Anthony Braxton
p. 50-53
Texte intégral
Le compositeur
1Je considère mon œuvre (le travail de toute ma vie) comme une réponse à la restructuration de la musique du XXe siècle, en particulier par les maîtres de la période post-seconde guerre mondiale (et tout spécialement la tradition Nouvelle-Orléans et l’époque moderne qu’illustrent des musiciens tels que Charlie Parker, John Coltrane et Omette Coleman, pour ne citer qu’eux) tout comme à la tradition de la grande musique (qui, à mes yeux, s’illustre particulièrement par Arnold Schoenberg, Karlheinz Stockhausen et John Cage). J’ai tenté de créer une entité phonique en trois parties perpétuelles qui démontre la beauté du chiffre 3 et fasse écho à la pensée du grand pharaon égyptien, Akhenaton. La réalité de mes recherches c’est d’établir :
- une réalité architecturale ;
- une réalité philosophique ;
- un contexte synthétique.
2La restructuration musicale des années soixante m’a permis d’ouvrir les portes à de nouvelles fusions, à des “équilibres nouveaux”. Je considère mon travail comme lié à une “recertification... à la recertification du monde”, comme à la profonde beauté de la transformation... la transformation du monde.
3J’ai de la chance dans la mesure où, dès que j’ai pris la décision de consacrer ma vie à la musique, mon évolution a été conforme au modèle que je m’étais fixé à la fin des années soixante. J’ai pensé à la création d’une musique et d’une façon d’être sonore qui respectent l’évolution universelle de la musique - le tout fondé sur mon propre système de valeurs (spirituelles, s’entend). J’espère pouvoir continuer mon œuvre aussi longtemps que je vivrai sur cette planète. Cela me semble être la seule attitude compatible avec mon état d’“étudiant professionnel en musique”.
Le sérialisme
4Je n’éprouve qu’amour et respect pour l’évolution de la science musicale mondiale. Cela reste vrai même si chacun, bien sûr, doit poursuivre sa propre voie. J’aime les “polarités”, mais il faut pourtant comprendre que l’évolution de l’art musical occidental a sacrifié la multiplicité de ses plates-formes d’information. C’est en supprimant les œuvres de nos grands maîtres féminins, en particulier celles de la grande Hildegarde Von Bingen, que nous avons hérité d’une plate-forme d’information déséquilibrée. Je ne cherche pas ici à trancher la question de la validité du sérialisme, mais plutôt à poser un dilemme existentiel : l’art musical occidental est lié au déclin de la spiritualité comme facteur unifiant du processus créatif. L’amour de l’improvisation et de la “présence individuelle” nous a menés à un point où nous devons remettre en question le strict processus qui nous est soumis au sein du complexe germanique d’information (ou d’affinités) et du système de valeurs qui y correspond. Maintenant que nous sommes entrés dans l’âge de l’ordinateur, je crois que l’on peut de plus en plus transférer la dimension mathématique pure aux systèmes robotisés et ainsi libérer l’interprète. Nous devons libérer les interprètes ! En réalité, la question du sérialisme est étroitement apparentée aux problèmes originaux qu’ont fait surgir les technocrates européens aux dépens de la mystique européenne.
Le concept de musique pure
5Je conçois la musique comme l’un des principes fondamentaux dans l’existence d’un univers de géométrie plane. Pour moi, la musique est tout - la seule question c’est de savoir ce que chacun désire vraiment savoir (sans oublier la position qu’on occupe dans le cercle).
Fonction de la musique
6J’ai tenté de fonder le travail de ma vie sur l’étude de la façon dont les Anciens considéraient la discipline musicale. Les Anciens ne concevaient pas toujours la musique comme coupée de son propre “soi” spirituel, vibratoire, mais plutôt comme une appréciation de l’équilibre des forces. Quand j’utilise l’expression d’“esthétique composite”, je me réfère au même phénomène. Je crois que la musique et l’évolution de la science musicale sont d’une importance essentielle à la santé d’une culture. La musique est beaucoup plus profonde que nous ne le pensons en général, et la pollution sonore qu’engendre la communauté américaine du business a des implications très profondes aussi. Même aujourd’hui où l’ère reaganienne est balayée par le vent, nous sommes en mesure de constater une détérioration intellectuelle qui affecte l’ensemble du pays. Le dilemme que posent “les forces du marché”, c’est que nous avons perdu la capacité d’entrer dans “sa” réalité. Le défi de la musique créative aujourd’hui est, selon moi, de redresser ce déséquilibre afin que la musique devienne l’instrument du peuple et non le contraire.
Technique et pensée musicale
7J’ai le sentiment que les implications dynamiques issues de la restructuration musicale des années soixante exigent une nouvelle plate-forme d’observation qui interpelle de façon neuve la science, les valeurs émotionnelles, les valeurs spirituelles et surtout le système de valeurs tripartite (les décisions qui affectent l’individu).
8J’ai dû, dans mon propre travail, construire un contexte identitaire. Je crois que l’on doit à présent réorienter la science du début du siècle afin qu’elle tienne compte du spectre vibratoire de l’humanité. Jouir pleinement de la grande musique de Louis Armstrong ou d’Edith Piaf, c’est comprendre la beauté d’une base réelle multi-vibratoire. Je crois que le système éducatif et les conservatoires devront complètement se remodeler dans les trente ans qui viennent. Nous devons trouver le moyen de communiquer ce qu’est “l’espace sonore poétique”. L’existence de “l’action sonore” est le phénomène le plus important de la planète.
Musique contemporaine et institutions
9Il faut absolument défier la réalité politique de nos institutions afin que lesdites institutions puissent s’ouvrir et servir le public. Nous sommes arrivés à une période où, même si nous pensons que les hommes blancs sont des gens magnifiques, il n’y en a pas moins d’autres êtres humains sur la planète ; aussi, peut-être serait-il juste de laisser quelques chances aux femmes-compositeurs, aux compositeurs africains ou même, Grands Dieux !, aux pauvres ! Je dis que si les compagnies lyriques n’ouvrent pas leurs portes, il nous faudra prendre ces Bastille(s) comme en 1789 !
Musique d’aujourd’hui et traditions
10De toute façon, je n’ai jamais accepté les informations ou les documentations européennes ou trans-européennes ; aussi suis-je tenté de penser que cette question ne me concerne pas personnellement. Une partie du problème réside dans l’éducation musicale mais également dans la musique comme partie d’une dynamique politique et sociale (des concepts tels qu’art majeur et art mineur,... l’IRCAM !, le jaaaazzz). Le monde entier attend que les habitants du monde occidental découvrent ces simples faits de base. Ou bien on se soucie de l’avenir, ou bien on laisse tout tomber !
L’œuvre
11A ce point de ma vie - juillet 1989 - j’ai composé plus de 350 œuvres, longues et courtes, et, dans ce contexte, vous comprendrez que je ne puisse pas parler d’un seul style de composition musicale. J’essaie d’encourager mes élèves à refuser la peur et à s’amuser ! Oui, à s’amuser avec l’acte de création. Il n’y a pas de voie unique, et chaque personne doit s’interroger pour mieux comprendre ses propres polarités.
12Mon problème n’a jamais été de savoir quelle approche était nécessaire à la composition, mais plutôt de savoir comment j’allais pouvoir emprunter dix dollars pour déjeuner.
Auteur
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