Le ténor Emil Götze dans Lohengrin et dans Faust de Gounod
14 février 1886 [n° 75]
p. 217-219
Texte intégral
1L’impression favorable que Monsieur Götze nous avait faite dans Martha ne s’est pas renforcée par la fréquentation plus intime de cet artiste rhénan. Monsieur Götze possède indiscutablement une voix magnifique, bien travaillée dans tous les registres, mais uniquement, et c’est dommage, du point de vue de l’athlète. Il est tout aussi fâché avec le piano, le mezzo forte et toutes les expressions du chant que maints « parvenus linguistiques » avec les déclinaisons de la langue allemande. À son apparition, probablement parce qu’il était trop étroitement surveillé par son imprésario, Monsieur Götze nous a semblé d’une humeur si massacrante qu’il a chanté sur un ton cassant son adieu au cygne, devant la foule assemblée sur les rives de la Scheide. J’ai tremblé pour le pauvre animal. Après cet adieu furibond, il s’est présenté à Elsa, non sous les traits du chevalier éthéré auquel nous sommes habitués, mais comme un pandore envoyé par le Graal et chargé du maintien de l’ordre et de la sécurité des personnes à Anvers. Nous mentionnons tout de suite que notre mystérieux Lohengrin, à chaque noire finale de son chant d’adieu au cygne, a marqué un frappé en contradiction avec le levé du chef d’orchestre. Cette déplorable gesticulation de la part du Chevalier du Graal nous rappelle la saillie de Monsieur von Bülow à Berlin lorsqu’il s’adressa du haut de la scène à une dame du premier rang pour l’inviter, si elle ne pouvait s’empêcher de s’éventer, à le faire au moins en suivant le rythme de la musique qu’il dirigeait. Monsieur Götze a prononcé le populaire « Nie sollst du mich befragen » [« Ne me demande jamais », I, iii] sur un ton si bourru qu’on aurait cru entendre le conseiller de cour russe Gräffen répondre à un indiscret lui ayant demandé son adresse. Mademoiselle Lehmann (Elsa) en fut à ce point intimidée qu’à partir de ce moment elle se mit à chanter un demi-ton trop bas, sans interruption jusqu’à la fin de l’opéra. Monsieur Rokitansky est lui aussi rentré dans sa coquille, et a décidé sur le champ de ne plus jouer du tout la comédie. Et d’ailleurs à quoi bon interpréter le roi Henry ? Le public le connaît déjà. C’est une démarche de chanteur qui allie son incapacité de jouer à la paresse intellectuelle, l’ennemie la plus redoutable de tous les arts. Et le finale du premier acte ! Hélas, trois fois hélas ! Pourtant, Monsieur Götze chante au-dessus du tumulte et s’en sort en héros triomphant. Le public est d’accord et applaudit. Mais la muse de Wagner se voile la face et verse en abondance des larmes amères. Jamais je n’avais entendu l’orchestre, dans l’ensemble et en détail, jouer si brutalement ; mais personne ne le remarque, personne ne s’en plaint. Le jugement du public ne peut que se déformer à force de voir l’art maltraité ; le public perd le sens du beau.
2Dans le Faust de Gounod, ce « murmure d’amour gaulois » comme dit un jour Monsieur Hanslick de façon plaisante, l’inaptitude de Monsieur Götze à l’art lyrique était encore plus perceptible que dans Lohengrin. Et même si Monsieur Kalbeck affirme que Ganslick1 trempe sa plume dans l’encre de l’urne d’Uranus, nous ne pouvons être d’accord (au risque de blesser Monsieur Dömpke2) de présenter le Faust de Gounod comme un « murmure d’amour gaulois ». En outre, nous avons suffisamment à faire avec Monsieur Götze qui a chanté son Faust avec mauvaise grâce et dépit. On aurait dit qu’il était résolu au pire, comme par exemple de chanter jusqu’à la fin de ses jours à Monsieur Dömpke les lieder de jeunesse de Hanslick3. Mais revenons à Monsieur Götze. D’un mot : il a chanté Faust « à la trompette ». Qu’on me pardonne cette fleur de style qui, comme le dirait Wippchen4, vient embaumer ma plume. Le côté chevaleresque de l’expression, dans ce contexte, lui donne quelque noblesse. Je préfère pourtant la rendre au jardinier qui en décorera sa boutonnière. Mais il faut vraiment en revenir à Monsieur Götze. Monsieur Dömpke a récemment déclaré, en quittant la salle de concert en compagnie d’autres gens il y a quelques jours : « Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es ». Comme Monsieur Dömpke était dans le vrai ! Ainsi Monsieur Götze, déifié par l’aristocratie de Cologne, n’a que bien rarement ressenti la vibration de son âme, ce contact entre le chanteur et l’auditeur. À cette notable exception près tout de même : l’art et la manière dont il a interprété Walter von Stolzing dans Les Maîtres chanteurs, constatation qui nous remplirait d’aise encore bien davantage s’il ne s’agissait pas, justement, d’une exception. Nous pouvons regarder une femme bien robuste et débordante de santé avec plaisir, mais cela ne signifie pas que nous l’aimions et serions capable de mourir pour elle. Dans l’ensemble, il résulte de nos observations que Monsieur Götze a été fort gâté par la nature, mais que l’art n’a toujours été pour lui qu’une épouse platonique. Pour conclure avec notre excellent et toujours utile Monsieur Horwitz, comme dit Monsieur Kalbeck, notons encore que Monsieur Sommer a chanté Valentin.
3Hofoper, 6 février 1886. Lohengrin de R. Wagner. Emil Götze (Lohengrin), Hans von Rokitansky (Henrich der Vogler), Marie Lehmann (Elsa).
4Hofoper, 9 février 1886. Margarethe (Faust) de C. Gounod. Version allemande de C. Gollmick. Emil Götze (Faust), Bianca Bianchi (Margarethe).
Notes de bas de page
1 « Ganslick trempe sa plume » : jeu de mot sur « Gans » qui signifie « oie » en allemand.
2 Gustav Dömpke (1851-1923) : critique musical originaire de Prusse orientale. Proche de Hanslick, admirateur de Brahms et farouche anti-wagnérien, il fut actif au Wiener Allgemeine Zeitung à partir de 1879, puis retourna à Königsberg en 1887.
3 À l’instigation de Brahms, Hanslick avait publié chez Simrock des Lieder aus der Jugendzeit qui dataient de ses années de formation auprès de V. J. Tomaschek à Prague.
4 Wippchen : personnage humoristique créé par Julius Stettenheim (1831-1916).
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