Quatre aspects du matériau musical et de l’écoute
p. 104-112
Texte intégral
1Un exposé que j’ai fait à Stuttgart en 1971 se terminait par la phrase suivante : “L’écoute est désarmée sans le secours de la pensée.” Cette phrase, malgré son allure énergique, s’exposait, au fond, à toutes les critiques, et sans doute a-t-elle été la victime de sa propre vérité : une écoute désarmée - contre quoi ? et que signifie “pensée” ? Est-ce au cerveau ou au cœur que s’adresse la musique ?
2Cette dernière question est traîtresse : penser n’empêche de sentir que lorsque ces deux facultés sont sous-développées. L’écoute est également désarmée sans le secours du sentiment. Mais il n’existe pas seulement un sentiment vide de pensée et une pensée vide de sentiment : plus grave encore, et fort répandue, est l’existence d’un “penser” vide de pensée et d’un “sentir” vide de sentiment. La pensée et le sentiment mis en branle par la musique tournent, en fait, autour de nos désirs et de nos besoins les plus profonds : notre soif de bonheur, de connaissance, de plénitude. L’industrie de la musique de variétés vit de la manière dont elle sait tromper nos désirs, tromperie qui ainsi s’étend également à nos sentiments et à nos pensées. L’institution culturelle des “philharmonies”, par le faux usage qu’elle fait de notre tradition, prend à cette imposture une part fatale.
3La musique contemporaine, que la mission historique dont elle s’est vue chargée au plus tard chez Schoenberg condamne à être au sein de la culture officielle un inévitable corps étranger, a sûrement souffert davantage de sa situation que le public qu’elle recherche justement en se détournant de lui. Cette manière de “se détourner de”, dans la mesure où elle visait des formules et des formes devenues creuses, a été, depuis Schoenberg, la seule façon plausible de se tourner vers, au nom de ces désirs de l’homme dont je viens de parler. L’auditeur qui réfléchit l’a bien compris. Il ne se laissera pas non plus abuser par les proclamations claironnantes selon lesquelles (pour reprendre l’expression d’un commentaire de programme) l’“ère glaciaire” que nous a fait traverser pendant trente ans une avant-garde pleine d’arrogance est enfin terminée - quand bien même l’on ne saurait mieux expliquer la période de boue - conséquence inévitable d’une ère glaciaire - dans laquelle nous nous trouvons manifestement aujourd’hui.
4La musique a pour terrain propre le champ de forces qui se constitue entre, d’un côté, notre intériorité, et de l’autre le monde social. Ce sont là deux instances de force inégale, et le monde social pénètre, domine et manipule de mille manières notre intériorité. Sous son influence, cette tromperie commerciale dont nos désirs sont l’objet devient notre propre fait : nous abusant nous-mêmes, nous sentons et nous pensons ce que nous devons sentir et penser.
5Notre écoute est sans défense tant que nous ne sentons pas et que nous n’employons pas les forces qui, en retour, partent de notre intériorité et pénètrent le monde social, intervenant dans ses rouages. Faire prendre conscience du potentiel que constituent, dans l’art et en nous, ces forces-là : telle est la tâche de cette pensée grâce à laquelle l’écoute peut résister à la tutelle qu’on lui impose.
6Ce monde établi qui est le nôtre - monde dans lequel l’intériorité est socialement prise en charge, la beauté socialement frappée d’interdit -, c’est à travers lui que l’art doit s’affirmer, pour le compte du Moi qui, lui, ne peut être pris en charge, et au nom d’une intériorité qui porte la marque d’une réalité plus profonde. Autrement dit : l’intériorité qui se communique musicalement doit se mesurer au monde social à l’aide des moyens que ce monde tient à sa disposition, au risque de provoquer des conflits là où la société attend que règne l’harmonie et que soient confirmées les valeurs qu’elle défend.
7Si je me propose, dans les pages qui suivent, de mettre en lumière quatre traits fondamentaux de notre écoute, je ne ferai, par là même, qu’examiner le matériau musical sous quatre aspects élémentaires, et cet appel nécessairement intellectuel à notre expérience réelle, s’il peut indiquer à la pensée des directions possibles, ne peut en aucune façon la dispenser - pas plus que le sentiment - de l’effort créateur qui lui revient.
8Avant de présenter quatre traits fondamentaux de notre écoute, je voudrais commencer par énoncer deux truismes :
91. Composer ne consiste pas à “mettre ensemble”, mais à “mettre en relation” - c’est-à-dire à modeler et à ordonner les moyens musicaux auxquels on fait appel pour en faire les supports de l’unité à réaliser, ces moyens acquérant, par là même, une fonction expressive. L’expression musicale n’existe que par la vertu de telles relations.
102. Le matériau musical est autre chose qu’une simple matière première docile qui attend uniquement que le compositeur la charge d’expression, et ainsi lui donne vie, au sein de tel ou tel ensemble de relations : il est déjà, lui-même, inscrit dans des relations et marqué expressivement, avant même que le compositeur ne s’approche de lui. Ces traits qui se sont gravés dans le matériau proviennent de la même réalité qui nous a marqués nous-mêmes, compositeurs et auditeurs - qui a marqué notre existence et notre conscience. Si la composition doit dépasser le stade de l’exploitation, purement tautologique, d’une expressivité déjà existante et habituelle, c’est-à-dire de l’exploitation confortable de ces relations qui sont données a priori dans le matériau - et dans l’auditeur -, et si elle doit, en tant qu’acte créateur de la conscience, rappeler ce potentiel humain qui donne sa dignité à l’homme en tant que créature capable de connaître et de muer cette connaissance en action - bref : si l’acte de composer doit avoir une portée artistique, composer, dans ce cas, ne fait pas que consister à “mettre ensemble”, mais signifie toujours “se mesurer” avec ces relations qui conditionnent le matériau et l’écoute - c’est-à-dire : à partir des lois connues auxquelles le matériau est assujetti, tirer, à l’aide de la raison et de l’imagination individuelles, de nouvelles lois et de nouveaux principes formels, soumettre ainsi le matériau à un nouveau contrôle, à une nouvelle exploration, à un nouvel éclairage, et faire que ces relations données a priori soient, tout à la fois, niées et conservées. De quelque manière que l’on procède ici, rationnellement ou intuitivement, on ne peut s’acquitter par aucune autre voie de cette tâche que Schoenberg a formulée mieux que nul autre : “Le but le plus haut de l’artiste : s’exprimer.”
11Des quatre aspects sous lesquels peut être envisagé le matériau, le premier qui vient à l’esprit est celui de la tonalité. Dans la mesure où il est à la base de notre tradition musicale et de nos conventions esthétiques, cet aspect joue, dans notre vie musicale quotidienne, un rôle prépondérant. La tonalité : ce terme recouvre l’ensemble des expériences que nous faisons avec le dispositif esthétique légué par la tradition, avec ses catégories d’harmonie, de mélodie, de rythme assujetti à une métrique, de cadence - le mot étant pris ici dans son acception la plus large-, à quoi s’ajoutent les techniques d’écriture et les principes formels découlant des dites catégories ; mais il recouvre aussi les différentes pratiques liées à ce dispositif - pratique instrumentale, notation, interprétation -, car il n’y a pas que le matériau qui soit préformé tonalement : notre propre conscience, notre propre écoute le sont dans une égale mesure.
12Je ne puis rendre compte ici des implications esthétiques et historiques de cette conquête occidentale qu’est la tonalité : une magie de la vibration harmonique en quelque sorte imprégnée de rationalité, et qui, même percée à jour, demeure encore intacte. Je voudrais seulement attirer l’attention sur deux aspects de la tonalité :
13- d’une part : si émoussée qu’elle puisse être, l’expérience de la tonalité, dans la mesure où elle a pour contenu l’identification à soi et à la société, est une expérience au sens plein, et c’est ce qui lui donne une vitalité et une capacité de survie terrifiantes.
14- d’autre part : la notion de “tonalité” ne s’applique pas à celui qui s’installe passivement dans cet état d’identification, mais bien à celui qui, tout en quittant cet état, n’en continue pas moins de se référer à lui, et pour qui la tension ainsi créée prend une dimension expressive - c’est-à-dire esthétique. La tonalité est ainsi définie par une dialectique toujours précaire - on l’a vu depuis - de la consonance et de la dissonance, ce qui permet et commande de rattacher au principe tonal toute expérience musicale - fût-ce la plus insolite - en tant qu’expérience de la dissonance, dont le coefficient de tension augmente encore à mesure que l’on s’éloigne - peu importe de quelle manière - du centre tonal. Autrement dit : il n’y a rien dont on ne puisse rendre compte, et conséquemment tirer parti, à l’aide des catégories de la tonalité.
15Quelque volonté que l’on ait de s’éloigner de la tonalité, celle-ci vous rattrape toujours. Toutefois, le problème n’est pas non plus de savoir comment échapper à l’emprise tonale, ou par quels biais s’en accommoder de nouveau : il s’agit bien plutôt de reconsidérer ces aspects tonaux par rapport à un contexte général en constante évolution.
16L’un des éléments de cette évolution est l’importance prise par un autre aspect du matériau et de l’écoute : celui qui se rapporte à la réalité physique immédiate du phénomène sonore, et donc commence avec les propriétés acoustiques perceptibles. Cet aspect s’est fait jour au cours de la dissolution progressive des catégories tonales opérée au plus tard par Webern, et après lui par les compositeurs sériels, chez qui le contrôle du matériau, issu à l’origine de la technique classique de la variation et du développement, s’est finalement appliqué, de façon radicale, à toutes les propriétés acoustiques contrôlables du matériau : ce qu’on a appelé ses “paramètres”.
17Ce n’est pas que ces derniers, auparavant, soient restés incontrôlés ; mais leur rôle de quasi-véhicules d’une pratique axée sur la tonalité (de simples “récipients”, remplaçables, du langage tonal) les reléguait au second plan, ou souvent à l’arrière-plan, comme en témoigne, par exemple, une discipline apparemment séparable de l’écriture tonale : l’orchestration.
18Le premier stade de la mise au jour de cet aspect du matériau a été la “pensée en paramètres” des compositeurs sériels. A l’occasion de recherches sur la relation son-forme, j’ai proposé, dans les années 60, une typologie qui rend compte plus précisément de cet aspect, dans la mesure où elle envisage le son comme le produit, non plus de son organisation microtemporelle (c’est-à-dire de rapports d’ondes internes), mais de son organisation rythmique externe - macrotemporelle -, c’est-à-dire à la fois comme état et comme processus, et où elle établit une relation directe entre la notion de “son” - dans le sens où l’on se sert de la pression acoustique pour articuler le temps - et celle de “forme”, qui obéit à la même définition.
19C’est ainsi que ce qu’on appelle un “Kadenzklang”1.
20(Par exemple, une attaque suivie d’une résonance naturelle ou artificielle, c’est-à-dire écrite : un coup de tam-tam, ou un accent de piano prolongé par un accord de cuivres diminuendo) serait en même temps une “cadence sonore” (Klangkadenz), soit une pente d’intensité ou d’énergie perceptible en tant que forme ; de même, un “Farbklang” - par exemple, un accord d’orgue ou un accord de vents tenus - serait en même temps une “couleur sonore” (Klangfarbe), à savoir la perception caractéristique d’un temps statique, dont la durée resterait à déterminer ;
21- ou encore : un “Fluktuationsklang” - par exemple, une figure en arpège indéfiniment répétée comme on en rencontre dans la musique impressionniste ou dans la musique baroque, ou même un simple trille - pourrait en même temps être décrit formellement comme une “fluctuation sonore” (Klangfluktuation), à savoir une expérience statique du temps formée de mouvements périodiques, d’une durée à déterminer ;
22- de même, un “Texturklang” - par exemple, le bruit de la circulation sur une place publique - pourrait être décrit formellement comme “texture sonore” (Klangtextur), à savoir une expérience statique du temps formée d’une multiplicité d’événements hétérogènes isolés, produisant une impression globale statistique : une sorte de chaos ayant son caractère propre ;
23- enfin (mais je renverse ici la formulation) : une “structure sonore” (Klangstruktur) -autrement dit une forme - pourrait être saisie en même temps comme un “son structurel” (Strukturklang) typique, c’est-à-dire, non pas un chaos, mais au contraire un ordre ayant son caractère propre - un ordre formé de composantes sonores hétérogènes, produisant un champ de relations complexe pensé dans tous ses détails, et de la combinaison desquelles résulte, non pas simplement une impression statistique, mais une expression ciselée dans ses moindres détails, et dont la présence, cette fois, est intemporelle. Par exemple : une “Bagatelle” de Webern, une fugue de Bach, ou toute œuvre, quelle qu’elle soit, formant un tout cohérent.
24Je ne puis m’étendre ici sur les différentes formes de combinaison et d’interaction de ces cinq types sonores. Il convient cependant d’indiquer, au moins, les liens étroits existant entre ce qu’on sépare si volontiers, de manière dualiste, comme étant d’un côté la nature, et de l’autre l’esprit :
- alors que, dans le cas du “Kadenzklang” on pourrait encore parler d’une pente naturelle
- la secousse d’énergie initiale, en tant que réflexe mécanique plus ou moins contingent, ne disant rien de plus, dans ce cas, sur son origine-, on peut déjà se demander, s’agissant du “Farbklang” et du “Fluktuationsklang”, quelle sorte de nature peut se cacher là derrière : la nature, même la nature humaine, ne fournit pas d’elle-même si facilement de telles figures acoustiques. La répétition périodique régulière d’un processus vibratoire suppose déjà l’action d’une forme d’énergie moins primaire : à savoir la volonté d’une discipline précise dans l’émission vocale ou instrumentale, ou dans l’énoncé d’une formule rythmique.
- Les textures, elles, sont déjà davantage fournies spontanément par la nature. Les énergies qui sont alors à l’œuvre - même si elles sont hautement organisées - apparaissent comme les victimes d’un principe en quelque sorte aveugle, qui ignore tout de ce qu’il provoque : les autos ne circulent pas en vue de produire ensemble une texture sonore-mais elles ne la produisent que de cette façon.
- Enfin, chacune des formes d’énergie qui, dans le cas du “son structurel”, opèrent la synthèse des différentes composantes au sein d’une entité sonore organisée renvoie à, et porte l’empreinte d’une volonté dont l’action est chargée de sens - c’est-à-dire de l’esprit. Saisir par l’écoute une structure, en lire les détails à la lumière de l’ensemble, et leur donner ainsi une nouvelle intensité : tout cela implique une mobilisation créatrice de l’esprit, qui n’est autre que le dernier degré de complexité de la nature.
25Et si, en guise de refrain à propos de ce second aspect du matériau et de l’écoute, je dis en résumé qu’il n’existe aucun matériau qui ne se laisse décrire comme un phénomène purement physique - c’est-à-dire comme une forme d’organisation plus ou moins complexe du microtemps et du macrotemps -, ce “plus ou moins complexe” inclut tout l’éventail qui va du son naturel, simple ou recréé, à la “forme-son” médiatisée dialectiquement, autrement dit : à l’expérience de la structure comme manifestation de ce produit naturel hautement cultivé que nous nommons “esprit humain”.
26Dans notre tentative de classer, par ordre de complexité croissante, les catégories de la perception sensible proprement dite, nous en sommes arrivés, avec ce dernier type - celui du “son structurel” ou de la “structure sonore” - au troisième de ces aspects fondamentaux du matériau qui forment le thème du présent exposé : aspect qui ne se laisse pas définir simplement comme l’organisation pleine de sens d’éléments pouvant être décrits en simples termes d’acoustique - comme on pourrait le croire tant qu’on ne voit dans la “structure” qu’un ultime avatar du son perçu dans sa seule réalité physique. La notion de “structure” définit bien plutôt un nouvel aspect fondamental du matériau et de l’écoute. Saisir le matériau comme structure, c’est le saisir comme le fruit d’une intervention consciente de l’intérieur d’un ordre préexistant. Cette notion de “structure” représente ainsi, à côté de l’histoire, des conventions et de la nature, la véritable instance spirituelle et poétique, et elle appelle l’attention sur cet acte de la volonté qui intervient de manière nécessaire dans la matière, et y instaure un ordre dans l’exacte mesure où il nie tel ordre qui y régnait au départ, et où, mettant en question un langage péexistant et habituel (par exemple, mais pas seulement, le langage tonal), il le soumet à un nouvel éclairage et à une nouvelle appréciation, le complète, l’explore - le métamorphose.
27La notion de “structure” ne repose donc pas seulement sur des catégories d’ordre, mais également sur l’expérience de la négation. Et il n’existe aucun matériau - voici de nouveau mon refrain-, pas même le matériau le plus simple et le plus homogène, où cet aspect de la structure ne se présente à nous dans sa dialectique d’offre et de refus - c’est-à-dire où des éléments hétérogènes, d’origine différente et appartenant à des univers différents, n’entrent dans une nouvelle combinaison, n’abandonnent, ce faisant, les liens qui les rattachaient à leur univers, et en conservent, néanmoins, la trace négative : la table, perçue comme structure, est un arbre qu’on a détruit, quelque chose dont la nature a été privée, et l’univers des hommes enrichi.
28Cette intervention dans des structures ou des réseaux préexistants - peu importe ce sur quoi elle s’effectue consciemment - ne se limite pas, naturellement, à tel ou tel ordre musical préexistant (par exemple, l’ordre tonal) : elle s’effectue également - que cela soit conscient ou non - sur l’ensemble des effets et des associations qui se rattachent du dehors - c’est-à-dire par le biais de la réalité extramusicale - au matériau utilisé. Car chaque matériau est marqué de façon décisive par le rôle qu’il joue dans l’existence de l’homme ; il se charge ainsi d’associations, qui définissent son “aura” - c’est-à-dire la manière particulière dont il nous est familier. Nous en arrivons ainsi au dernier aspect fondamental du matériau et de l’écoute.
29L’aura que l’écriture confère à la musique, du fait même de l’intervention dont la structure est le produit, perd toujours pour nous, en même temps, son caractère familier, et parfois même devient méconnaissable. Et c’est précisément cette forme de distance, sans laquelle aucun rapport créateur au matériau n’est possible, qui, lorsqu’elle n’est plus ressentie, spontanément, que comme une privation d’identité, est à l’origine du conflit qui s’installe entre la musique contemporaine et le public.
30Les compositeurs sériels, dans la mesure où leurs conceptions structuralistes ne tenaient aucun compte de l’aura du matériau qu’ils utilisaient - de notre rapport de familiarité avec ce matériau-, ont souvent, précisément lorsqu’ils visaient un nouvel ordre, mis sur pied en réalité un chaos expressif, et, dans de nombreuses œuvres, un méthodique amas de décombres. Que vient faire la cloche de vache, sur laquelle Mahler comptait encore pour apporter dans sa musique une bouffée d’air pur, bien loin du tumulte du monde, que vient faire cet objet sorti de la vie quotidienne des campagnes, dans une œuvre comme Gruppen de Stockhausen, entre ce joujou de salon qu’est le célesta, et ce vénérable instrument du Jugement dernier, à la fois guerrier et religieux, qu’est le trombone ? La réponse paraît absurde : les trois instruments forment ensemble des “spectres formels”, c’est-à-dire : du contrepoint des trois instruments résultent des figures certes hiérarchisées, mais présentant des caractéristiques de figuration similaires. Rien à dire contre l’idée de “structure sonore” à l’œuvre dans cette composition, mais quelle violence faite au caractère idyllique que les cloches de vaches nous avaient rendu si familier. Au reste, le sacrifice de cette aura est certainement justifié, car les Gruppen représentent justement, du point de vue du message artistique, une expérience nouvelle décisive, et le son de ces cloches devenues méconnaissables témoigne, lui aussi, d’une nouvelle aura : celle qui caractérise la sonorité orchestrale de Stockhausen. Néanmoins : se borner à nier l’agressivité dont cette musique fait preuve envers l’auditeur bourgeois, ou pis encore, vouloir conférer à cette agressivité un caractère mystique, au lieu de le ramener à ses causes réelles, à savoir le rapport négatif du compositeur à ce qui était jusqu’alors familier, serait rester sourd à ce dernier aspect du matériau, celui de l’aura, en tant que véhicule d’expériences courantes de la réalité vécue : celles qui relèvent de la vie quotidienne, des différentes couches sociales, de la sphère religieuse, de la (ou des) cultures(s), de la technique, de l’histoire, des paysages, des classes, peut-être aussi du subconscient, du monde onirique, etc. Cet aspect de l’aura me paraît être le complément décisif et le correctif essentiel de la volonté d’autonomie propre à la pensée structurale.
31La relation qui s’établit entre la structure écrite et l’aura propre au matériau, la manière dont la structure - loin de la nier simplement - tient compte de cette aura, en absorbe l’expressivité, et même tire de sa confrontation avec elle l’impulsion créatrice - autrement dit : la manière dont la notion de “structure” sacrifie à cet aspect de l’“aura”, ou adapte à lui sa volonté d’autonomie, son côté autarcique et sa complexité foncière, quitte à simplifier ses règles en conséquence, c’est à elle que se reconnaît l’originalité d’un projet compositionnel.
32Tonalité-réalité physique-structure-aura : il n’est pas de musique qui ne soit accessible à tout auditeur, de manière directe et intuitive, dans le jeu de ces quatre aspects. Il ne reste plus rien à décrypter. Et pourtant : un examen attentif des propriétés du matériau ne peut jamais conduire, par lui-même, à des interprétations uniques, et encore moins à des conclusions techniques ou esthétiques - et à des doctrines - uniques. Car les relations qui sont à l’œuvre dans le matériau ne sont jamais univoques ; chacune d’elles est inscrite elle-même dans d’autres relations, est elle-même un conglomérat de relations - conscientes ou inconscientes, réfléchies ou irréfléchies, rationnelles ou irrationnelles -, et le compositeur n’a pas moins de difficultés que tout autre à comprendre sa musique. On pourrait penser, dans ces conditions, que le compositeur qui s’était prêté aux réflexions développées ci-dessus, ainsi que l’auditeur qui réfléchit, se retrouvent finalement les mains vides. Si loin qu’il aille dans son travail, le compositeur ne saisit et ne contrôle jamais qu’un simple coin du tout : ce dernier lui échappe, et reste, en dernier ressort, insaisissable. Qui sait ? Peut-être est-ce le compositeur lui-même qui, semblable à la queue qui frétille avec le chien, est contrôlé par le tout.
33Il n’y a là aucune résignation, mais bien plutôt la confirmation qu’une telle réflexion est juste, puisqu’elle prive le compositeur - comme l’auditeur - de toute recette. Il ne lui reste qu’une volonté d’expression qui se trouve à travers un enfer d’incertitudes, une faculté de penser et de sentir plus aiguë dans son rapport avec le matériau, et, dans cette confrontation, un instinct parfaitement éveillé : réflexes de la queue dans l’espoir que le chien frétille avec elle. Ou pour exprimer cela plus solennellement, avec les mots de Mahler : je ne compose pas, je suis composé (ou pour l’auditeur : je ne comprends pas, je suis compris).
34Ma dernière remarque s’appliquera, une fois encore, à la notion de “structure”, dont le modèle - celui d’une polyphonie d’agencements - était jadis apparu comme le moyen de triompher - et avait effectivement permis de triompher - de la vieille emprise tonale et des tabous qu’elle entraînait. On n’a pas cessé, dans les dernières années, de porter aux nues la pensée structurale, et plus souvent encore de pester contre elle. Et il est indubitable que ce modèle a, dans une large mesure, dégénéré en recette, et qu’on en a fait un usage académique. La notion de structure demande elle-même à être perpétuellement remise en question. Je ne crois pas, pour ma part, qu’on puisse se passer de penser en termes de structure. Mais il est nécessaire qu’une telle pensée, et que les techniques structurales elles-mêmes, soient sans cesse remises en cause en se trouvant confrontées à la réalité, c’est-à-dire aux autres aspects réels du matériau - il est nécessaire qu’elles se perdent, se retrouvent et se redéfinissent. La musique n’a de sens que dans la mesure où, par-delà sa propre structure, elle renvoie à des structures, à des réseaux - autrement dit à des réalités et des potentialités présentes autour de nous et en nous-mêmes.
Notes de bas de page
1 Les expressions reprises et renversées ici par Lachenmann n'ont pas d'équivalent direct en français. La traduction de “Kadenzklang” par “percussion-résonance”, par exemple, ôterait tout sens au passage. Aussi avons-nous préféré garder les expressions allemandes, les exemples indiquant clairement, dans chaque cas, de quel type de son il est question (N.D.T.).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988