Le nom de la liberté
p. 116-119
Texte intégral
1C’est étrange, mais vrai ; en refléchissant au sujet de cette manifestation, je ne pouvais m’empêcher d’en modifier inconsciemment le titre. J’ai dû finalement accepter que Le nom de la liberté se transforme et devienne Au nom de la liberté. Pour ce léger changement, lourd de conséquences, je vous demande à tous pardon. Pourtant cette démarche me semble logique : que de faits et de méfaits sont aujourd’hui encore accomplis au nom de cette liberté, tout comme “au nom du peuple”, “au nom de la justice” ou, et ceci est le comble de la prétention, “au nom de Dieu”, des formules aussi lapidaires que pathétiques.
2Mais peut-être ne peut-on définir la liberté, ou mieux encore, ce que nous nommons liberté, que par des détours. Comme la capacité de notre mémoire se trouve dépassée lorsqu’on dit “depuis toujours” pour justifier des coutumes, des comportements, de la même façon la mémoire de l’homo erectus est trop faible, trop floue et - probablement aussi par légitime défense - trop friable dès qu’on y cherche un appui infaillible. Et c’est précisément à cause de l’incapacité de l’homme à transférer son expérience d’un domaine à un autre selon les lois de la raison, que se révèlent les différences et les défaillances de notre conception si précieuse de la “liberté”.
3Tout d’abord, il faut accepter que la liberté ne puisse provenir que de la somme de plusieurs libertés distinctes. Ainsi l’on sera forcé de mettre un frein à cette tendance, innée dès qu’il s’agit de l’essentiel, à l’idéalisation. Car toutes ces libertés distinctes aspirent - même si elles paraissent peu importantes - à être nommées. Elles exigent des solutions, des chemins et des moyens pour transformer éventuellement leur existence factice en liberté concrète. Celui qui, comme moi, a vécu le dernier avènement, pour l’instant, du concept de liberté dans le domaine de la musique après 1950, ne pourra pas s’empêcher de comparer les différentes manières dont on utilise de tels mots clés et d’en dégager des similitudes et des contradictions. Et c’est là qu’apparaissent les difficultés. Ce qui, pour certains, était liberté, n’était pour d’autres que l’indice d’un chaos dangereux. Alors que beaucoup de compositeurs considéraient cette musique comme le bonheur d’une invention enfin libérée, ils étaient encore plus nombreux, interprètes, critiques et auditeurs, qui la ressentaient comme une nouvelle manifestation catastrophique de la modernité. Peut-être est-ce justement là un des aspects caractérisant la liberté : elle dépend avant tout du point de vue de l’observateur. La musique, l’art, la littérature et les médias souffrent considérablement de cette relativité dès qu’ils commencent à toucher au concept traditionnel et institué de liberté. Mais peut-on vraiment “toucher” aux libertés codifiées de la parole, de la pensée, de l’action ? On pourrait croire que les limites de la liberté sont si précises, que tout ce qui ne coïncide pas avec elle peut être considéré comme un symptôme de maladie. Et pourtant, il n’en est rien. C’est vrai que l’absence de liberté est contagieuse, au point que cela nous fait souvent peur - et nous rend muets, parfois même nous pousse à la résignation et à la léthargie. En contrepartie, la liberté est peu spectaculaire car elle n’est en équilibre que lorsqu’elle est un état normal. Il n’y a pas de syndrome de la liberté qui aurait besoin d’une quelconque thérapie. On ne remarque la liberté que lorsque son absence est évidente.
4Et pourtant, de la même manière que l’intelligence connaît des limites, la bêtise peut être illimitée. La liberté est un concept hautement relatif dont la théorie prospère lorsque la réalité est instable. Cela est aussi vrai pour la vie politique que dans le domaine de l’art. Bien que l’art ne veuille pas toujours être politique, il peut le devenir nolens volens si les circonstances exercent une pression idéologique. On est enclin à comparer les coulisses peu stables de la liberté à un décor en carton-pâte : derrière, il n’y a rien. Sauf parfois l’équation précise d’une utopie parfaite : ici l’être, là-bas la liberté. “Etre”. “Libre”. Etre libre, une minuscule sortie de service dans un décor rigoureusement construit ? Prenons l’exemple de la musique. Le renouveau perpétuel est partie inhérente de la composition. Tout ce que le compositeur hérite du passé n’est qu’une part de lui-même, une sorte de présent à effet rétroactif. La scission entre hier et aujourd’hui n’est pas une réalité pour ceux qui appartiennent à ma corporation, car les différences d’un langage musical à l’autre sont moins significatives et plus changeantes que les mesures que nous avons établies pour le concept de qualité. Cela mène inéluctablement à des conflits : ce qui, pour certains, va de soi, sera incompréhensible pour d’autres.
5Notre rapport avec la musique est basé sur la fidélité au texte bien que même celle-ci ait été l’objet de nombreuses interprétations. Au fil des siècles, les compositeurs et les interprètes ont essayé ensemble d’affiner, de rendre plus efficaces la notation et l’instrumentation. Et pourtant ces dernières années ont vu naître un courant diamétralement opposé à celui-ci, renouvelant totalement l’interprétation. Il s’agissait de gagner une dimension supplémentaire, celle de la multiplicité de l’interprétation et de l’écriture musicale. Qu’à travers les surprises ainsi ménagées, on espérât atteindre une partie de liberté, on ne peut le nier. La locution latine ad libitum a été citée certainement souvent et trop facilement. Mais l’obligation d’entretenir un rapport libéré avec ce que nous appelions, à tort, la “liberté”, a subjugué la plupart d’entre nous. Il s’agissait alors de proposer plusieurs possibilités qui encourageraient l’interprète à donner une version unique et personnelle de l’œuvre. Les dés tombaient de manière méthodique à cette époque et le “Alea jacta est” de Jules César a été démontré sur le plan compositionel. Ce faisant, on ne réalisait pas que ce n’est qu’au moment où César a passé le Rubicon et dit son mot historique que la guerre civile a commencé pour de bon.
6L’évolution de l’utilisation de formes spécifiques de la liberté dans l’interprétation s’est déroulée, ces dernières années, de manière moins violente mais plus instructive. Le nombre des musiciens qui s’y opposèrent fut légion. La douteuse ou - pour certains-extraordinaire opportunité de pouvoir participer à la composition a été presque unanimement refusée. Des agressions sans nombre et des malentendus sont survenus et nourrissent depuis lors des dissensions qui se déroulent toujours selon le même scénario. Quelques compositeurs le regrettent et en accusent la vie musicale, la société, l’éducation, l’état, l’Europe ou l’imperfection de ce monde. D’autres, et j’en suis, sont heureux que cette farce soit terminée pour l’instant, les débats n’ayant jamais été essentiels, ni pris au sérieux. Ce n’est pas en vain que l’ontologie différencie de manière tout à fait artificielle la connaissance et la réalité. De manière artificielle précisément, pas artistique. Beaucoup d’interprètes ne se sentent libres que lorsqu’ils savent leur partition par cœur et qu’ils la maîtrisent du point de vue technique. Le prix de cette liberté est un travail acharné et continu, mais personne ne devrait revenir à l’idée que le travail passe avant la liberté. C’est plutôt le contraire qui est juste, la liberté demande du travail1.
7Il en va de même pour l’idéal d’une musique réellement libre et spontanée exprimée à travers une improvisation. C’est lorsque l’on cherche cette inspiration pure qui pourrait mener à la source de la musicalité créative que la réflexion, l’expérience et la discipline sont incontournables. On pourrait débattre du rapport entre la liberté et l’autodiscipline avant chaque discussion sur l’improvisation musicale et ce débat pourrait servir-pourquoi pas - d’exergue à l’improvisation planifiée qu’est notre existence. Peut-être la liberté n’est-elle qu’un fantôme nécessaire, semblable à cette éternelle carotte qui pend devant l’âne pour qu’il continue à avancer. Le nom de la liberté reste l’un des plus beaux, il n’empêche que le comportement de certains de ses défenseurs peut être douteux et contradictoire. Lorsque dans les années soixante-dix, la vie culturelle et les rédactions des feuilletons de la République fédérale allemande furent envahis par des commissaires politiques autoritaires et élus par eux-mêmes, nous étions nombreux à penser à l’époque de l’Inquisition et aux modèles qui en résultèrent. Probablement n’y a-t-il rien de plus difficile à réaliser qu’une liberté authentique.
8Telle était l’une des raisons qui m’ont fait accepter la commande pour une œuvre vocale dont la première sera donnée en août de cette année au Festival international de musique chorale à Francfort. Cette manifestation sera consacrée à ce même sujet qui nous réunit aujourd’hui. J’ai décidé d’écrire la Fragen des Ode2 (Ode qui questionne) dont le texte serait composé seulement de quatre mots - traduits en plus de trente langues :
9LIBERTÉ ?/ÉGALITÉ ?/FRATERNITÉ ?/QUAND ?
10Il aurait été également possible de traduire les célèbres mots d’ordres de la Révolution Française dans beaucoup plus de langues et de dialectes, car les concepts dont il est question ici attendent partout encore leur réalisation adéquate et sincère. Ce choix ne représente pas une restriction mais est représentatif des conditions de vie dans tous les pays de ce monde. Cela implique que chacun des nombreux points d’interrogation a été précédé par une promesse brisée. Les lettres qui constituent cette dernière sont donc interchangeables.
11La fin de l’œuvre s’avéra particulièrement difficile. Pendant la composition, passait dans ma tête, un peu comme une bande de film se répétant à l’infini, le bilan de mes expériences, de mes lectures, de mes observations. Tant d’images que je laissais ainsi passer en revue ne méritaient d’autre terme que celui, inventé avec une ironie salvatrice, par des Sud-Américains : démocrature.
12Lequel de ces concepts, tous aussi prometteurs les uns que les autres, devait clore le texte ascétique du chœur ? Le dernier terme serait peut-être interprété comme le bilan de ma prise de position, une indication de l’ordre d’importance que je trouvais dans la triade “Liberté - Egalité - Fraternité”. A la fin de mon œuvre ne se trouvent ni la liberté, ni l’égalité, mais : “Fraternité. Quand ?”
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Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
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