie dans une large mesure, croyons-nous, certains, voire beaucoup des divers phénomènes (agréables ou désagréables suivant l’attitude personnelle) de l’art moderne — et de tout art. Cela se manifeste de nombreuses façons : l’insistance excessive du sculpteur sur le « moule » ; le sujet ou le contenu extérieur plutôt qu’intérieur de sa statue — l’enthousiasme excessif pour la multiplicité des techniques, pour le côté idiomatique, pour l’effet tel qu’il apparaît à travers l’appréciation d’un public plutôt que pour l’effet produit sur les idéaux de la conscience intérieure de l’artiste ou du compositeur. Ce manque de perception est trop souvent manifesté par un intérêt excessif pour la valeur matérielle de l’effet. La pose égocentrique que certains hommes de l’industrie de la publicité (et d’ailleurs aussi de l’industrie de l’exécution et de la composition musicale) adoptent dans leurs photographies ou dans les portraits d’eux-mêmes, tout pomponnés dans leur robes de chambre pourpres, dans l’abondance de leur chevelure dorée, dans leur posture de gigolos penchés sur les touches du piano — cette pose de la « manière » sonne parfois si fort que plus on joue leur musique, moins on l’entend. N’estce pas ce que leur dit Emerson lorsqu’il demande : « Ce que vous êtes parle si fort que je n’entends pas ce que vous dites » ?110 L’impression inévitable que donne parfois un coup d’oeil à ces labels infligés au public, et sans avoir entendu ni vu aucune de leurs musiques, est que le seul grand désir sous-jacent de ces artistes d’apparence est de frapper, peut-être de faire sursauter et de choquer leurs publics, à tout prix. Il se peut que cela ne manque pas de faire de l’effet sur quelques personnes de la part féminine des auditeurs (aussi bien femmes qu’hommes), alors que les membres de la part masculine, qui comme garçons préféraient le hockey aux fêtes d’anniversaires, ont peut-être l’impression de choquer quelquesuns de ces poseurs avec quelque chose de plus fort que leurs propres « forzandos ».
87L’insistance sur la manière dans son rapport à la couleur locale dépasse la recherche personnelle de l’effet. Si la couleur locale est une part naturelle (c’est-à-dire une part de la substance), l’effort artistique ne peut s’empêcher de montrer sa couleur — et ce sera une couleur vraie, peu importe laquelle. Si c’est une part (même une part naturelle) de la manière, alors la part de la couleur ne manquera pas d’écarter en fin de compte la part locale, ou la part locale d’écarter toute couleur. C’est un processus d’annulation ou de destruction qui est en cours ici — une sorte de « compromis » qui détruit parce qu’il aboutit à une impasse - un compromis qui recherche un plaisir égoïste — une décadence où l’art devient d’abord terne, puis sombre, puis mort — bien que durant ce processus il soit très vivant extérieurement — surtout après qu’il soit mort. Une tendance identique peut même être notée s’il y a insistance excessive sur la dimension nationale dans l’art. La substance tend à créer de l’affection ; la manière, le parti pris. Cette dernière tend à effacer la distinction entre l’amour de la vertu aussi bien que des vices d’un pays, et l’amour de la vertu seule. L’amour véritable du pays est probablement si grand qu’il embrassera, pour ainsi dire dans le même souffle, la vertu que l’on voit dans d’autres pays. Un compositeur né en Amérique, qui cependant ne s’est pas intéressé à la « cause des Esclaves libérés », a peut-être un si grand intérêt pour les « mélodies nègres » qu’il écrit une symphonie là-dessus. Consciemment (peut-être seulement inconsciemment) il souhaite que ce soit de la « musique américaine ». Il essaie d’oublier que les pères des nègres sont venus d’Afrique. Sa musique est-elle américaine ou africaine ? Voilà la grande question qui le maintient en éveil ! Mais ce qu’il y a de triste dans cela, c’est que s’il était né en Afrique, sa musique aurait été tout aussi américaine, car on sait de source sûre que sous les rayons X une âme africaine apparaît comme identique à une âme américaine. Il est futile de choisir un genre particulier pour représenter un « tout », à moins que l’intérêt pour l’esprit de ce genre coïncide avec celui du tout. En d’autres termes, si ce compositeur n’est pas aussi profondément intéressé par la « cause » que Wendell Phillips ne l’était lorsqu’il se fraya un chemin à travers la foule anti-abolitionniste à Faneuil Hall111, sa musique risque d’être moins américaine qu’il ne le souhaite. Si un homme d’un certain âge, en reprenant les Scottish ChiefsLI, trouve que son enthousiasme adolescent pour la prouesse et les exploits et le caractère noble de Sir William Wallace et de BruceLII est toujours vivant, laissez-le mettre ou essayer de mettre cette gloire dans une ouverture, laissez-le la remplir à ras bords d’airs écossais s’il le veut. Mais une fois que tout est dit et chanté, il trouvera que sa musique est américaine jusqu’à la moelle. (Supposant qu’il soit américain et souhaite que sa musique le soit aussi). Elle sera aussi nationale dans son caractère que le coeur de ce grand-père de la Grande ArméeLIII qui, les matins d’été, lisait les Cragmore Taies lorsque ce garçon avait ramené les vaches à la maison sans sorcellerie. Peut-être que les souvenirs du vieux soldat, auxquels cet homme est toujours tendrement attaché, peuvent être transformés en un « air » ou une « sonate » et, bien que la musique ne contienne ni n’évoque même aucun des vieux chants guerriers, elle sera aussi sincèrement américaine que le sujet, à condition que l’intérêt, l’esprit et le caracère du compositeur soient en affinité avec le sujet, ou coïncident intuitivement avec lui.
88D’autre part, si un homme trouve que les cadences d’une danse guerrière apache correspondent le plus à son âme — à condition qu’il ait pris la peine de connaître suffisamment d’autres cadences, l’éclectisme faisant partie de son devoir ; le tri des pommes de terre signifie une meilleure récolte l’année d’après — laissez-le assimiler tout ce qu’il trouve de plus élevé dans l’idéal indien de sorte qu’il puisse l’utiliser avec les cadences, de façon fervente, transcendantale, inéluctable, acharnée, dans ses symphonies, dans ses opéras, lorsqu’il siffle pour aller au travail, pour qu’il puisse peindre sa maison avec, pour qu’il puisse les inscrire dans son livre de prières — tout cela est possible et nécessaire, s’il est sûr qu’elles jouent un rôle dans sa conscience spirituelle. Avec cette conviction, sa musique aura tout ce qu’elle devrait avoir de sincérité, de noblesse, de force et de beauté, peu importe comment elle sonne ; et si avec cela il n’est fidèle à aucun autre idéal qu’aux plus hauts des idéaux américains (à savoir aux idéaux qui seuls coïncident avec sa conscience spirituelle), sa musique sera fidèle à elle-même et incidemment américaine, et elle le sera même après qu’on ait prouvé que tous nos Indiens venaient d’Asie.
89L’homme « né du côté du Babitt’s Corner » est peut-être profondément attiré par les gospels simples mais intenses des « assemblées religieuses en plein air » de la Nouvelle Angleterre d’il y a environ une génération.112 II y trouve — dans certains d’entre eux — une vigueur, une profondeur de sentiment, un rythme naturel proche de la terre, une sincérité — profonde bien que peu artistique — qui, en dépit d’une sentimentalité criarde, le rapprochent davantage du « Christ du peuple » que ne le fait le Te Deum de la plus grande cathédrale.113 Ces airs-ci sonnent pour lui de façon plus authentique que ces hymnes (et motets) anglais ou néo-anglais, monotones, sans rythme, sentant le renfermé, enseignés par des prêtres académiques — choses bien écrites, bien harmonisées, aux voix bien conduites, bien agencées contrapunctiquement, bien corrigées et bien réglées par un licencié en musique bien élevé, membre de la guilde royale des organistes114 - ces sons personnifiés, corrects et répondant aux habitudes de la vue et de l’ouïe ; en un mot, ces formes comme il faut qui ont la beauté d’un vitrail et auxquelles nos mécanismes sur-entraînés — les choeurs de garçons — se limitent. Mais si le yankee sait refléter la ferveur avec laquelle « ses gospels » ont été chantés — la ferveur de « Tante Sarah » qui avait passé sa vie à travailler comme nettoyeuse pour les dix orphelins de son frère, la ferveur avec laquelle cette femme, après une journée de travail de quatorze heures à la ferme, se serait mise en route pour faire cinq miles dans la boue et sous la pluie jusqu’à Rassemblée de prière », son seul exutoire articulé à la plénitude de son âme désintéressée — s’il sait refléter la ferveur d’un tel esprit, il y trouvera peut-être une couleur locale qui fera du bien au monde entier. Si sa musique ne parvient qu’à capter cet esprit en en faisant une partie intégrante, elle se rapprochera de son idéal — et ce dernier sera américain, lui aussi — elle s’en rapprochera peut-être davantage que celui d’un fervent de mélodie indienne ou negro.115 En d’autres termes, si la couleur locale, la couleur nationale, si toute couleur est un pigment véritable de la couleur universelle, alors elle constitue une qualité divine, une partie de la substance dans l’art — non pas de la manière.
90Les illustrations qui précèdent ne sont qu’une tentative destinée à montrer que tout ce qu’un artiste découvre d’excellent dans la vie, dans une communauté, dans un peuple, dans une expérience ou un objet quelconque de valeur, si cela est sincèrement et intuitivement restitué dans son oeuvre — son oeuvre, et partant lui-même, constitue, dans un sens, un reflet de cette excellence. Qu’il soit accepté ou rejeté, que sa musique soit toujours ou jamais jouée — tout ceci n’a rien à voir avec son oeuvre ; c’est pour sa propre mesure qu’elle est vraie ou fausse. Si l’on nous permet d’omettre deux mots, et d’en ajouter quelques-uns, voici une phrase de Hegel qui semble bien résumer cette idée : « Le besoin général envers l’art est celui de la raison, qui pousse l’homme à élever le monde intérieur » (à savoir, les idéaux les plus hauts qu’il voit dans la vie intérieure des autres, joints à ce qu’il trouve dans sa propre vie) « à sa conscience spirituelle »116 L’artiste ressent ou ne ressent pas si une sympathie a été justifiée par une intuition artistique, et, par conséquent, reflétée dans son oeuvre. Qu’il ressente cette sympathie comme vraie ou non, c’est probablement quelque chose, en fin de compte, que personne sauf lui (l’artiste) ne peut savoir — mais plus il la ressent comme vraie, plus elle a de substance ; ou pour le dire avec Sturt, son oeuvre « est de l’art aussi longtemps qu’il ressent, en y travaillant, ce que ressentent de véritables artistes, et aussi longtemps que son objet ressemble aux objets que les véritables artistes admirent. »LIV
91Dans un essai sur Debussy117 le docteur Griggs demande si le fond de ce compositeur est digne de sa manière. Peut-être oui, peut-être non — Debussy lui-même ne pourrait sans doute pas donner une réponse tranchée. C’est lui qui aurait le mieux su combien son sentiment et sa sympathie étaient vrais, et l’opinion personnelle de n’importe qui d’autre ne peut guère aider ici.
92Nous pourrions suggérer que le contenu de Debussy aurait été plus digne de sa manière s’il avait sarclé le blé ou vendu des journaux pour vivre, car de cette façon il aurait pu gagner une vitalité plus profonde et un thème plus vrai à chanter le soir et le dimanche. Ou nous pourrions dire que ce qui est substance dans ce cas, est « trop cohérent » — que c’est trop clairement exprimé dans les trente premières secondes. Il y a là le « fragment entier », un syllogisme translucide ; mais à cet endroit, la réalité, l’esprit, la substance s’arrêtent et la « forme », le « parfum », la « manière » miroitent tout au long comme la mousse de savon scintille après qu’on a fini de se laver. Ou nous pourrions dire que sa substance aurait été plus noble si son adoration ou sa contemplation de la Nature — qui joue souvent un rôle dans sa musique, et qui atteint de grands sommets comme on le sent, par exemple, dans La Mer - avait eu un peu plus la qualité de celle de Thoreau. L’attitude de Debussy envers la Nature semble avoir pour base une sorte de sensualité sensuelle alors que celle de Thoreau est une sorte de sensualité spirituelle. Il est rare de trouver un fermier ou un paysan dont l’enthousiasme pour le beauté de la Nature trouve une expression extérieure comparable à celle de l’homme de la ville qui se rend à la campagne le dimanche, pourtant Thoreau est cet homme rare de la campagne, et Debussy l’homme de la ville avec ses évasions de fin de semaine dans l’esthétique de la campagne. Nous serions enclins à dire que Thoreau penchait vers la substance et Debussy vers la manière.
5.
93De Concord vient une invitation s’adressant à l’esprit de chaque homme — c’est le choix entre le repos et la vérité — et c’est Dieu qui fait cette invitation. « Prenez ce qu’il vous plaît — (...) Entre ces deux choses, l’homme oscille comme un pendule. Celui dans lequel prédomine l’amour du repos acceptera le premier credo, la première philosophie, le premier parti politique qu’il rencontrera — le plus probablement celui de son père »LV. Il obtiendra repos, confort matériel et réputation. Il y a là un autre aspect de la dualité dans l’art, mais il est plus radical que le nôtre, dans la mesure où il éliminerait l’un ou l’autre côté. Un homme peut viser aussi haut que Beethoven, ou aussi haut que Richard Strauss. Dans le premier cas, le coup peut manquer de loin le but — à vrai dire, il n’a plus été atteint depuis la « tempête de 1828 »LVI et il y a peu de chance qu’il sera jamais atteint aujourd’hui par qui que ce soit — mais cela n’a pas d’importance ; le coup ne rebondira et ne tuera jamais le tireur. Mais — dans le dernier cas, le coup peut souvent faire mouche, mais aussi souvent rebondir, et durcir, si ce n’est tuer, le coeur du tireur — voire même son âme. Quelle importance, disent les hommes, il trouvera dès lors repos, confort matériel et réputation - quelle importance s’il n’y trouve que peu de vérités parfaites — quelle importance (disent les hommes) ; il y trouvera des techniques parfaites — ces instruments parfaits qui entravent le chemin conduisant aux vérités parfaites.
94Ce choix explique pourquoi Beethoven reste toujours moderne et Strauss toujours médiéval — il a beau essayer de le dissimuler sous de nouveaux emballages. Il a choisi de tirer profit de son « talent » — il a choisi la complexité des techniques, la dureté brillante des apparences, le repos, contre l’activité intérieure, invisible, de la vérité. Il a choisi le premier credo, le credo facile, la philosophie de ses pères, parmi lesquels il a trouvé un génie à moitié idiot (Nietzsche). Son choix l’amène naturellement à glorifier et à grossir toute sorte de choses insignifiantes — à une GeigermusikLVII étalée à outrance118 qui à son tour l’amène naturellement à des moulins à vent et à des têtes humaines sur des plateaux en argentLVIII. Le grossissement de l’insignifiant pour en faire du colossal produit une sorte de « bien-être » — le bien-être d’une femme qui prend plus de plaisir à des habits dernier cri qu’à un corps sain - cette sorte de bien-être qui nous a valu tant d’« aventures de voitures d’enfant aux fêtes foraines »LIX — « la sensation des ours en peluche fumant leur première cigarette » — tout cela au programme d’orchestres symphoniques de cent exécutants — c’est l’appât de la technique — des moyens — non pas la fin — mais la finition. D’où l’incapacité de reconnaître que les pensées et les souvenirs d’enfance sont trop tendres, et certains d’entre eux trop sacrés, pour être affichés à la légère. La vie est trop courte pour que ces cent hommes, sans parler du compositeur et du « premier balcon », passent une après-midi de cette façon. Ils ne sont pas différents du reste d’entre nous, et n’ont que l’espérance de vie des statistiques — n’allant peut-être pas au-delà de cette « pièce ». Nous ne pouvons nous empêcher de croire que c’est un trop grand désir de « repos » qui est à l’origine de tels phénomènes. Une partition manuscrite est soumise à un violoniste119 - admettons qu’il soit violon solo —, il est bien intentionné, il y jette un coup d’oeil, et s’arrête au hasard sur un passage : « Cela est mauvais pour les violons - ce n’est pas tout à fait ça — écrivez-le comme ça, ils le joueront mieux. » Mais cette phrase, c’est le noyau de toute l’histoire. « Ne vous en faites pas, de cette façon ça sera mieux adapté à la main — ça sonnera mieux. » Mon Dieu ! Qu’est-ce que le son a à faire avec la musique ! Le serveur apporte le seul oeuf frais qu’il a, mais l’homme au petit déjeuner le refuse parce qu’il n’entre pas dans son coquetier. Pourquoi la musique ne peut-elle s’épandre au dehors de la même façon qu’elle s’épand au dedans d’un homme sans qu’elle ait à grimper par-dessus une barrière de sons, de cages thoraciques, de cordes en boyau, de fil, de bois, et de cuivre ? Des quintes consécutives sont aussi inoffensives que des lois puritaines comparées à la tyrannie implacable des « techniques ». L’instrument ! — c’est là qu’est la difficulté perpétuelle — c’est là qu’est la limitation de la musique. Pourquoi l’épouvantail du clavier — la tyrannie du mécanique (que ce soit Caruso ou une guimbarde) — doit-il se faire remarquer à chaque mesure ? Est-ce la faute du compositeur si l’homme n’a que dix doigts ? Pourquoi une pensée musicale ne peut-elle être présentée telle qu’elle est née — fût-elle « un bâtard des bas quartiers » ou une « fille d’évêque » — et s’il s’avère que plus tard elle va mieux sur une grosse caisse que sur une harpe, qu’on cherche un bon joueur de grosse caisse.LX Que la musique doive être entendue n’est pas l’essentiel - la façon dont elle sonne peut ne pas correspondre à ce qu’elle est. Peut-être le jour viendra-t-il où ceux qui croient en la musique apprendront « que le silence est un dissolvant... qui nous donne la possibilité d’être universels »120 plutôt que personnels.
95Il était une fois un violoniste assez honnête et courageux, ou peut-être assez ignorant, pour dire que Beethoven ne savait pas écrire pour le violon ; c’est là, peut-être, une des nombreuses raisons pour lesquelles Beethoven n’est pas un Vieuxtemps.LXI Un autre homme dit que les sonates pour piano de Beethoven ne sont pas pianistiques ; avec un petit effort, peut-être Beethoven aurait-il pu devenir un ThalbergLXII. Ses symphonies sont des vérités parfaites, et parfaites pour l’orchestre de 1820 ; mais Mahler aurait pu les faire « plus parfaites » — c’est peut-être ce qu’il a effectivement fait, dirions-nous — en ce qui concerne leur enveloppe de techniques ; et Beethoven est assez grand aujourd’hui pour aimer cela un tant soit peu. Il est probablement dans le même état d’esprit aimable que Dieu lorsque, selon les dires du prêtre jésuite, il regardait le campement et vit le prêtre dormir à côté d’un chapelain congréganiste. Ou dans le même état d’esprit dans lequel sera celui qui, regardant sur terre, verra le sacristain entretenir sa pierre tombale. La vérité de JoachimLXIII compense bien le repos de Paganini et de KubelikLXIV. Le repos et la réputation d’un pianiste couronné de succès (quoi que cela signifie), qui joue Chopin avec tant d’habileté qu’il en dissimule la sensualité, et de telle sorte que les esprits les plus purs n’y voient que de la beauté sensuelle — ce qui, d’ailleurs, ne le dérange pas autant que le montant de son impôt sur le revenu — le repos et la réputation de cet homme sont bien compensés par la vérité de l’organiste de village inconnu jouant Lowell MasonLXV et Bach avec une telle affection qu’il donnerait sa vie plutôt que de les perdre. La vérité et le courage de cet organiste, qui risque son poste pour se battre contre les préjugés de la communauté, compense bien le repos et le salaire élevé d’un chef de choeur plus célèbre qui garde son poste en abaissant ses idéaux, qui est prêt à faire jouer narquoisement à son orgue une barcarolle insipide et plate pour l’offertoire - qui est prêt à plaire aux oreilles sentimentales du comité de musique (et des femmes de celui-ci) — qui est prêt à observer ces formes de politesse plutôt que de s’engager pour une musique plus forte et plus profonde de simple dévotion, et pour un service religieux d’unité spirituelle - pour ce que M. GrosRichard, qui possède la plus grande propriété, la plus grande banque et la plus grande « Maison de Dieu » de la ville (car n’estelle pas l’oeuvre divine de son propre portefeuille) — pour ce type de musique que cet homme, sa femme et son parti (du droit à la propriété des bancs d’église) ne peuvent supporter parce qu’elle n’est pas « jolie ».
96La doctrine de ce « choix » peut être étendue à la distinction entre enthousiasme littéral et enthousiasme naturel (entre notes justes ou fausses, sons bons ou mauvais par opposition à interprétation bonne ou mauvaise) ou entre observation et introspection, ou à la distinction entre souvenir et rêve. Strauss se souvient, Beethoven rêve. Nous voyons cette distinction également dans la confusion de Goethe entre le moral et l’intellectuel. Il n’y a pas de telle confusion chez Beethoven ; pour lui, les deux aspects ne font qu’un. On raconte, et l’histoire est si connue que nous hésitons à la répéter ici, qu’un jour ces deux hommes étaient au bord de la rue lorsque l’Empereur passa. Goethe, à l’instar du reste de la foule, s’inclina et se découvrit — Beethoven, par contre, resta droit comme un piquet, et refusa même de saluer en disant : « Qu’il s’incline devant nous, car notre empire est plus noble. » L’esprit de Goethe savait que cela était vrai, mais son courage moral n’était pas instinctif.
97Cette faculté de se souvenir propre au « repos » fait que dans des moments d’inattention l’esprit est projeté tout naturellement vers la « manière » et ainsi vers toutes les possibilités inhérentes aux techniques. Elle provoque l’envie d’en abuser — d’être original (si quelqu’un peut nous dire ce que c’est), mais original en jouant seulement sur le nombre. On raconte qu’un chef d’orchestre (de l’orchestre) a écrit une symphonie requérant un orchestre de cent cinquante musiciens.121 Si son oeuvre avait peut-être cent cinquante idées valables, les cent cinquante musiciens seraient justifiés ; mais comme probablement elle n’en contient pas plus d’une douzaine, le compositeur en a peut-être inconsciemment honte, et il est content de pouvoir les cacher derrière cent cinquante musiciens. Un homme peut devenir célèbre parce qu’il est capable de manger dix-neuf repas par jour, mais la postérité honorera son estomac, non pas son cerveau.
98La manière engendre une ingéniosité entêtée uniquement pour être ingénieuse (phénomène satellite de l’hyper-industrialisme) et pour être pleine d’esprit par-dessus le marché — non pas l’esprit du bon sens inné, mais une sorte d’arrangement intérieur, artificiel, mental, de choses vite assemblées qui ont été apprises et étudiées. Il est d’ordre matériel et le demeure, alors que l’humour est d’ordre émotionnel, et proche du spirituel. Même Dukas, et peut-être d’autres Gaulois dans leur for intérieur critique, admettront probablement que l’« esprit » en musique est tout aussi impossible que l’« esprit » lors d’un enterrement. L’esprit est la preuve de sa propre absence. Mark Twain pouvait être plein d’humour à la mort de son meilleur ami, mais d’une manière telle que c’était un bienfait pour le coeur de la famille du disparu. En musique l’humour a les mêmes possibilités. Mais sa quantité a un effet considérable sur sa qualité ; « le rapport inverse » est une bonne formule à adopter ici. La comédie peut jouer un rôle, mais l’esprit — jamais. Strauss est au mieux dans ces sphères inférieures, mais sa comédie nous rappelle davantage les plaisanteries vigoureuses de LeverLXVI que la « comédie au sens de Meredith » que propose Mason. Meredith est un peu trop profond ou trop subtil pour Strauss, à moins de reconnaître que le cynisme relève plus de la comédie que de l’injure raffinée. Rappelons-nous également que ce fut M. Disston122, non pas M. Strauss, qui mit les notes amusantes au basson. Une symphonie écrite uniquement pour amuser et divertir n’amuse probablement que son auteur — et lui même pas longtemps une fois le chèque encaissé. « Le génie est toujours ascétique, et piété, et amour. » C’est par cette définition transcendantale qu’Emerson appuie « l’invitation de Dieu à faire ce choix ».LXVII Le moment où un violoniste célèbre refusa de « se produire » avant qu’il n’ait reçu son chèque — à ce moment, précisement — (supposons à titre d’exemple que ce fut la première fois que le matérialisme eut de l’ascendant sur l’âme de cet homme) — à ce moment il devint un simple homme de « talent » — de surcroît, un petit homme et un petit violoniste, indépendamment du degré de perfection de son jeu, indépendamment de l’intensité d’émotion qu’il éveilla dans son auditoire, indépendamment de la sublimité de son succès artistique et financier.
99D’Annunzio, paraît-il, quelque peu découragé par les résultats de certaines de ses aventures à Fiume, disait : « Nous sommes les derniers Idéalistes. » Cette remarque a peut-être été prononcée dans un moment d’insouciance impulsive, mais, prise à sa valeur nominale, au moment où elle a été faite - à ce moment-là — son idéalisme commença à décliner. Prétendre au monopole dénote qu’un déplacement soudain des sommets où se trouve le génie aux sphères inférieures du talent a eu lieu. L’esprit d’un vrai idéaliste est assez grand pour savoir qu’un monopole de l’idéalisme, ou du blé, est quelque chose que la nature ne tolère pas.
100Un journal publie dans ses colonnes musicales une anecdote (comment, donc, pouvons-nous douter de sa véracité ?) d’un violoniste américain qui rendit visite à Max Reger pour lui dire combien il (l’américain) appréciait sa musique. Reger lui jeta un regard désespéré et s’écria : « Quoi ! un musicien qui ne parle pas allemand ! » A ce moment-là — à la minute près — indépendamment de la grandeur de son génie qu’il possédait peutêtre avant d’avoir prononcé cette phrase — à ce moment-là il devint un simple homme de « talent ». Car « l’homme de talent affecte d’appeler triviales ses transgressions des lois du bon sens et à ne les compter pour rien, comparé au dévouement qu’il a pour son art. » Son art ne lui a jamais appris le préjugé, ni à ne regarder qu’avec un seul oeil. « Son art est moindre à chaque réduction de sa sainteté, et moindre à chaque défaut du sens commun. »LXVIII Et ce sens commun a beaucoup à faire avec la distinction clairvoyante d’Emerson entre génie et talent, repos et vérité, et entre toutes les manifestations de la substance et de la manière en art. La manière engendre les partialistes. « L’Amérique est-elle une nation musicale ? » Si l’homme qui pose sans cesse cette question s’asseyait et réfléchissait un peu, il se pourrait qu’il trouve moins d’intérêt à la poser ; il se souviendrait probablement que toutes les nations sont plus musicales que n’importe quelle nation — surtout la nation qui paie le plus, et avec le plus d’empressement, pour n’importe quelle chose après qu’elle ait été officiellement avalisée. Il se peut que la musique ne soit pas encore née. Peut-être, aucune musique n’a-t-elle encore été écrite ou entendue. Peut-être la naissance de l’art aura-t-elle lieu au moment où le dernier homme qui souhaite gagner sa vie avec l’art sera parti et parti pour toujours. Dans l’histoire de ce monde jeune, le meilleur produit dont les êtres humains puissent se vanter est probablement Beethoven ; mais, peut-être, même son art n’est rien comparé au futur produit issu de l’âme de quelque mineur de charbon au quarante et unième siècle. Et le même homme qui ne cesse de se renseigner sur la nation la plus musicale ne cesse de découvrir l’homme le plus musical de la nation la plus musicale. Dans un accès d’hystérie particulièrement fort il s’écrie : « Je l’ai trouvé ! Smith Dupont, le seul grand poète américain - voici enfin le Moïse que le pays attendait » (nous savons tous bien sûr que le pays n’attendait personne — et que nous avons beaucoup de Moïse parmi nous). Mais l’homme persiste à s’écrier : « Voici la seule véritable poésie américaine — je la déclare oeuvre d’un génie. Je lui prédis la carrière la plus brillante — car son art est un art qui... car son âme est une âme qui... car son... » et Dupont est ruiné. Mais non seulement ruiné par cet homme qui découvre continuellement des perles dans chaque coquille d’huître et qui le prend pour le meilleur, mais ruiné également par son propre talent (celui de Smith Dupont) — car le génie ne permettra jamais qu’il soit découvert par « un homme ». Alors le monde peut se demander : « Estce que < un tel > ou < un tel >, seul à incarner véritablement la nation, peut être tué par celui-là même qui l’a découvert ? » « Non », répond le pays, « mais chaque découverte est la preuve d’une autre impossibilité. » C’est un triste fait que le seul homme véritable et le seul art véritable ne se comporteront jamais comme ils devraient, excepté dans l’esprit du partialiste que Dieu a oublié. Mais cela a peu d’importance pour lui (cet homme) — ses affaires vont bien (car il est facile de vendre le futur en termes de passé), et il y en a toujours qui achèteront n’importe quoi. D’habitude, l’individu « gagne » s’il est disposé à ne prendre appui que sur la manière. La preuve de cela se trouve presque partout, car si celui qui découvre était par hasard dans une autre branche des affaires, ses découvertes inattendues seraient tout aussi importantes — pour lui. En fait, la thl02eorie de la substance et de la manière dans l’art, et les dualismes qui lui sont apparentés — repos et vérité, génie et talent, etc. — peuvent trouver des exemples dans beaucoup, peut-être dans la plupart des activités humaines. Et lorsqu’on les examine, ils (les exemples) montreront probablement comment la manière découvre toujours des partisans. Par exemple en politique — un art pour certains — les découvertes enthousiastes du « modèle » sont très communes. Les révélations dans cette profession sont facilitées par les meneurs du peuple qui se chargent de la découverte pré-électorale. Et le génie qui est découvert commence aussitôt ses discours de « talent » - bien qu’ils ne le soient guère ; ils ne sont guère plus qu’un faisceau de platitudes des plus fades — des choses balourdes, bien montées que presque tout le monde à vu, connu et entendu depuis la chute de Rome ou de l’Homme. Néanmoins, ces signes d’une parfaite manière, ces suites de sentiments nobles, dont ces « nobles gens » ne se séparent jamais, sont prodigués avec vigueur, clarté et persuasion — exprimés avec éloquence, même avec beauté, et avec un tel charme personnel, un tel magnétisme et une telle force que leurs messages profonds traversent comme un éclair les esprits et les coeurs sans pour autant en éclabousser les parois, pour atterrir en plein milieu de la vanité de l’auditeur. Car tout cela fait partie de la manière, et sa qualité tient de la splendeur — car la manière est parfois un bon bluff, mais la substance est un mauvais bluff, et elle le sait. Le premier grand éclat que fait d’ordinaire celui qui a été découvert est probablement la plus grande vérité qu’il n’ait jamais exprimée. Debout sans crainte, il regarde droit dans les yeux de la populace, et il chante avec une voix forte et sonore (car les voix fortes et la force de l’habileté politique sont inséparables), et avec des paroles de loin plus éloquentes que les suivantes : « Cet honneur est plus grand que je ne le mérite, mais le devoir m’appelle... » (lequel, il ne le dit pas). « Si je suis élu, je serai votre serviteur... » (car on sait qu’il croit en la modestie — qu’il s’est même vanté d’être l’homme le plus modeste du pays). Par conséquent, il a le droit de crier : « Au départ, à la fin et pour toujours je suis pour le peuple. Je suis contre tous les chefs de partis. Je n’ai pas de sympathie pour les politiciens. Je suis pour une économie stricte, pour des améliorations libérales, et pour la justice ! Je suis aussi pour les Dix Commandements » (sa sagacité politique intuitive le retient d’en mentionner un en particulier). Mais le sommet de la sublimité, il l’atteint toujours dans ses péroraisons. Nous y apprenons qu’il croit en l’honnêteté — je repète : « honnêteté » ; nous pouvons même en conclure qu’il est un des très rares à savoir qu’il existe une telle chose ; et nous apprenons également que depuis qu’il était petit garçon (pieds nus) sa devise a été : « Fais ce qui est juste » — qu’il ne s’écarte pas du droit chemin ! — qu’il ne croit en rien d’autre qu’en ce qui est juste (pour lui - tout est juste ! - si cela lui permet d’être élu) ; mais les hommes empêchent invariablement que cette grande vérité finale (entre parenthèses) devienne expression vivante. Or, tous ces axiomes transparents sont vrais (les axiomes ne sont-ils pas toujours vrais ?) — dans la mesure où c’est la manière qui est concernée. En d’autres termes, la manière fonctionne à la perfection. Mais où est la substance divine ? Elle n’y est pas ; pourquoi y serait-elle — si elle y était, c’est lui qui peut-être n’y serait pas. La « substance » ne figure pas dans cette découverte. Car la vérité de la substance est parfois silence, parfois ellipse — et si elle est suppléée, cette dernière pourrait transformer certaines des déclarations précédentes en vérités parfaites. Par exemple : « Au départ et à la fin et pour toujours je suis pour le peuple (et ses voix électorales). Je suis contre tous les chefs de partis (qui sont contre moi). Je n’ai pas de sympathie pour les politiciens (rivaux) », etc., etc. Mais il faudrait cesser avec ces tentatives assommantes d’être comique — c’est une affaire trop sérieuse ; par ailleurs, les exemples sont peut-être un peu durs à l’égard d’un petit nombre de personnes - la minorité (le non-peuple) — alors qu’ils ne le sont pas à l’égard du grand nombre, la majorité (le peuple) ! Mais même une parodie fictive peut aider à montrer quel pouvoir « la manière » exerce sur la réaction, à moins qu’elle ne soit contrebalancée, puis saturée par l’autre partie de la dualité. Dès lors il apparaît que tout ce en quoi consiste cette grande découverte, c’est qu’un bon politicien a découvert un autre bon politicien. Car la manière a produit son talent habituel ; car la manière ne peut découvrir le génie qui a renoncé aux platitudes – le génie qui a conçu un ordre nouveau et sans pareil pour l’humanité, simple et assez complexe, abstrait et assez défini, impraticable localement et assez praticable universellement pour abolir le besoin de découvertes ultérieures de « talent » et incidemment la fortune et la « manière » politique de celui qui a découvert le génie. En outre, il (ce génie) ne sera jamais découvert tant que l’esprit de la majorité, le coeur commun, la sur-âme humaine, la source de toutes les grandes valeurs, n’a pas transformé tout talent en génie, toute manière en substance — tant que l’expression directe de l’esprit et de l’âme de la majorité, le droit divin de toute conscience - sociale, morale, et spirituelle — n’a pas révélé le seul art véritable et découvert ainsi finalement le seul guide véritable - à la limite soi-même. Alors ne régneront plus de meneurs, plus de politiciens, plus de manières — et on n’entendra plus de discours.
101L’intensité avec laquelle les techniques et les moyens d’expression sont organisés et utilisés tend à détourner l’esprit d’un « sens commun » et à le conduire vers la manière, et ainsi vers les états mentaux de faiblesse qui en résultent ; par exemple la fausse conclusion de Byron : que quelqu’un qui est plein de sentiments troubles à l’égard de lui-même est qualifié pour être une sorte d’artiste. A ce propos, la manière amène également certains à penser que la sympathie émotionnelle à l’égard du soi est une part tout aussi importante de l’art que la sympathie à l’égard des autres ; et elle amène certains à un préjugé en faveur du bon et du mauvais dans une seule personnalité par opposition à la vertu de beaucoup de personnalités. Il se peut que lorsqu’un poète ou un siffleur prend conscience qu’il est engagé dans la voie facile de quelqu’idiome particulier — que quoi qu’il fasse, il est de parti pris en faveur de quelque moyen d’expression particulier — que sa manière peut être cataloguée comme moderne ou classique — qu il est partisan d’une tendance contrapuctique, ou aux couleurs sonores prononcées, ou sensuelle, ou à succès, ou mélodieuse (quoi que cela signifie) — que ses intérêts vont à l’école française ou à l’école allemande, ou à l’école de Saturne — qu’il est impliqué dans « telle » ou « telle » tendance particulière ou dans quelque complexe de valeurs émotionnelles particulier — en un mot, lorsqu’il prend conscience que son style, c’est « son style personnel », que celui-ci a monopolisé une partie géographique des sensibilités du monde — alors il se peut que la valeur de sa substance ne soit plus en train de croître, qu’elle ait peut-être même commencé à décroître ; il se peut qu’il soit en train d’échanger une inspiration contre une mauvaise habitude et que, finalement, il soit sur le point d’atteindre la renommée, la permanence, ou quelqu’autre sous-valeur, et qu’il s’éloigne de plus en plus de la vérité parfaite. Mais de l’autre côté, il n’est pas irraisonnable d’imaginer que s’il est ouvert (ce poète, compositeur, et ouvrier) à toutes les sur-valeurs à sa portée — s’il s’expose sans protection aux flots de l’absolu qui peuvent s’abattre sur lui - s’il est prêt à utiliser ou à apprendre à utiliser (ou du moins, s’il n’a pas peur d’essayer d’utiliser) tout ce qu’il peut de toutes les leçons que l’humanité a reçues de l’infini et jetées à l’homme, que la nature a découvertes et sacrifiées, que la vie et la mort ont traduites — s’il est ouvert à tout et se montre sensible à tout, s’il subit l’influence de tout (que ce soit de façon consciente ou inconsciente, massive ou humble, audible ou inaudible), que ce soit toute la vertu de Satan ou le seul mal du Ciel — s’il subit l’influence de tout, même en un seul accord — alors il se peut que la valeur absolue de sa substance, et la valeur de celle-ci pour lui-même, pour son art, pour tout art, voire même pour l’Ame Commune, soit en train de croître et de se rapprocher de plus en plus des vérités parfaites — quelles qu’elles soient et où qu’elles soient.
102Encore une fois : une certaine forme d’insistance excessive sur la manière peut être causée par un microbe qui se propage à tout un groupe. L’influence excessive d’une personnalité artistique déterminée — d’un type ou d’un groupe de personnalités déterminées - son admiration excessive, l’identification excessive avec elle tend à produire des symptômes tout aussi favorables que défavorables, mais les symptômes défavorables semblent être plus contagieux. En suivant la remarque impulsive d’un homme célèbre (dont nous avons oublié le nom) qui disait qu’il aimait la musique mais détestait les musiciens, on pourrait peut-être obtenir de bons résultats, du moins par moments. Pour voir le soleil se lever, un homme n’a qu à se lever de bonne heure, et il peut toujours avoir Bach dans sa poche. Nous apprenons que M. Smith123 ou M. MorganLXIX, etc., et autres, ont le projet de mettre sur pied un « Cours à Rome » pour élever le niveau de la musique américaine (ou le niveau des compositeurs américains - lequel des deux ?) ; mais probablement, plus notre compositeur adhère à ses protecteurs « et autres », moins il adhérera à lui-même. Il est possible qu’un jour dans un « champ de blé du Kansas » lui apporte davantage que trois années à Rome. Il se peut que beaucoup d’hommes — quelques-uns de génie peutêtre (si l’on ne veut admettre qu’ils soient tous des génies) —, en essayant d’écrire un poème primé à mille dollars, se soient engagés sur la pente fatale de la subvention.124 Combien de chefs-d’oeuvre n’ont-ils pu ainsi éclore ? Un cocktail fera qu’un homme mangera plus mais ne lui donnera pas un appétit sain, normal (s’il ne l’avait déjà). Si un vicaire offrait un « prix valant le revenu de toute une vie » au pasteur qui aimera Dieu le plus fortement pendant quinze jours, c’est le vainqueur du prix qui aura le moins aimé Dieu. De tels stimulants tendent, à notre avis, à industrialiser l’art plutôt qu’à développer une fermeté spirituelle - une fermeté dont M. Sedgwick dit qu’elle se manifeste dans une union étroite entre la vie spirituelle et les choses de la vie ordinaire, par opposition à une faiblesse sprirituelle qui se manifeste dans la séparation des deux.LXX Si la fermeté spirituelle de quelqu’un est congénitale et assez parfaite, ce dernier sera non seulement conscient qu’il n’y a pas de place dans son âme pour cette séparation, mais il ne sentira pas non plus l’existence de celle-ci dans d’autres. Il ne croit pas qu’il y ait une chose de ce genre. Mais la perfection est rare à cet égard. Et pour la plupart d’entre nous, c’est là notre opinion, cette fermeté a besoin d’être soutenue par quelque chose qui maintienne ou nous aide à maintenir un équilibre normal entre la vie spirituelle et la vie ordinaire.125 Si chaque prix de dix mille dollars était remplacé par un champ de pommes de terre, de sorte que ces candidats de Clio puissent bêcher un peu dans la vie réelle et déterrer peut-être une inspiration naturelle, alors le fond de l’air artistique serait probablement un peu plus clair126 - un peu plus libre de certaines illusions traditionnelles : par exemple, que la pensée libre et l’amour libre fréquentent toujours le même café - qu’atmosphère et diligence sont synonymes. Pour citer incorrectement Thoreau : « Lorsque les demi-dieux parlent, les dieux partent. »127 Chacun devrait avoir la possibilité d’éviter une influence excessive.
103Encore une fois : cette influence excessive par la manière et l’insistance excessive sur elle peut finalement amener certains à croire que la manière pour la manière constitue une base de la musique. Il existe une citation de quelqu’un disant que « le ragtime est la vraie musique américaine. »128 Tout le monde conviendra qu’il est un des nombreux moyens d’expression véritables, naturels, et, de nos jours, devenus conventionnels. C’est un idiome, peut-être un « ensemble ou des séries de formules familières », similaire à ceux qui, à travers les siècles et avec des moyens naturels, ont ajouté de la beauté à tous les langages. Chaque langage n’est que le produit de l’évolution de l’argot, et le « A » traînant de Harvard provient probablement du « boucher de Southwark ». Une étude des rythmes dans le ragtime et des syncopes chez Schumann ou Brahms semble démontrer aux yeux de l’auteur combien ils sont différents.LXXI Le ragtime, tel que nous l’entendons, est évidemment plus (mais pas beaucoup plus) qu’un dogme naturel d’accents déplacés, ou un mélange d’accents faibles et déplacés. Il est comparable à quelqu’un qui porte un chapeau melon sur le haut du crâne, à un air du rythme traînant d’une âme heureuse qui vient de sortir d’une église baptiste dans le vieil Alabama. Le ragtime a ses possibilités. Mais il ne « représente » pas plus « la nation américaine » que certains vieux sénateurs distingués ne la représentent. Peut-être ne le connaissons-nous aujourd’hui que comme minerai avant qu’on en ait extrait un produit raffiné. Il se peut que ce soit une des voies par lesquelles la nature donne à l’art le matériau brut. Le temps le libérera de ses vices et intégrera ses vertus dans le tissu de notre musique. Le ragtime a ses fonctions, comme le flacon d’épices sur la table d’une pension a les siennes, mais déjeuner uniquement de ketchup à la tomate et de raifort, planter sur toute une ferme uniquement des tournesols, et même mettre dans chaque bouquet de fleurs un tournesol serait pire que de qualifier la nature de politicienne. M. Daniel Gregory MasonLXXII, dont l’influence bénéfique est, d’ailleurs, en train de faire peut-être autant pour la musique en Amérique que la musique américaine elle-même, dit de façon amusante : « ... Si le pays de Lincoln et de Emerson est effectivement dégénéré au point qu’il ne reste plus rien que des < trépidations et claquements), alors nous sommes au moins libres de répudier le faux patriotisme de < Mon pays, par-dessus tout), de souligner qu’il vaut mieux ne pas avoir de musique que de la mauvaise musique, et de laisser notre art bien aimé s’effondrer sous le fracas des gongs du métro et des klaxons des automobiles — mort, mais non déshonoré. »129 Et ainsi nous nous permettons la question : vaut-il mieux chanter de manière inadéquate « les feuilles qui flottent sur le lac de Walden » et finir « mort, mais non déhonoré », ou chanter de manière adéquate « la cerise sur le cocktail » et vivre pour toujours ?
6.
104Si quelqu’un a été assez fort pour contourner ces rochers - ces Charybde et Scylla — s’il a survécu à ces mauvais choix, à ces sous-valeurs avec leurs prix, leurs Bohèmes et leurs héros — n’est-il pas plus libre et plus en mesure de « déclarer lui-même » et ainsi d’« aimer sa cause de manière si unique qu’il lui restera fidèle, et abandonnera tout le reste ? Cette cause, qu’est-elle d’autre pour le compositeur américain si ce n’est la beauté musicale suprême que lui, en tant qu’individu avec ses propres qualités et ses défauts, est capable de comprendre et de rechercher - à condition d’abandonner tout le reste excepté ces formes de beauté musicale qui viennent vers lui » et que sa conscience spirituelle approuve intuitivement.
105« Si ce chemin de loyauté personnelle envers une cause est poursuivi avec résolution, il n’importe pas un iota de savoir quelles sont les caractéristiques du style de la musique à laquelle on se consacre. »130 Interprétée librement, cette affirmation peut rejoindre ce que nous avons essayé de dire : que si l’intérêt, l’enthousiasme et le dévouement de quelqu’un pour la substance et la vérité sont du genre à le faire transpirer de sincérité - au diable la manière et le repos ! M. Mason est responsable de ce que trop de jeunes esprits dans leur période d’ensemencement parlent ainsi, soient aussi rudes, ou aillent aussi loin ; mais il admettrait probablement qu’en fin de compte une telle voie (à savoir, la reconnaissance constante de cette dualité idéale dans l’art) est pour ainsi dire la seule voie vers la liberté et le salut finals, bien que ce ne soit pas la route la plus profitable où l’art peut voyager. Dans une lettre à Bayard Taylor, Sydney Lanier écrit : « Je nourris tant de beaux rêves et d’espoirs à propos de la musique, ces jours-ci. Ce dont le peuple a grand besoin c’est une partie d’évangile. De même que le Christ avait rassemblé les dix commandements et en avait distillé le liquide clair de ce merveilleux onzième commandement - aime Dieu de toutes tes forces et ton prochain comme toi-même — de même le temps viendra, je pense, où la musique, si elle évolue sur le bon chemin vers sa grandeurLXXIII encore à peine prévisible, se trouvera être une dernière révélation de tous les évangiles en un seul. »131 L’art de la musique ou l’art de quoi que ce soit d’autre, pourrait-il avoir une raison d’être plus profonde que celle-ci ? Une conception qui n’est plus limitée par les noms étroits de chrétien, païen, juif ou ange ! Une vision qui est plus haute et plus profonde que l’art lui-même !
7.
106Le compositeur le plus humble n’atteindra pas à la vraie humilité s’il vise bas — il ne doit jamais craindre ou avoir peur d’essayer d’exprimer ce qu’il ressent très au-dessus de son pouvoir d’expression, pas plus qu’il ne devrait avoir peur de rompre, si nécessaire, avec les sons premiers et faciles ou d’admettre que ces demi-vérités qu’il rencontre à de rares intervalles sont à moitié vraies ; par exemple, que toutes les galeries d’art contiennent des chefs-d’oeuvre, qui ne sont rien de plus qu’une histoire des belles erreurs de l’art. Il ne devrait jamais craindre d’être appelé un bel esprit - mais non pas dans le sens de la définition du professeur Brander Mattews132. John L. Sullivan était un « bel esprit » dans son art. Un bel esprit est toujours supérieur à un petit esprit.
107S’il « cherche honnêtement », il « trouvera certainement » beaucoup de choses qui le soutiendront. Il peut se tourner vers une partie de la philosophie de Alcott : que toutes les occupations du corps et de l’âme humaine ne proviennent dans leur diversité que d’un seul esprit et d’une seule âme ! S’il trouve présomptueux de souscrire à tout ce qui vient d’être dit plus haut et de soumettre ensuite, même si ce n’est pas à titre de preuve, le travail de ses propres mains, qu’il se rappelle alors qu’un homme n’est pas toujours responsable de la verrue sur son visage, pas plus qu’une jeune fille des couleurs fraîches de ses joues, et que lorsqu’ils sortent le dimanche pour aller prendre l’air, les gens les verront - mais ils doivent prendre l’air. Il peut se rappeler avec Plotin que dans chaque âme humaine il y a un rayon de la beauté céleste ; et par conséquent tout élan humain peut contenir un rayon partiel. Et il peut croire qu’il vaut mieux mettre la main à la pâte et se battre que rester assis - car en faisant face au lanceur il peut alors mieux comprendre l’arbitre, et découvrir peut-être une nouvelle trajectoire. Il se peut que sa présomption (si c’est cela) ne soit qu’une forme de courage chantée par Juvenal, et dans ce cas, il ne peut rien arriver aux deux côtés. « Cantabit vacuus coram latrone viator. »LXXIV
8.
108Diviser par une ligne arbitraire quelque chose qui ne peut être divisé est un processus troublant — pour certains. Nos déductions ne sont peutêtre pas aussi inéluctables qu’elles sont logiques, ce qui suggère qu’elles ne sont pas « logiques ». Une supposition arbitraire ne rendra jamais justice à tous à un moment donné, ni à une personne donnée à tous moments. Beaucoup rejetteront la séparation abrupte que suggère une théorie de la dualité en musique et diront que ces subdivisions générales sont trop étroitement liées entre elles pour être étiquetées une fois pour toutes en « ceci » ou « cela ». Il y a du juste dans cette critique, mais nous y répondrons qu’il vaut mieux être bref à propos de quelque chose de long que long à propos de quelque chose de bref ! Dans un art aussi abstrus que la musique, il est facile de dire que ceci est la « substance » et cela la « manière ». D’aucuns soutiendront (et c’est indéniable - en fait, même évident) que la manière est étroitement liée à la beauté de la substance, et que faire une division ou une distinction trop arbitraire entre elles, c’est porter atteinte, jusqu’à un certain point, à la beauté et à l’unité de l’art. Il y a beaucoup de vérité làdedans aussi. Mais d’autre part, la beauté en musique est trop souvent confondue avec quelque chose permettant aux oreilles de se renverser en arrière dans un fauteuil confortable. Beaucoup de sons auxquels nous sommes habitués ne nous dérangent pas, c’est pourquoi nous avons tendance à les désigner comme beaux. A notre avis, des observations analytiques et impersonnelles montreraient fréquemment - probablement presque toujours — qu’une oeuvre nouvelle ou peu familière est reçue comme belle à sa première écoute lorsque sa qualité fondamentale tend à endormir l’esprit. Un narcotique n’est pas toujours inutile, mais il constitue rarement une base pour le progrès - à savoir, pour une évolution saine dans toute expérience créatrice. Cette sorte de progrès est étroitement liée à la beauté - du moins à la signification émotionnelle profonde de celle-ci, si ce n’est à ses valeurs morales. (Ce que nous venons de dire n’est qu’une impression personnelle, qui est néanmoins basée sur le souvenir fidèle d’exemples concrets d’une période d’environ quinze ou vingt années.) Il est possible que la prédilection pour l’expression individuelle engendre un arrangement superficiel que l’on accepte aisément comme beau — des formules toutes faites qui affaiblissent les muscles musicaux plutôt que de les renforcer. Si la conception sincère que le compositeur a de son art, des fonctions et des idéaux de celui-ci, coïncide avec ces arrangements schématiques de progressions usées jusqu’à la corde et purement opportunistes, à tel point qu’il peut pour son plus grand plaisir les réemployer encore et encore - a-t-il ou n’a-t-il pas été anesthésié avec une dose excessive de sons qui conditionnent ses habitudes ? Et cela n’a-t-il pas pour conséquence que les muscles de sa clientèle deviennent de plus en plus flasques jusqu’à s’affaisser tous ensemble et à ne trouver refuge que dans une loge desséchée à l’opéra — où ils peuvent voir sans penser ? On se fait une idée trop générale de l’unité, ou on l’accepte trop facilement comme analogue à la forme ; et la forme comme analogue à la coutume, et la coutume à l’habitude. Certes, l’habitude peut être un des parents de la coutume et de la forme, mais il y a toutes sortes de parents. Toute unité en art, à son origine, est peut-être à moitié naturelle et à moitié artificielle, mais le temps fait - ou du moins nous le laisse croire, ou tend à nous le laisser croire — qu’elle est entièrement naturelle. Il est facile pour nous de l’accepter en tant que telle. L’« unité de la tenue » d’un homme à un bal exige qu’il porte un faux-col ; pourtant il danserait mieux sans. La cohérence doit avoir, jusqu’à un certain degré, quelque rapport avec la perspective subconsciente de l’auditeur. Par exemple, un critique doit écouter un millier de concerts par année, dans lesquels sont souvent répétées non seulement les mêmes pièces, mais également les mêmes rapports formels de sons, de cadences, de progressions, etc. Il s’installe une certaine routine ponctuée par des séries de stimulants qui évoquent nécessairement des images, et dont il ne semble pas avoir besoin jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Au lieu d’écouter la musique, il écoute autour d’elle. Et de ce point de vue subconscient, il incline peut-être davantage à penser au sujet de la musique qu’à penser en elle. S’il avait la possibilité de changer de métier pendant environ une année, sa perspective deviendrait peut-être plus naturelle et normale. L’unité d’un mouvement de sonate a longtemps été associé à sa forme, et dans une plus large mesure que nécessaire. Un premier thème, un développement, un deuxième dans une tonalité voisine et son développement, la fantaisie libre, la reprise et ainsi de suite, et on recommence. M. RichterLXXV ou M. Parker nous diront peut-être que tout cela est naturel, puisque basé sur la forme du lied classique ; mais en dépit de tous les professeurs on a parfois le vague sentiment que la forme elle-même du lied a été étirée jusqu’à en être complètement déformée. Certains prétendent que la clarté et la cohérence formelle de Tchaïkovski est inégalée (ou quelque chose comme cela) dans ses oeuvres pour orchestre. Cela dépend, nous semble-t-il, dans quelle mesure la répétition constitue une part essentielle de la clarté et de la cohérence. Nous savons que le beurre est fait avec de la crème — mais combien de temps devons-nous observer le « bras qui baratte » ? Si la nature n’est pas très enthousiaste à donner des explications, pourquoi Tchaïkovski le serait-il ? Beethoven était obligé de baratter son message, dans une certaine mesure, pour lui donner une portée. Il lui fallait tirer l’oreille, énergiquement, au même endroit et à plusieurs reprises, car l’oreille de 1790 était plus résistante que celle de 1890. Mais le « grand pleureur russe » aurait pu nous épargner cela. Pour Emerson, unité et âme supérieure, ou coeur commun, sont synonymes. L’unité est du moins plus proche de ces termes que de la géométrie dans l’espace, bien que la géométrie soit peut-être toute unité.
109Mais quels que soient les désagréments que le maintien de cette théorie de la dualité entraîne pour nous, nous avons le sentiment qu’il y a une loi naturelle à sa base et que, comme dans toutes les lois de la nature, une interprétation large est celle qui se rapproche le plus de la vérité. Dans ces termes, quelles sont les parties contraires ? Quelle partie de la substance est manière ? Quelle partie de cette dualité est polarité ? Bien qu’elles ne soient pas sans importance, ces questions peuvent être négligées s’il y a une appréciation sincère (l’intuition est toujours sincère) de l’esprit « divin » d’une chose. L’enthousiasme pour ces valeurs supérieures, et leur évaluation par rapport aux valeurs inférieures, transformera un iconoclasme destructif en créativité, et le simple dévouement en consécration — une consécration qui, telle la musique d’Amphion, fera trembler les murs des Thèbes.
9.
110Si l’on suppose et si l’on admet que l’activité artistique peut être transformée ou amenée vers une consécration finale en reconnaissant et en utilisant aussi bien que possible ces valeurs dualistes supérieures et inférieures dans leur vrai rapport, et qu’en faisant cela on touche partiellement pour ne pas dire entièrement à notre vieux problème concernant l’expression équivalente et probante en art des qualités morales et spirituelles les plus élevées que l’on voit dans la vie — si l’on admet tout cela, que l’on nous permette de proposer une suggestion pratique — une chose que quelqu’un ayant imposé ce qui précède devrait essayer de faire, ne serait-ce que par simple politesse, et même si ce n’est peut-être qu’une tentative de rendre ses spéculations moins spéculatives et de repousser la métaphysique.
111Tout le monde, qu’il soit barde doué d’une étincelle divine ou non, ressent parfois le besoin d’une inspiration venant de l’extérieur, « le souffle d’une autre âme pour attiser notre flamme intérieure », spécialement lorsque nous sommes à la poursuite d’une partie de cette « beauté musicale ultime » que nous sommes à même de comprendre — lorsque nous courons hors d’haleine pour entrevoir un bref instant la grandeur imprévisible du rêve de M. Lanier. Les marionnettes et leurs âmes participent peut-être aussi de cette beauté et de cette grandeur - bien qu’il ne soit pas encore déterminé, à ce que nous avons appris, dans quelle mesure elles y prendront part ; mais il est moralement certain que, parfois, certaines de ces grandes contemplations, qui ont été captées, pour ainsi dire, dans l’« Ame du Monde » et nourries pour nous dans le sol de sa littérature doivent y avoir part. Si un intérêt et une sympathie pour les pensées-visions d’hommes tels que Charles Kingsley, Marc Aurèle, Whittier, Montaigne, Paul de Tarse, Robert Browning, Pythagore, Channing, Milton, Sophocle, Swedenborg, Thoreau, François d’Assise, Wordsworth, Voltaire, Garrison, Plutarque, Ruskin, Arioste et tous les esprits et toutes les âmes soeurs de grande envergure depuis David jusqu’à Rupert Brooke — si une étude de la pensée de tels hommes engendre une sympathie, voire même de l’amour pour eux et leurs idéaux, il est certain que cela est plus proche, même exprimé de manière inadéquate, de ce pour quoi la musique a été donnée à l’homme que ne l’est le dévouement pour « l’amour sensuel de Tristan et Iseut », pour « le meurtre tragique d’un duc ivre » ou les pensées tristes d’une baignoire en train de se vider. Peu importe à cet égard si un homme qui peint imparfaitement un tableau d’un beau paysage inutile est un génie plus grand que celui qui peint parfaitement une mauvaise odeur utile.
112Par ce que nous venons de dire, nous n’entendons pas que les inspirations provenant d’un plan supérieur devraient se limiter à une pensée ou à une oeuvre en particulier, telle que l’esprit la reçoit. Notre idée embrasse plutôt tout ce qui va de pair avec une expression de la valeur composite. Elle concerne l’esprit sous-jacent, l’empreinte directe et sans restriction d’une âme sur une autre, un portrait, non pas une photographie de la personnalité — c’est la part idéale qu’elle voudrait capter dans ce canevas. Il s’agit donc d’une sympathie pour la « substance », pour la valeur supérieure, allant de pair avec la conscience qu’il doit y avoir une valeur inférieure — pour « la part démosthénienne des Philippiques », la « part cicéronienne des Catilinaires », la sublimité, par opposition à la vilenie des Confessions de Rousseau. C’est quelque chose qui tient des tons partiels prédominants chez Hawthorne, mais qui est à la fois plus que cela : « Le magnifique vieux visage d’Homère ; la forme ratatinée et décrépite mais le visage vivant d’Esope ; la sombre présence de Dante ; le sauvage Arioste ; le sourire d’une profonde gaîté de Rabelais ; l’humour grave, désespéré de Cervantès ; le tout-glorieux Shakespeare ; Spenser, hôte bienséant dans un édifice allégorique ; la divinité sévère de Milton ; et Bunyan, moulé dans l’argile la plus humble, mais qui respire le feu célèste, (...). »LXXVI
113Il y a des communautés — maintenant en partie disparues, mais estimées et sacrées — dispersées à travers ce monde qui est le nôtre, dans lequel on s’est battu pour la liberté de pensée et de l’âme et même pour la liberté du corps. Et nous croyons que les pensées inspirées par ces combats pour la liberté vivent toujours dans cette partie supérieure de l’âme qui leur est innée. L’Amérique n’est pas trop jeune pour avoir ses divinités, et ses légendes locales. Nombre de ces « Pensées Transcendantes » et de ces « Visions » qui sont nées sous nos ormes de Concord — messages qui ont apporté le salut à beaucoup d’âmes réceptives à travers le monde — sont toujours en train de croître, jour après jour, vers une beauté de plus en plus grande — montrent encore et de plus en plus clairement le chemin de l’homme vers Dieu !
114Aucun vrai compositeur ne puisera sa substance dans un autre être fini - mais il existe des moments où il sent que l’expression de lui-même a besoin d’être libérée d’une partie au moins de son âme. En de pareils moments, n’aurait-il pas meilleur temps de se tourner vers ces esprits supérieurs que vers l’extérieur, l’immédiat, et la « Lumière éblouissante du Jour » ?
115Les efforts d’un seul homme peuvent se situer loin en-dessous du parcours de ces Phaétons de Concord, ou de la mer Egée, ou de Westmoreland - mais plus sa musique en est éloignée, plus il y a de raisons pour qu’un homme supérieur rapproche sa musique de ces sphères supérieures.133
Notes de bas de page
I Désormais, toutes les indications de pages relatives à Walden se réfèrent à l'édition de L'Age d'Homme (1985), traduction de Jeanne-Chantal et Thierry Fournier.
II « The Rhodora : On Being Asked, Whence Is the Flower ? » in Works IX, Boston et New York 1894, p. 39 ; « Rhodora » est le nom du rhododendron canadien.
III Voir Sturt, op. cit.. p. 328.
IV Nom indien de la rivière Concord.
V Cotton Mather (1663-1728), ministre de la Second Church à Boston de 1685 à sa mort. Ce pupitre fut occupé par Emerson de 1829 à 1832.
VI Titre d'un essai d'Emerson, Essays 1, Works II, pp. 89-122.
VII « Montaigne ; or, The Skeptic », Representative Men, Works IV, pp. 144-177.
VIII Horace Bushnell (1802-1876), théologien à Hartford, Conn.
IX Citation non identifiée.
X Home run : coup spectaculaire au jeu de base-ball.
XI Thomas Babington Macaulay (1800-1859), historien et homme d'état anglais.
XII Salomon Jadassohn (1831-1902), théoricien de la musique allemand.
XIII Cf. chapitre « Thoreau »
XIV Henry Augustin Beers (1847-1926), éducateur à Yale.
XV William Lyon Phelps (1865-1943), éducateur à Yale et critique littéraire.
XVI Richard Croker (1843-1922), politicien de New York.
XVII Daniel Webster (1782-1852), politicien, diplomate et orateur américain.
XVIII David Ricardo (1772-1823), économiste anglais.
XIX Grande Armée : armée nordiste lors de la Guerre de Sécession.
XX « Grande est la miséricorde de Dieu ». Texte de Frederick William Faber, 1862 ; la musique est probablement celle de John Zundel, 1870.
XXI Paraphrase d'un passage de Sartor Resartus, de Thomas Carlyle. (note de Ives)
XXII Wendell Phillips (1811-1884), orateur, réformateur, abolitionniste (voir note 6 du chapitre VI « Epilogue »).
XXIII Auguste Emile Faguet (1847-1916), critique littéraire français.
XXIV William Hazlitt (1778-1830), essayiste anglais.
XXV « Shuffle » : danse répandue parmi les Noirs d'Amérique, où à chaque pas le pied frotte contre le sol.
XXVI Louisa May, Little Women [Les quatre Filles du Docteur March] (1840).
XXVII Walden, « Conclusion », p. 265.
XXVIII Walden, « Solitude », p. 118.
XXIX Walden, « Où je vivais », p. 78.
XXX C'est Ives qui souligne.
XXXI Walden, « Conclusion », p. 280.
XXXII Walden, « Conclusion », p. 286.
XXXIII Walden, « Economie », p. 63.
XXXIV Walden, « Conclusion », p. 284.
XXXV Walden, « Conclusion », p. 281.
XXXVI George Meredith (1828-1909), romancier et poète anglais.
XXXVII « involvedensities ».
XXXVIII Walden, « Les lois supérieures », p. 185
XXXIX Bushnell : voir chapitre « Emerson ».
XL Charles Henry Parkhurst (1842-1933), pasteur presbytérien, écrivain sur des thèmes religieux, New York.
XLI Charles Lamb (1775-1834) essayiste et critique anglais.
XLII Walden, « La Ferme Baker », p. 175 (Le Walhalla est le Palais où Odin reçoit les guerriers morts au combat.).
XLIII Date de la mort de Thoreau.
XLIV « Woodnotes », Poems, Works IX, pp. 43-57.
XLV James Russell Lowell (1819-1891), écrivain et diplomate américain. Cf. « Thoreau », in My Study Windows, Boston 1871.
XLVI Phineas Taylor Barnum (1810-1891), homme de cirque américain.
XLVII En français dans le texte.
XLVIII Alexander Pope (1688-1744), poète et écrivain satirique anglais.
XLIX François Roussel-Despierres (1864- ?), citation non identifiée.
L John Greenleaf Whittier (1807-1892), poète américain.
LI Roman historique de Jane Porter (1776-1850), écrivain anglais très populaire au dixneuvième siècle.
LII Personnages des Scottish Chiefs.
LIII Grande Armée : armée nordiste lors de la guerre de Sécession.
LIV Sturt, op. cit., p. 328.
LV Emerson, « Intellect », Essays I, Works II, p. 318.
LVI Ives fait allusion à l'année 1827, date de la mort de Beethoven.
LVII En allemand dans le texte.
LVIII Allusion à Don Quichotte et à Salomé.
LIX Allusion aux Adventures in a Perambulator [Aventures dans un landau] de John Alden Carpenter (1876-1951).
LX Le premier mouvement (Emerson) de la musique qui est à l'origine de tous ces propos était conçu d'abord (croyons-nous) pour grand orchestre ; le deuxième (Hawthorne), pour un piano ou une douzaine de pianos ; le troisième (Alcotts), orgue (ou piano avec voix ou violon) ; et le dernier (Thoreau), pour cordes, éventuellement colorées par une flûte ou un cor. (note de Ives)
LXI Henri Vieuxtemps (1820-1881), virtuose du violon, compositeur de brillantes oeuvres pour violon.
LXII Sigismund Thalberg (1812-1871), virtuose viennois du piano, compositeur d'oeuvres pour piano tarabiscotées.
LXIII Joseph Joachim (1831-1907), violoniste et compositeur allemand, très estimé pour son interprétation des classiques.
LXIV Jan Kubelik (1880-1940), violoniste réputé principalement pour son habileté technique. (Père du chef d'orchestre Raphael Kubelik.)
LXV Lowell Mason (1792-1872), compositeur d'hymnes américains et collectionneur éminent de musique d'église.
LXVI Charles James Lever (1806-1872), romancier irlandais prolifique, oeuvres complètes publiées en 1872.
LXVII Emerson, « Prudence », Essays 1, Works II, pp. 218-219.
LXVIII Emerson, « Prudence », Essays 1, Works II, p. 219.
LXIX Les noms de David Stanley Smith et J. Pierpont Morgan apparaissent comme membres du Conseil de l'Académie américaine à Rome pendant les années 1921-1922.
LXX Henry Dwight Sedgwick, The New American Type, and Other Essays, Boston et New York 1908.
LXXI En discutant du ragtime (pp. 244-245), Mason (voir plus loin, ainsi que la note 23) cite le dernier mouvement du Concerto pour piano de Schumann.
LXXII Daniel Gregory Mason (1873-1953), compositeur, auteur, professeur de musique à l'université de Columbia.
LXXIII C'est Ives qui souligne.
LXXIV « Le voyageur aux mains vides chantera au nez du voleur. » Le vers se trouve dans la dixième Satire de Juvénal.
LXXV Ernst Friedrich Eduard Richter (1808-1879), théoricien allemand de la musique.
LXXVI Nathaniel Hawthorne, « The Hall of Fantasy », in Mosses from an Old Manse, Works II, pp. 197-198.
Notes de fin
1 Voici un passage extrait de Faits et Commentaires de Herbert Spencer (New York 1902), pp. 47-48, où est exprimée cette théorie : « L'antagonisme entre appréciation intellectuelle et satisfaction émotionnelle est essentiellement le même que celui qui réside à la racine de notre structure mentale - l'antagonisme entre sensation et perception ; (...) le but premier de la musique n'est ni l'instruction ni la culture mais le plaisir ; et c'est un but qui suffit en lui-même. »
2 Henry Sturt, « Art and Personality », in Personal Idealism ; philosophical essays by eight members of the University of Oxford, ed. Sturt, London et New York 1902, p. 307.
3 « L'autonomie de l'art » (The Separateness of Art) est le titre de la troisième partie de l'essai de Sturt. L'idée est résumée dans la phrase suivante (p. 313) : « L'art se situe en dehors des besoins vitaux de notre existence, et c'est pourquoi elle restera toujours un épisode. »
4 Voici un passage tiré de Qu'est-ce que l'art ? de Tolstoï (traduit du russe par T. de Wyzewa, Paris 1898), p. 54 : « ... il est donc nécessaire, avant tout, de cesser d'y voir une source de plaisir, pour le considérer comme une des conditions de la vie humaine. Et si on le considère de ce point de vue, (...) l'art est resté un des moyens qu'ont les hommes de communiquer entre eux. »
5 « Nominalist and Realist » est le titre d'un essai d'Emerson. Le passage auquel Ives se réfère est le suivant : « Combien nous pouvons être sincères et de confiance en disant tout ce qui est dans notre esprit et nous quitter néanmoins avec le sentiment que tout est encore non-dit, cela vient de l'incapacité des parties de se connaître mutuellement, bien qu'elles utilisent les mêmes mots ! Mon compagnon présume connaître mon humeur et mon habitude de pensée, et nous passons d'explication en explication jusqu'à ce que tout ce que les mots peuvent dire soit dit, et nous laissons les choses au même point qu'au départ, en raison de cette présomption vicieuse. » (Essays 2, Works III, p. 236).
6 Emerson, « Circles », Works II, p. 284.
7 Le lecteur qui a pris connaissance de la liberté avec laquelle Ives manie les citations et les allusions ne sera plus surpris de trouver dans une même phrase une citation exacte, comme cela vient d'être le cas, et des mots placés entre guillemets pouvant ne pas être des citations du tout. Dans cet exemple (et c'est souvent le cas ailleurs dans ces essais), les guillemets sont probablement pour Ives une manière d'indiquer qu'il venait d'exprimer l'idée d'un autre auteur. Parmi les nombreuses références à la solitude dans l'oeuvre d'Emerson, le passage situé dans « Culture », The Conduct of Life, Works IV, p. 499 sq. semble être la source la plus probable de cette allusion.
8 Ici encore, les guillemets peuvent signifier que Ives ne fait qu'exprimer une idée d'Emerson. En voici une image proche : « ce fil unique [vos perceptions], aussi fin que les fils de la vierge, (...) auquel sont suspendus le ciel et la terre » (Natural History of the Intellect, Works XII, p. 38).
9 Cf. Emerson, The Conduct of Life, Works IV, p. 171 : « L'artiste, disait Michel-Ange, doit avoir ses instruments de mesure non dans sa main, mais dans les yeux ; (...). »
10 Cf. « Nominalist and Realist », Essays 2, Works III, pp. 233-234 : « Par conséquent, j'affirme très justement que chaque homme est un partialiste ; (...) j'ajoute que chaque homme est également un universaliste (...). »
11 Cf. John Ruskin, « Modem Painters, II », Works IV, London 1903, p. 249, où l'on peut lire (résumé du paragraphe en marge) : « L'imagination pénétrante ne se caractérise pas par la combinaison, mais par l'appréhension des choses. »
12 ibid., p. 278.
13 Il ne s'agit probablement pas d'une citation. Voci un passage apparenté : « Cependant lorsque le Génie arrive, son discours est comme un fleuve ; (...). A-t-il été fait quelque chose de grand et de durable ? Qui l'a fait ? Manifestement pas un seul, mais tous les hommes : c'était la prédominance et le débordement d'une idée. » (« The Method of Nature », Essays 1 Works I, p. 208).
14 Il ne s'agit probablement pas d'une citation. Voici deux passages apparentés : « Notre époque est rétrospective » (Nature, Works I, p. 9) ; « La prochaine grande influence sur l'esprit de l'érudit est la mémoire du Passé, - (...). » (« The American Scholar », Works I, p. 89).
15 Cf. « The Sovereignty of Ethics », Works X, p. 203 : « L'éthique n'a pas pour but de satisfaire l'affection. Mais toute la religion que nous avons est l'éthique de quelque sainte personne ; aussitôt que le caractère apparaît, on peut être sûr que l'amour viendra aussi, et la vénération, et les anecdotes et les légendes à son propos, (...). »
16 Cf. « An Adress », Works I, p. 122.
17 Dans « R. W. Emerson », pp. 2-8, Oliver Wendell Holmes donne un aperçu de la généalogie d'Emerson. La famille d'Emerson était caractérisée par une longue succession d ecclésiastiques, et le grand nombre de diplômés d'université figurant parmi ses membres.
18 Cf. « The Poet », Essays 2, Works III, p. 11 : « Le jeune homme vénère les hommes de génie, (...). Ils participent de l'âme universelle comme lui, mais eux plus que lui. »
19 William Ellery Channing (1780-1842) fut prédicateur depuis 1803 à la Federal Street Congregational Church. Les citations sont tirées d'un discours intitulé « Christianity is a rational religion ». En voici la citation complète : « Je propose, d'abord, de montrer que le christianisme est fondé sur la raison et présuppose l'autorité de celle-ci, et il ne peut, par conséquent, s'y opposer sans porter atteinte à lui-même. (...) J'espère vous avoir communiqué mes idées concernant la première caractéristique de ce pouvoir suprême de l'âme. Son devoir est de discerner des vérités universelles, des principes grands et éternels. » (Channing, Works, Boston 1901, pp. 233-234).
20 Cf. « The Lord's Supper », Works XI, pp. 7-29. Il s'agit d'un sermon prononcé à la Second Church de Boston, le 9 septembre 1832, où sont données les raisons pour lesquelles Emerson cessa d'administrer la communion, ce qui le conduisit à renoncer à son pastorat.
21 Charles Kingsley, Alton Locke, Tailor and Poet. An Autobiography, New York 1850. Peut-être une référence à une lettre de Kingsley à Mrs. Ludlow (p. XX), où Kingsley exprime un intérêt pour Emerson.
22 L'« autre poète » est probablement Goethe. L'allusion doit avoir trait aux Letters and Social Aims, Works VIII, p. 269 : « Les fines influences, peu savent les expliquer, mais tous les admettront ». Goethe les reconnaît dans le poème Musagetes, où il déloge le rossignol de sa place à la tête des Muses.
23 Cf. « The Sovereignty of Ethics », Works X, p. 178 : « Je vois l'unité de pensée traverser toute nature animée ;(...). »
24 Cf. « Fate », The Conduct of Life, Works VI, p. 44 : « La nature adapte de manière magique l'homme à son destin. »
25 Les deux dernières citations sont tirées de l'essai « Success ». Voici le passage exact : « Ce n'est pas par notre force de pénétrer que nous sommes forts, mais par notre rapport d'affinité. Le monde s'élargit pour nous, non pas à travers de nouveaux objets, mais à travers le fait de trouver davantage d'affinités et de forces dans ceux que nous avons. » (Society and Solitude, Works VII, p. 284).
26 Le titre est inexact. Il s'agit en réalité de De contemptu mundi de Bernard de Morval, moine de Cluny. Ives connaissait ce texte probablement dans une traduction de J. M. Neale, intitulée « The rythm of Bernard de Morlaix, monk of Cluny, on the celestial country » (New York 1864). Plusieurs textes d'hymnes connus ont été tirés de la traduction de Neale. Parmi eux figure le texte « Jerusalem the golden », sur lequel Ives écrivit des pièces pour orchestre et pour orgue. Horatio Parker (1863-1919), l'un des professeurs de Ives à Yale, se fit une réputation internationale avec un oratorio basé sur ce texte et intitulé « Hora novissima » (1893). Ives écrivit une cantate intitulée « The Celestial Country » sur un hymne de Henry Alford, qui avait également pour sujet la Cité Céleste et qui fut créée à la Central Presbyterian Church à New York en 1902. La « Cité Céleste » est sans cesse mentionnée dans le récit « The Celestial Railroad » qui se trouve dans Mosses from an Old Manse de Hawthorne (voir ici même le chapitre « Hawthorne »). Ce récit fait partie du sujet de la sonate Concord.
27 Il ne s'agit probablement pas d'une citation. Voici un passage apparenté : « Bien que les oeuvres de la nature soient innombrables et toutes différentes, le résultat ou l'expression de toutes ces oeuvres est similaire et singulier. La Nature est une mer de formes radicalement semblables et pourtant uniques. Une feuille, un rayon de soleil, un paysage, l'océan, font une impression analogue sur l'esprit. » (« Beauty », Nature, Works I, p. 29).
28 Ruskin, « Modem Painters, IV », Works VI, p. 327.
29 Cf. Emerson, « Natural History of Intellect », Works XII, p. 19.
30 « Success », in Society and Solitude, Works VII ; « Spiritual Laws », Essays 1, Works II ; « Brahma », in May-Day and Other Pieces, Works IX, pp. 170-171 ; « Sursum Corda », Poems, Works IX, p. 80.
31 Citation tirée de Henry A. Beers, A history of English Romanticism in the Eighteenth Century, New York 1898. Voici le contexte exact (pp. 1-2) : « Le lecteur sera invité à examiner un bon nombre de documents littéraires, (...). Même après cela, il ne se trouvera guère préparé à donner une définition de dictionnaire du romantisme. (...) Le romantisme signifie donc, selon le sens que j'attribuerai communément à ce terme, la reproduction dans l'art ou la littérature moderne de la vie et de la pensée du Moyen-Age. (...) C'est la définition que donne Heine. »
32 Irving Babitt (1865-1933), Rousseau and Romanticism, Boston et New York 1919.
33 Geoffrey Scott, Architecture of Humanism ; A Study in the History of Taste, London 1914, p. 39.
34 Ce n'est probablement pas une citation d'Emerson. Voici deux passages proches : « Et lorsque la vie est vraie envers les pôles de la nature, les flots de la vérité nous traverseront comme un chant. » (« Poetry and Imagination », Works VIII, p. 70) ; « Car la Nature au rythme accordé est une,/Et arrondit de par la rime chaque rune,/Qu'elle cache son alchimie sous la terre,/Qu'elle oeuvre en sa surface ou par la mer. » (« Woodnotes, II », Poems, p. 53).
35 Cf. « Politics », Essays 2, Works III, p. 199 : « Les hommes bons ne doivent pas trop bien obéir aux lois. »
36 « Culture », The conduct of Life, Works VI, pp. 158-159.
37 Cf. ibid., p. 159 : « Il [l'Homme] transformera les Furies en Muses et les tourments de l'enfer en bienfaits. » La phrase suivante dans cette citation n'est pas d'Emerson.
38 Ives écrivit ces lignes également dans son essai « The Majority », publié dans la même édition que les Essays before a Sonata, pp. 139-199. Il plaça aussi une pièce intitulée « The Majority » en tête de son recueil des 114 Songs, imprimé à titre privé à Redding, Connecticut, en 1922 et réédité depuis.
39 Ives essaya d'amener un tel changement, de gouvernement représentatif à gouvernement direct, fondé sur le référendum, en proposant un vingtième amendement à la Constitution. Il avait distribué en 1920 à la convention républicaine à Chicago une circulaire décrivant sa proposition, et il l'envoya également aux rédacteurs des plus grands journaux ainsi qu'à des représentants importants de la fonction publique. La seule personne importante qui lui donna une réponse sérieuse (bien que négative) fut William Howard Taft (lettre du 19 juin 1920).
40 Un paragraphe de The Majority propose de limiter la propriété personnelle. Au sujet de cette idée, voir aussi le chapitre « Thoreau », pp. [].
41 Ces mots ne sont pas tous de Ruskin. Voici le passage auquel il est fait allusion : « Plus j'y pense, plus je suis convaincu qu'en général l'orgueil est à la base de toutes les grandes erreurs. Toutes les autres passions engendrent occasionnellement le bien, mais chaque fois que l'orgueil y met son mot, tout va de travers, (...). » (« Modem Painters, IV », Works VI, p. 66).
42 Le passage auquel il est fait ici allusion et dont est tirée la citation se trouve dans « Montaigne ; or, The Skeptic », Representative Men, Works IV, pp. 151-152 : « Que l'on se souvienne de la question ouverte entre l'ordre actuel de la < compétition > et les amis du (travail attrayant et communautaire). Les esprits généreux embrassent la proposition du travail partagé par tous ; celui-ci est seul honnête ; rien d'autre n'est sans danger. »
43 Il s'agit du Second Connecticut National Guard March de David Willis Reeves (1838-1900), publié à New Haven par C. M. Loomis et déposé en 1877. La copie de Ives se trouve dans la Collection à Yale. Les marges contiennent quelques notes au sujet d'une oeuvre intitulée « Decoration Day ». Ives se réfère encore une fois à cette marche dans la marge d'une saynète pour le « Yale-Princeton Football Game » : « Fox 2ème Régiment de Reeves — toujours joué par la fanfare à l'occasion de jeux et de réunions etc. » (Cf. Kirkpatrick, Catalogue, pp. 10, 30).
44 Pour une autre description de la même scène ou d'une autre scène similaire, voir Cowell, Charles Ives and His Music, New York, Oxford University Press 1955, p. 27. La fanfare était le « Danbury Civil War Band » du père, Georges Ives. Elle jouait aussi une pièce de Charles, âgé de treize ans, intitulée « Holiday Quick Step ».
45 Voici le passage de Carlyle, paraphrasé par Ives : « Ne fut-ce pas l'Orphée toujours plus élevé, ou les Orphées, qui dans les siècles passés, par la divine Musique de Sagesse, parvint à civiliser l'Homme ? Notre Orphée suprême parcourait la Judée, il y a dix-huit cents ans : sa mélodie de sphères, s'écoulant dans des sons sauvages originels, captiva les âmes ravies de l'homme ; et étant une véritable mélodie de sphères, elle s'écoule et sonne toujours, bien qu'en mille accompagnements, et riches symphonies, cette fois, à travers tous nos coeurs ; et elle les module, et les guide divinement. » (Thomas Carlyle, Sartor Resartus ; the Life and Opinions of Herr Teufelsdröckh, Works I, New York 1899, p. 210).
46 Cité inexactement d'après Emerson, « Plato ; or, The Philosopher », Representative Men, Works IV, p. 77 : « Cela, nous sommes obligés à le dire si nous considérons l'effort de Platon ou de tout autre philosophe à maîtriser la Nature — qui ne veut pas qu'on dispose d'elle. Aucune force de génie n'a jamais eu le moindre succès dans l'explication de l'existence. L'énigme parfaite demeure. »
47 Emerson, « The Over-Soul », Essays I, Works 11, pp. 248-278.
48 O. W. Holmes, Works XI, Boston et New York 1896, p. 132. « The Over-Soul'[L'Ame Supérieure] pourrait presque être appelée l' over-flow [le débordement] d'une imagination spirituelle. »
49 Thoreau, Week, Writings I, p. 400 : « Il existe deux classes d'hommes appelés poètes. L'une cultive la vie, l'autre, l'art, (...) l'une satisfait la faim, l'autre gratifie le palais. »
50 Emerson, « Intellect », Essays 1, Works II, p. 308.
51 Augustine Birrell (1850-1933), homme politique et écrivain anglais. Les citations sont tirées d'« Emerson », Orbiter dicta, New York 1893, p. 241.
52 ibid., p. 244.
53 ibid., pp. 244-245. John Henry Newman (1801-1890), prélat et théologien anglais. Joseph Ernest Rénan (1823-1892), philologue, philosophe et historien français.
54 Le passage exact d'Emerson auquel Ives se réfère est tiré de « Spiritual Laws », Essays 1, Works II, pp. 156-157 ; « Que l'homme croie en Dieu, et non pas en des noms et des lieux et des personnes. Que la grande âme incarnée en quelque forme féminine, pauvre et triste et seule dans quelque Dolly ou Jeanne, sorte pour servir et balayer les chambres et récurer les sols, et ses rayons éclatants du jour ne pourront pas être voilés ou cachés, mais balayer et récurer apparaîtront tout d'un coup comme des actions suprêmes et belles, comme le sommet et l'éclat de la vie humaine, et le monde entier voudra saisir le torchon et le balai ; jusqu'à ce que, voilà ! soudain la grande âme s'est enchâssée dans une autre forme et a fait une autre action, et celle-ci est maintenant la fleur et le faîte de toute nature vivante. »
55 Cf. Emerson, « Thoughts on Modem Literature », Papers from the Dial, Works XII, p. 186 : « Shelley, tout en étant un esprit poétique, n'est jamais un poète (...), l'imagination, le feu originel, authentique, du barde, il ne l'a pas. » (The Dial [Le Cadran], était une revue transcendantaliste, dirigée par Margaret Fuller et Emerson.)
56 Cf. l'essai « Milton », Works XII, p. 136 ; « Car qui est arrivé au point de mesurer la sagesse par la simplicité, la force par la souffrance, la dignité par l'humilité ? Obéissant à ce sentiment, Milton est digne de l'apostrophe de Wordsworth : < Pur comme le ciel nu, majestueux, libre/Ainsi parcourais-tu le chemin commun de la vie/Dans la piété joyeuse ; et encore ton coeur/Prenait sur lui les devoirs les plus humbles !) »
57 Ives utilise le motif de la symphonie no 5 dans la sonate Concord.
58 A savoir plus que ne l'est Priscilla, soeur de Zénobia, dans The Blithedale Romance [Roman de la Vallée Heureuse], 1852.
59 Ezra Ripley, docteur en théologie (né en 1751), ministre de Concord et grand-père de la femme d'Emerson, habitait au Vieux Presbytère jusqu'à sa mort en 1841. Hawthorne s'y installa avec sa fiancée en 1842.
60 Ives a émis encore d'autres commentaires sur Ravel et Stravinsky. Dans le matériel autobiographique cité par Cowell (op. cit., p. 131), Ives affirme avoir entendu pour la première fois la musique de Stravinsky en 1919 ou 1920. Il s'agissait de L'Oiseau de Feu : « ... et je pensais que c'était morbide et monotone ; l'idée d'une phrase, d'habitude petite, était assez bonne et intéressante en elle-même, mais il la répétait sans cesse et cela devenait assommant. Cela me rappelait quelque chose que j'avais entendu sur Ravel dont la musique est d'un genre que je ne peux pas supporter : faible, morbide et monotone ; assez plaisante si l'on veut avoir du plaisir. »
61 George Whitefield (1714-1770), chef religieux anglais, avait visité les colonies de nombreuses fois. Il fut enterré à Newburyport, Mass.
62 Les passages entre guillemets sont tirés de « The Old Manse », in Mosses from an Old Manse [Les Mousses du Vieux Presbytère] de Hawthorne : « Heureux l'homme qui par un jour de pluie peut se rendre dans une énorme mansarde, (...) dont je n'ai jamais connu les secrets, trop respectueux de leur poussière et de leurs toiles d'araignées » (p. 26) (...) Les occupants, à diverses époques, avaient laissé de petites inscriptions et exclamations sur les parois. Là pendait aussi un tabelau défraîchi et en lambeaux qui, à l'examen, se révéla être le portrait vigoureusement tracé d'un clergyman en perruque, brassard et soutane, tenant une Bible à la main. (...) L'original avait été un pasteur de la paroisse, il y a plus d'un siècle, un ami de Whitefield et presque l'égal de celui-ci en éloquence fervente. Je m'inclinai devant l'effigie du digne ecclésiastique (pp. 22-27), (...) et je ne pouvais m'empêcher de plonger dans une méditation profonde et étonnée sur le fait humiliant que les oeuvres de l'intellect humain dépérissent comme celles de ses mains. Les pensées moisissent, (p. 29) (Nathaniel Hawthorne, Works II, Boston et New York 1883.)
63 Le « matin de gel de Berkshire » est peut-être une référence à la scène du Wonder Book [Le Livre des Merveilles] et aux Tanglewood Taies [Contes du Bois touffu] ; Feathertop est un épouvantail dans : « Feathertop : A Moralised Legend » [Feathertop : une légende en forme de morale], in Mosses form an Old Manse\ « Miroir » pourrait être une référence à « Monsieur du Miroir », in Mosses ; les démons sont probablement ceux qui dansent autour de la pipe de la Mère Rigby, dans « Feathertop ».
64 « The Seven Vagabonds » [Les sept Vagabonds], in Twice Told Tales [Contes deux fois contés] ; « Circe's Palace », in Tanglewood Tales ; « The Celestial Railroad » [Le Chemin de fer céleste], in Mosses', « Phoebe's Garden », est sans doute le jardin de Phoebe Pyncheon, in The House of Seven Gables [La maison aux sept pignons]. Ives avait écrit une fantaisie pour piano, appelée « The Celestial Railroad », pour laquelle il s'est partiellement inspiré du mouvement « Hawthorne » de la sonate Concord (voir John Kirkpatrick, A Temporary Mimeographed Catalogue of the Music Manuscripts of Charles E. Ives, Library of the Yale School of Music, 1960).
65 Allusion au passage suivant de Walden : « Grand Spectateur ! Grand Guetteur ! avec qui converser c était les < Mille et Une Nuits > de Nouvelle Angleterre. » (« Visiteurs d'hiver » p. 234).
66 Pour l'identification du personnage, voir ci-après note 23 du chapitre « Thoreau ».
67 Cette réplique n'est probablement pas de Staples. Dans « A Pilgrim in Concord », The Yale Review III (1914), p. 683, le professeur H. A. Beers relate l'histoire suivante : Il décrit sa visite à la première réunion de l'Ecole de Philosophie de Concord en 1879. En parlant des habitants littéraires de Concord avec son aubergiste de l'ancienne taverne, il mentionne Alcott. La réponse du tavernier est : « Oh, Alcott ! La meilleure chose qu'il ait jamais faite, c'était ses filles. » C'est là probablement la source de l'histoire, Ives ayant substitué le nom de Staples qui avait été une fois, bien avant 1879, le tenancier de l'auberge. L'anecdote ne figure pas parmi les autres anecdotes connues sur Staples qui apparaissent dans différentes sources sur Thoreau.
68 Le « docteur Emerson » est Edward Waldo Emerson. La citation est tirée de Henry Thoreau. As remembered by a young friend, Boston et New York 1917, pp. 108-109.
69 Ives semble se référer ici à l'essai de Spencer sur « L'origine et la fonction de la musique » (environ 1860).
70 Henry James jr. in Nathaniel Howthorne, London 1879, p. 94 : « ... il était pire que provincial — il était paroissial. »
71 Walden, « Conclusion », p. 279 : La première phrase est en vers, la deuxième en prose.
72 Voici la citation originale : « Il y a peu à attendre de ce jour, si on peut appeler cela un jour, pour nous qui ne sommes pas éveillés par notre Génie, mais par le coup de coude machinal de quelque serviteur, qui ne sommes pas éveillés par nos propres forces et aspirations fraîchement acquises depuis notre dedans, accompagnées par les ondulations de la musique célèste, au lieu des cloches d'usine et de l'air rempli d'un parfum — à une vie plus haute que celle où nous nous sommes endormis ; (...) Tous les événements mémorables, pourrais-je dire, transpirent au matin et dans une atmosphère matinale. » (Walden, « Où je vivais », pp. 77-78).
73 Cf. l'essai de R. W. Emerson sur « Thoreau » in Works X, p. 442 : « Il pensait que le meilleur de la musique était dans les accents simples ; et il trouvait une suggestion poétique dans le bourdonnement des fils télégraphiques. » (voir également note 32)
74 John Burroughs (1831-1921), naturaliste et auteur américain. Les Indoor Studies, vol. VII de ses Ecrits (Boston et New York 1895) contiennent un chapitre hautement critique sur les capacités de naturaliste de H. D. Thoreau.
75 Voici le contexte dont cette phrase modifiée par Ives est extraite : « J'appris ceci, au moins, de par mon expérience : si quelqu'un avance avec confiance dans la direction de ses rêves, et essaie de vivre la vie qu'il a imaginée, il trouvera des succès inattendus en des moments ordinaires. Il laissera derrière lui un certain nombre de choses, franchira une frontière invisible ; des lois nouvelles, universelles et plus libérales commenceront à s'établir audedans et autour de lui ; ou les anciennes lois seront élargies et interprétées en sa faveur dans un sens plus libéral, et il vivra avec la licence d'une catégorie d'êtres plus élevée. » (Walden, « Conclusion », p. 280)
76 Allusion au passage suivant : « Je ne voudrais à aucun prix que quelqu'un adopte mon mode de vie ; car, outre qu'avant qu'il l'ait parfaitement assimilé j'en aurais peut-être trouvé un autre pour moi, je souhaite qu'il y ait au monde des gens aussi différents que possible. » (Walden, « Economie », p. 62)
77 ibid., « Conclusion », p. 281 : « Comme s'il n'y avait de salut que dans la stupidité. »
78 Pour le passage exact, voir note 7.
79 ibid, p. 286 : « Que célèbrent les hommes ? Ils sont tous dans un comité d'organisation, et d'heure en heure ils comptent sur quelqu'un pour prononcer un discours. Dieu n'est que le président du jour, et Webster son orateur. » [Webster : homme d'Etat et orateur américain du XIXe siècle].
80 Walden, « Solitude », p. 119 : « La valeur d'un homme n'est pas dans sa peau, pour que nous la touchions. »
81 ibid., p. 116 : « J'ai découvert qu'aucun exercice des jambes ne peut rapprocher des esprits l'un de l'autre. »
82 Thoreau, Dial I, p. 175. Cité d'après Mark Van Doren, Henry David Thoreau ; a Critical Study, Boston et New York 1916, p. 92.
83 Thoreau, Journal II, Vol. VIII, p. 98. Cité d'après Van Doren, p. 25.
84 Thoreau, Dial. Cité d'après van Doren, p. 93, où l'on peut lire : « L'influence silencieuse de l'exemple (...) est le véritable réformateur. (...) Les sociétés profitent davantage d'une seule vie sincère, en voyant comment un seul homme s'est aidé lui-même, que de tous les projets conçus par la politique humaine pour leur salut. »
85 La citation par Ives comporte quelques inexactitudes et omissions : « Je suis convaincu que si tous les hommes vivaient aussi simplement que je le faisais alors, le vol et le brigandage seraient inconnus. Ils n'existent que dans les communautés où quelques-uns en ont plus qu'il n'en faut tandis que d'autres n'en ont pas assez. Les Homère de Pope seraient bientôt convenablement répartis : < Nec bella fuerunt, Faginus astabat dum scyphus ante dapes.> < Ni les guerres ne tourmentaient les hommes, Quand le contenu d'un bol en hêtre était la seule requête >. < Vous qui dirigez les affaires publiques, quel besoin avez-vous d'employer des châtiments ?> < Aimez la vertu, et le peuple sera vertueux.> » (Walden, « Le Village », pp. 151-152).
86 Cette idée, développée dans son essai « The Majority », Ives la mit en pratique dans sa vie personnelle. Tout en étant le principal associé de la compagnie d'assurances Ives & Myrick, dont le portefeuille s'élevait à plus de $ 49'000'000 en 1929, l'année avant sa retraite, Ives refusa de percevoir une part proportionnelle de l'affaire et n'en retira que ce qu'il fallait pour subvenir aux besoins de sa famille, ainsi qu'un fonds destiné à couvrir les dépenses liées à la reproduction, publication et exécution de sa musique. Il versa de nombreuses contributions, tirées de ce fonds, à des organisations dans le besoin se consacrant à la publication de musiques nouvelles par d'autres compositeurs, (voir Cowell, pp. 119-120)
87 Pendant la première guerre mondiale, Ives écrivit un grand nombre de notes où il formule ce qui est décrit, dans des parties de manuscrits existant encore, comme « Union mondiale des peuples (ou appelons cela Etats Unis du Monde), dont la constitution garantit à chaque pays d'être libre de vivre sa propre vie ; aucun pays ne tentera de prendre par la force un autre pays — plus de chapardages par des dictateurs médiévaux. »
88 Cf. Walden, « Conclusion », p. 288 : « Le gouvernement du monde dans lequel je vis ne fut pas composé, comme celui de Grande-Bretagne, au-dessus d'un verre de vin au cours de conversations après dîner. »
89 Voir note 34 du chapitre « Emerson » concernant l'amendement à la constitution, proposé par Ives, ayant pour but de changer le gouvernement représentatif (« indirect ») des Etats-Unis en un gouvernement se fondant sur le référendum (« direct ») où le peuple voterait directement toutes les décisions majeures.
90 Cité d'après E. W. Emerson, Thoreau, p. 109.
91 Cf. E. W. Emerson, op. cit., pp. 14-16 et 124-125 (notes) pour les histoires de l'adolescence ; pp. 131-134 (notes) pour la lettre à Ellen Emerson (31 juillet, 1849) ; pp. 68-70 pour les soins apportés à l'esclave en fuite, rapportés par Moncure D. Conway, un prédicateur de Virginie ayant vécu quelque temps à Concord près de chez les Thoreau. Sam Staples était un « caractère » de Concord qui de palefrenier et barman devint policier, et plus tard Représentant au Tribunal. Il fut le geôlier de Thoreau en 1846 lorsque celui-ci refusa de payer sa capitation en guise de protestation contre la guerre contre le Mexique, et, plus tard, son ami et assistant dans des expéditions d'arpentage. E. W. Emerson parle longuement de lui dans une note (pp. 136-138).
92 Cité d'après Van Doren qui cite Stevenson comme suit : « Thoreau est sec, collet monté et égoïste », et n'a « rien de cette grande génialité inconsciente des héros du monde. » (p. 43) Robert Louis Stevenson, dans Familiar Studies of Men and Books, [Etudes familières sur les hommes et les livres] (London 1882), s'exprime ainsi : « Avec sa perspicacité acide, avec sa dextérité quasi animale dans l'acte, il n'y avait pas de place pour cette grande génialité inconsciente des héros du monde », (p. 129) « Thoreau est sec, collet monté et égoïste », (p. 160)
93 « Walking », Excursions, Writings V, p. 247 : « Nous marchions dans une lumière si pure et vive dorant l'herbe et les feuilles fanées, si tendrement et sereinement vive, je pensais que je ne m'étais encore jamais baigné dans un tel flux doré, sans aucun clapotis ou murmure (...). Ainsi nous flânons vers la Terre Sainte jusqu'au jour où le soleil brillera avec plus d'éclat que jamais, ses rayons parviendront peut-être jusque dans nos esprits et nos coeurs, et ils illumineront nos vies entières d'une grande lumière d'éveil, aussi chaude et sereine et dorée que sur la rive d'un lac en automne. »
94 Cette version de l'épisode correspond intimement à celui cité dans E. W. Emerson, Thoreau, pp. 117-118.
95 Cf. Emerson, « Woodnotes I », Poems, Works IX, p. 46 : Trois lunes durant, son grand coeur fit de lui un ermite,/Tout ce temps il erra libre dans l'ombre illimitée.
96 Emerson, « Nature », Essays 2, Works III, pp. 187-188 : « La Nature est l'incarnation d'une pensée et redevient une pensée, comme la glace se transforme en eau et en gaz. »
97 Il ne s'agit pas d'une citation d'Emerson, mais apparemment d'un souvenir des « Woodnotes », mélangé avec le passage cité juste avant, de son essai « Nature » ainsi qu'avec les lignes suivantes de Walden : « Debout sur la plage de sable lisse à l'extrémité est de l'étang, par un calme après-midi de septembre, quand une brume légère rend indistincte la ligne de la rive opposée (...). » (« Les étangs » p. 164)
98 Allusion apparente à la mort inattendue de son père à l'âge de 49 ans en 1894 lorsque Ives était étudiant de première année à Yale.
99 Voici la citation originale tirée de « Tuesday », Week, Writings I, p. 201 : « Nuage ancré bas/Air de terre-neuve,/Origine et source de rivières,/Tissu de rosée, tenture de rêve/Napperon déployé par les fées/Prairie flottante des airs. »
100 Les citations renvoient aux passages suivants de Walden :
« Bruits », p. 99 : « Ma maison était sur le versant d'une colline, juste à l'orée du plus grand bois, au sein d'une jeune forêt de pitchpins et de hickorys et à une demi-douzaine de verges de l'étang, auquel menait un étroit sentier descendant la colline. »
« Les étangs », p. 164 : « Debout sur la plage de sable lisse à l'extrémité est de l'étang (...). »
ibid., p. 163 : « J'ai en mémoire l'image de la rive occidentale échancrée de baies profondes, celle du nord plus escarpée (...). »
101 Allusion au passage suivant de « Monday », Week, Writings I, p. 185 : « Voyageant à pied (...) lorsque j'atteignis la voie ferrée à Plaistow, j'entendis, à quelque distance, une faible musique dans l'air, comme une harpe éolienne, que je soupçonnai immédiatement de provenir du fil télégraphique en train de vibrer dans la brise du matin se levant à peine, et posant mon oreille contre un des poteaux, je fus convaincu qu'il en était ainsi. C'était la harpe télégraphique qui chantait son message à travers le pays, son message envoyé non pas par des hommes, mais par des dieux. » (Pour une discussion des nombreuses références aux sons éoliens des fils télégraphiques dans le Journal de Thoreau ainsi que leur profonde signification spirituelle pour lui, voir Van Doren, p. 113).
102 Voici le passage tiré de Walden, auquel Ives se réfère : « J'aime cette vaste marge dans ma vie. Parfois, un matin d'été, ayant pris mon bain accoutumé, je m'asseyais au soleil devant ma porte, du lever du soleil jusqu'à midi, absorbé dans une rêverie, parmi les pins, les hickorys et les sumacs, dans une solitude tranquille et sans trouble, (...). En ces temps je poussais pendant la nuit comme le maïs, et c'était beaucoup mieux que n'importe quel travail de mes mains. Ce n'était pas du temps soustrait de ma vie, mais autant en sus pour mon ordinaire. Je réalisais ce que les Orientaux entendent par contemplation et par renoncement aux actions. En général, je ne me souciais pas de la façon dont s'écoulaient les heures. Le jour avançait comme pour éclairer un de mes travaux ; c'était un matin, et voilà, maintenant c'est le soir, et rien de remarquable ne s'est accompli. » (« Bruits », pp. 97-98).
103 Citations se référant au passage suivant de Walden : « Maintenant que les wagons sont passés et avec eux tout ce monde agité, et que les poissons dans l'étang ne sentent plus leur grondement, je suis plus seul que jamais. (...) Parfois le dimanche, j'entendais les cloches, la cloche de Lincoln, d'Acton, de Bedford ou de Concord, quand le vent était favorable, une mélodie légère, douce, et, pour ainsi dire, naturelle, digne de s'introduire dans le désert. A une distance suffisante par dessus le bois, ce son acquiert un certain bourdonnement vibrant, comme si les aiguilles du pin à l'horizon étaient les cordes d'une harpe qu'il effleurait. Tout son entendu à la plus grande distance possible produit un seul et même effet, une vibration de la lyre universelle, juste comme l'atmosphère intermédiaire rend intéressant à nos yeux une crête lointaine par la teinte d'azur qu'elle lui donne (...). L'écho, dans une certaine mesure, est un son original, et en cela réside sa magie et son charme. Il n'est pas qu'une répétition de ce qui méritait d'être répété de la cloche, mais en partie la voix de la forêt ; les mêmes mots insignifiants, les mêmes notes, chantés par une nymphe des bois ». (« Bruits », pp. 106-107).
104 Le mouvement « Thoreau » de la sonate Concord comporte un passage facultatif pour flûte.
105 Allusion au passage suivant de Walden : « C'est une soirée délicieuse, celle où le corps entier est un seul sens, et absorbe les délices à travers tous ses pores. Je vais et je viens dans la Nature avec une singulière liberté, étant une partie d'elle-même. » (« Solitude », p. 113).
106 Les guillemets ne sont pas ironiques. Voici la première ligne de « Death of the Flowers » [La Mort des Fleurs] de William Cullen Bryant (1794-1878), poète américain : « Les jours de mélancolie sont arrivés, les plus tristes de l'année. » Dans la dernière phrase de l'essai « Nature » d'Emerson (Essays 2, Works III, p. 188) on peut lire : « ... elle [la sagesse] nous a enveloppés dans des jours gris, mélancoliques, (...) ».
107 Dans son essai « Some'Quarter-tone'Impressions » [Quelques impressions sur les quarts de ton], publié la première fois dans le Franco-American Music Society Quarterly Bulletin, en mars 1925, Ives raconte comment son père avait construit un instrument avec vingtquatre cordes de violons accordées à des intervalles inférieurs au demi-ton et comment il avait essayé de faire chanter à sa famille les mélodies qu'il jouait sur cet instrument.
108 La réaction de Ives à l'endroit de Wagner après avoir entendu une exécution du Crépuscule des dieux à New York en 1894 est illustrée dans la lettre suivante à son père :
New Haven, 1er avril 1894
Cher père,
Reçu votre lettre hier soir à mon retour de New York. Je suis parti d'ici à 10 heures 35 et arrivé en ville un peu avant une heure, et je me suis rendu immédiatement au Théâtre pour obtenir à temps une bonne place à la seconde galerie (tout en haut). J'avais une assez bonne vue et j'entendais très bien. J'ai acheté un livret bilingue allemand-anglais. J'ai lu à fond deux ou trois fois l'intrigue afin de pouvoir mieux comprendre et suivre les paroles allemandes. Je pouvais facilement voir ce que Wagner essayait de faire. On ne prête guère attention à la musique ou à l'orchestre, puisque tout semble faire partie de l'action et de l'histoire et avancer avec elles. Je ne veux pas dire qu'on n'y fait pas attention parce qu'on est absorbé par la pièce, mais on a le sentiment que la musique n'a été faite que pour nous aider à nous concentrer sur l'action. Je ne me souviens d'aucun air ou passage particulier que l'on remarquerait simplement pour la musique elle-même, à moins qu'il s'agisse du « Chant de la Fille du Rhin » au début du deuxième acte. Il y a certaines choses qui ne me semblent pas tout à fait naturelles. A un endroit, par exemple, Siegfried est censé être très furieux contre Brünhilde et elle chante un air où elle est très excitée et où elle le réprimande, mais lui, au lieu de l'interrompre, attend que l'orchestre ait joué un long intermezzo, et puis il commence. Il y avait plusieurs autres endroits comme celui-ci qui m'ont frappé pour être assez peu naturels, bien que probablement il y avait une raison pour cela. On amène un cheval sur la scène et il est censé être au bord d'une rivière, mais on peut entendre ses sabots frapper les planches de la scène, ce qui gâche l'effet. Et puis l'emploi tellement fréquent du cor et des timbales devient terriblement ennuyeux vers la fin. Et tout ce dont je me souviens à peu près de l'orchestre maintenant, c'est qu'il n'y avait que des accords diminués, des rondes et du trombone. Evidemment, je n'entends pas critiquer, je dis juste comment cela m'a semblé, mais si je l'avais étudié auparavant, j'en aurais probablement une opinion différente. N'empêche que le cheval aurait dû avoir un peu de boue pour marcher. J'aimerais avoir le temps d'étudier et d'entendre tous ses opéras. Chaque chose en soi est bien et l'on peut voir précisément quelle était son idée, et il semble amusant que personne n'y ait pensé avant. Néanmoins, il semble que s'il y avait eu plus de rythme ou de mélodie reliée (vous savez ce que je veux dire) dans sa musique, et si l'action était plus naturelle et si l'intrigue avait plus de sens par rapport à la musique, alors que c'est juste un conte de fée ordinaire, et lorsqu'on y réfléchit, ça a l'air d'un gros travail sur rien du tout, ou si c'était un fait tiré de l'histoire réelle ou d'un livre célèbre, on pourrait alors en tirer quelque profit éducatif. Je vous enverrai le programme et le livret, avec la lessive, car j'aimerais que vous le lisiez et me disiez ce que vous en pensez (...).
109 Les titres des sermons de Bushnell (théologien américain, 1803-1876) qui ressemblent le plus à ce titre « Knowing God » (La connaissance de Dieu) sont : « He That Knows God will confess Him » [Celui qui connaît Dieu se confessera à Lui], in Sermons for the New Life, New York 1858, et « The Immediate Knowledge of God » [La connaissance immédiate de Dieu], in Sermons of Living Subjects, New York 1873.
110 Ce n'est pas une vraie citation. Dans « Spiritual Laws », Essays 1, Works II, p. 148, Emerson dit : « Vous pensez, parce que vous n'avez pas parlé lorsque les autres parlaient (...), que votre verdict est encore attendu avec curiosité comme une sagesse en réserve. Loin de là, votre silence parle très haut. »
111 Boston, 1837. Il s'agit d'une réunion publique à propos du meurtre de Elijah P. Lovejoy (clergyman, abolitionniste et journaliste américain) à Alton, Illinois, par une foule pro-esclavagiste. James T. Austin, attorney général du Massachusetts, prétendit que Lovejoy était mort fou. Wendell Phillips parla en faveur de Lovejoy, emportant avec lui la sympathie du public réuni. Voir The Freedom Speach of Wendell Phillips, (...) With letters from eye witnesses [Le discours de la liberté de Wendell Phillips, (...) avec des lettres de témoins oculaires], Boston 1891.
112 Pour les notes autobiographiques de Ives décrivant les assemblées religieuses en plein air à Redding, Connecticut, voir Cowell, pp. 23-24.
113 Le Catalogue de Kirkpatrick contient un index spécial des airs cités par Ives (qui avait l'habitude invétérée d'utiliser des citations aussi bien dans sa musique que dans sa prose). L'index énumère cinquante-quatre mélodies d'hymnes dont beaucoup ont été employés nombre de fois, et dans différentes oeuvres. La liste donnée par Kirkpatrick des citations tirées d'autres catégories de musique montre que Ives puisait beaucoup plus dans les hymnes que dans aucune autre source.
114 Dans le texte : « Mus. Bac. [Bachelor of Music] R. F. O. G. » L'abréviation est un mélange de F. R. C. O. (Fellow of the Royal College of Organists) et F. A. G. O. (Fellows of the American Guild of Organists).
115 Si Ives adressait ses remarques à l'un des compositeurs de son époque qui utilisait du matériau indien et nègre, il semblerait que ce soit Henry Gilbert (1868-1928) dont le ballet The Dance in Place Congo fut représenté au Metropolitan Opera en 1918, à peu près à l'époque où Ives était en train d'écrire l'« Epilogue ». Les pièces pour piano de Gilbert comprennent des « Scènes indiennes » et des « Danses nègres ». Le principal compositeur qui utilisa du matériau indien fut Arthur Farwell (1872-1952).
116 Ives cite Hegel probablement d'après Sturt (op. cit. p. 310). Voici le passage original : « Le besoin général envers l'art donc est celui de la raison, qui pousse l'homme à élever le monde intérieur et extérieur à sa conscience spirituelle comme un objet dans lequel il reconnaît son propre moi. » (Hegel, Vorlesungen iiber die Aesthetic Théorie Werkausgabe, vol. 13, Suhrkamp, Frankfurt 1970, p. 52)
117 John C. Griggs, « Claude Debussy », in The Yale Review, I (1912) (note de Ives). Le docteur Griggs fut, avec le père de Ives, le premier partisan de sa musique. Les indications que donne Cowell sur Griggs sont parfois inexactes.
118 Ives eut une expérience déplaisante avec ce terme, décrite in Cowell, op. cit., p. 69. Edward Stowell, directeur de l'orchestre du Music School Settlement à New York, lui dit que la sonate pour violon de Daniel Gregory Mason était meilleure que sa deuxième sonate pour violon parce que c'était de la vraie Geigermusik (« fiddler music »).
119 Il s'agit de Reber Johnson, alors deuxième violon solo du New York Symphony Orchestra, plus tard professeur de violon pendant de nombreuses années au Conservatoire d'Oberlin. Cet incident est décrit également dans les notes autobiographiques citées par Cowell, pp. 68-69.
120 Cf. Emerson, « Intellect », Essays 1, Works II, p. 319 : « Le silence est un dissolvant qui tue la personnalité et nous donne la possiblilité d'être grands et universels. »
121 L'italique de l'orchestre désigne la New York Philharmonie Society. Le chef d'orchestre-compositeur était Mahler qui dirigea l'orchestre à New York en 1910, la même année où sa symphonie no 8 (« Symphonie des Mille ») fut créée à Munich. Ives assista à un concert dirigé par Mahler à New York (Cowell, p. 41) et Mahler alla jusqu'à ramener avec lui en Europe la partition de la symphonie no 3 de Ives, mais il ne put la jouer avant sa mort en 1911 (Cowell, note, p. 131).
122 Ives doit se référer à Henry Distin, chef d'une entreprise anglaise qui, après 1849, se consacra principalement à la fabrication d'instruments en cuivre. Il confond probablement Distin avec Henry Disston (1819-1878), industriel et inventeur américain.
123 David Stanley Smith (1877-1949). Les années d'études de Smith à Yale avec Horatio Parker coïncidèrent avec celles de Ives. Ayant fait une carrière réussie et conventionnelle en tant que compositeur et succédé à Parker à la tête de la Yale School of Music, il fut plus que jamais la cible des commentaires caustiques de Ives, bien que les deux hommes étaient de bons amis en dehors des questions musicales (voir Cowell, p. 66).
124 L'opéra Mona de Horatio Parker gagna un prix de dix mille dollars et fut représenté au Metropolitan Opera en 1912. Son opéra Fairyland gagna un autre prix de dix mille dollars offert par la National Federation of Music Clubs et fut représenté à la Foire Mondiale à Los Angeles en 1915.
125 Ce passage concernant l'équilibre entre vie spirituelle et vie ordinaire peut aider à expliquer ce qui pour beaucoup des admirateurs de Ives resta une énigme : à savoir qu'il ne semblait jamais s'opposer aux pressions - ni être contrarié par elles - que lui imposait son activité à plein temps en tant qu'homme d'affaires, pendant la période où son impulsion créatrice de compositeur était à son sommet. Dans une lettre à Henry Bellaman, cité par Cowell, p. 97, il dit : « J'ai vécu une grande plénitude dans les affaires. Le tissu de l'existence se trame lui-même tout entier. On ne peut pas pratiquer un art dans un coin et espérer qu'il possède vitalité, réalité et substance. (...) Mon travail en musique a aidé mes affaires et mon travail dans les affaires a aidé ma musique. »
126 Emerson, « New England Reformers », Essays 2, Works III, p. 245 « Le vieux dicton anglais disait : d'été dans les champs, l'hiver dans les livres). »
127 Ce n'est probablement pas Thoreau qui est incorrectement cité, mais Emerson, « Intellect », Essays 1, Works II, p. 319 : « Le vieux proverbe disait : soyons silencieux, car les Dieux le sont. »
128 Il s'agit de H. K. Moderwell, cité par Mason d'après The New Republic, 16 octobre 1915 (Mason, Contemporay Composers, New York 1918, pp. 247-248) : « J'aime à penser que le ragtime est l'expression parfaite de la ville américaine, avec son affairement et son mouvement agité (...). Lorsque l'on se promène dans les rues d'une ville américaine on sent dans ses trépidations et claquements une personnalité différente de celle de toute capitale européenne (...). C'est américain. Et le ragtime exprime cela, je crois. C'est aujourd'hui la seule vraie musique américaine. »
129 Mason répond ici à un article de Moderwell concernant le ragtime qu'il a cité juste avant cette citation, (voir note 23, ci-dessus)
130 Le passage, tiré de Mason, est quelque peu paraphrasé. Voici le texte original : « Il doit aimer sa cause de manière si unique qu'il lui restera fidèle, et abondonnera tout le reste. Or, cette cause, qu'est-elle d'autre pour le compositeur américain si ce n'est la beauté musicale suprême que lui, en tant qu'individu avec ses qualités et ses défauts, est capable de comprendre et de rechercher ? Et qu'est-ce que < tout le reste > qu'il doit abondonner, excepté ces formes de beauté musicale qui, quelle que puisse être leur valeur intrinsèque, ne viennent pas vers lui, n'éveillent pas de vibration de sympathie en lui, le laissent froid ? Il doit prendre parti. Il doit être non pas un philosophe mais un partisan. Il doit avoir de bons enthousiasmes vigoureux, et de bons préjugés vigoureux. C'est seulement ainsi qu'il peut être un individu. (...). »
131 Letters of Sidney Lanier, (...) 1866-1881, New York 1889, p. 113. La lettre ne figure pas dans le groupe adressé à Bayard Taylor, mais se trouve cinq pages avant dans le groupe de lettres intitulé « A Poet's Musical Impressions » dont toutes, à l'exception de la première, avaient été adressées à sa femme. La lettre en question porte l'entête : « Baltimore, March 12, 1875 ».
132 Brander Matthews, The American of the Future, and Other Essays, New York 1909. Ives avait peut-être en tête l'affirmation suivante, p. 18 : « Il y a longtemps, les habitants de la Nouvelle Angleterre rechutèrent de l'orthodoxie dans l'unitarisme, et alors leur foi vacillante glissa progressivement dans l'agnosticisme frileux, jusqu'à aujourd'hui où leur piété prend souvent la forme légère du culte des ancêtres, qui se révèle chez nombre d'entre eux par une haute opinion d'eux-mêmes comme descendants de leurs saints aïeux. »
133 La note suivante, destinée à être ajoutée au texte lors d'une éventuelle seconde édition des Essays, devait probablement être insérée dans l'« Epilogue » : « Quelles sont les qualités fondamentales habituelles du génie - ? D'après une estimation générale, elles comprendraient < la capacité de se donner une peine infinie), le pouvoir de l'imagination et de l'intelligence, les instincts émotionnels et créateurs, les désirs et les impulsions ; mais à la base de cela — il doit y avoir - et plus je réfléchis à la question, plus je suis sûr que cet élément le moins communément accepté est d'une importance fondamentale — l'élément de la < modération >. Si on l'examine plus attentivement, on découvrira qu'il repose sur quelque chose qui est lié au < caractère moral), à la force de l'équilibre et du calme intérieurs. Tous les grands hommes l'ont et on ne leur donne que peu de foi pour cela. Tous les quasi-génies, ou ceux qui se déclarent eux-mêmes des génies, parlent haut et fort de < leur besoin de liberté), d'agir et de vivre comme ils en ont envie - Que l'on écoute l'un d'eux parler et on se rendra très vite compte que ce qu'il cherche avec un enthousiasme frénétique est égoïsme, non pas liberté. Il pense qu'il a besoin d'être libre des sacrifices ordinaires de la vie quotidienne. Son confort matériel d'abord — celui des autres, de ses enfants, de sa femme, de ses amis après — ou nulle part. Il a besoin d'être libre pour exprimer la grandeur de son âme, mais il oublie qu'une attitude injuste et impatiente, voire indécente à l'égard de sa femme — signifie qu'il n'a pas de grandeur d'âme sur laquelle il pourrait se fonder — mais il oublie que s'il n'est pas prêt à gagner ou à essayer de gagner honnêtement sa vie — il n'est pas un homme — assez grand pour avoir des aspirations dignes d'être exprimées. En un mot — le génie se manifeste à travers cette modération, ce < grand équilibre de l'âme > — qui sait contrôler, comme un < homme > et non comme un dégénéré, les impulsions émotives et intellectuelles. (Illustration) Un homme qui disait qu'il aimait la musique depuis et dans son berceau, et qui voulait que tout le monde le sache — qui aimait passionément Bach et Beethoven de sorte qu’il n'avait pas besoin de travailler dur sur eux — qui aimait passionément les lieder de Schubert — mais qui chante toujours du Massenet pour les dames, qui disait qu’il aimait passionément le contrepoint, mais qui évitait toujours le travail en classe, un grand César Frank qui travaillait dur dans la vie — qui enseignait, etc. qui composait les soirs et pendant les vacances au lieu de chercher un patron riche qui lui permettrait de rester au lit — et d'empocher sa part qui disait qu’il aimait passionément les belles femmes — en maria (une) à dix-huit ans, une âme soeur avec laquelle il avait beaucoup d’affinités, fonda une grande famille — et les quitta tous (du jour au lendemain) et (laissant) à la providence qu'elle prenne soin d'eux, — car il a besoin d’être libre pour exprimer la grandeur de son âme. Que l'on regarde (l’art) la musique de cet homme ou d’un autre au caractère semblable — que l’on vive assez longtemps avec elle — et on sentira progressivement la part décadente de l'âme de cet homme — faisant une musique vigoureuse, peut-être belle — mais on ne peut vivre longtemps avec elle — pas plus longtemps qu’il n’a pu vivre avec sa famille — ce n’était pas la liberté de s'exprimer qu'il recherchait — c’était une impulsion bassement égoïste d’être reconnu comme un génie - non pas d'en être un. Son esprit (et son coeur) était trop petit pour qu’il connaisse la grande modération du génie. Il était un lâche — il avait peur que la grandeur de son âme l’empêchât de penser trop. Citer Hadley Economies, p. 50. » [Arthur Twining Hadley, Economies : An Account of the Relations Between Private Property and Public Welfare (Economie : une analyse des rapports entre propriété privée et assistance publique), New York et London 1896. Hadley, plus tard président de Yale (1899-1920), était alors professeur d’économie politique. Le livre était utilisé comme manuel à l'époque où Ives était étudiant. Le passage auquel il est fait allusion est probablement le suivant : « Le mal de penser trop, et celui de ne pas suffisamment faire confiance à la providence, semble moindre comparé à celui de faire confiance à la providence pour chaque chose et de ne pas penser du tout. »]
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988