Saison italienne au Carltheater : Lucia di Lammermoor et La Traviata
12 avril 1885 [n° 48]
p. 205-207
Texte intégral
1Les Italiens sont toujours accueillis chez nous à bras ouverts. Mais je crois que l’enthousiasme qu’ils suscitent dans leur propre pays est moins vif que chez nous, et la troupe d’opéra qui séjourne ici en ce moment soulèverait davantage d’indignation que d’applaudissements auprès d’un public italien. Notre public viennois de l’Opéra semble avoir pour ces oiseaux de passage qui crient plus qu’ils ne chantent les yeux du nageur qui se noie pour la grève toute proche. C’est parce que la détresse a été profonde que la délivrance finale engendre un enthousiasme débordant. Celui qui, par chance, est sauvé des eaux rend grâce à sa bonne étoile d’être au moins encore en vie. Hélas ! La rive inhospitalière est juste assez grande pour lui permettre de prendre son élan et de sauter à l’eau pour mourir prestement noyé, échappant ainsi aux tourments de l’inanition. Notre public a plus de chance en la matière puisqu’il vit de chimères, lesquelles semblent bien cette fois-ci avoir parfaitement résisté à l’épreuve des faits. Le public s’imagine entendre de divins Italiens chanter les plus douces mélodies « con amore » dans leur langue sublime, ce qu’on ne peut pas lui reprocher puisque même Monsieur Polack, malgré son nez à la Cyrano, n’a pas davantage de flair depuis qu’il porte le doux nom de Signor Polacco. Maintenant que nous avons restauré l’harmonie extérieure de cette troupe d’opéra et que nous nous sommes mis d’accord une fois pour toute sur l’authenticité du Signor Polacco, essayons de nous accorder sur la qualité des prestations des autres membres de la troupe.
2On donnait Lucia di Lammermoor avec la Signora Fohström dans le rôle titre. J’ai pu voir la Signora parce que j’ai de bons yeux et de bonnes jumelles de théâtre, moins bonnes cependant que les anciennes qui m’ont été récemment « échangées » à l’opéra. Mais le myope ou le propriétaire de mauvaises jumelles de théâtre devra se guider à l’oreille s’il veut savoir si la Signora est à droite, à gauche, à l’avant-scène ou au lointain, car il ne la verra tout simplement pas. La Signora Fohström est menue, délicate, aérienne, enjouée, légère, transparente à un point qu’on ne peut même pas s’imaginer. Et c’est particulièrement frappant dès qu’elle se met à chanter. Sa silhouette vaporeuse disparaît alors carrément, et surtout quand la musique va crescendo. Elle chante joliment, et en bonne soprano colorature, fort dans les aigus et faiblement dans le registre moyen. Elle chante avec aisance mais sans charme. Sa colorature est pure et suffisamment développée. Somme toute, une remarquable... apparition.
3Le Signor Pantaleoni chantait Lord Ashton. C’est un chanteur qui laisse presque sans repos les mains des spectateurs, car il produit avec prédilection des notes aiguës qui font certes leur effet, mais ne peuvent être qualifiées de belles. On doit bien lui reconnaître une certaine fougue dans l’interprétation, mais son jeu a un côté irrésistiblement comique. Il bouge les mains de la même façon plaisante que Monsieur Rokitansky, lequel nous a souvent mis de la meilleure humeur qui soit : seul l’avant-bras est mobilisé, allant de droite à gauche et vice-versa. Le Signor Ravelli en Edgardo m’a plu bien davantage, ne serait-ce que parce que son air avenant, sa mine naturelle, son regard enjoué et son embonpoint s’accordent si bien à la musique et si mal aux paroles d’un Edgardo chagriné, pâle comme la mort et émacié. Par ailleurs le Signor Ravelli jouit d’un organe fort sympathique. Certains ne le trouveront peut-être pas sympathique, mais c’est leur affaire. Les qualités majeures du Signor Polacco ont déjà été soulignées de la façon la plus laudative.
4La représentation suivante, celle de La Traviata, a connu certes une plus grande affluence, mais la qualité n’en a pas été meilleure pour autant, au contraire. À l’exception du Signor Polacco, toujours là pour donner un tour amusant à la représentation, la distribution était entièrement nouvelle. La Signora Theodorini était La Traviata. Sa voix grince comme une roue de chariot mal graissée. Il a bien dû y avoir un temps où cette voix sonnait plus joliment, mais que nous importe aujourd’hui ? Parler de son allure et de son jeu reviendrait à remplir à ras bord la coupe de reproches, et je n’en ai nullement l’intention. Dans le rôle d’Alfredo Germont, Giovanni de Negri devait jouer l’amoureux transi. Il aurait atteint cet objectif s’il n’avait croisé sur son chemin un rival en la personne de son père, interprété par le Signor Mariano Padilla. Ce Signor Padilla m’a donné la plus grande joie de cette soirée à l’Opéra : sa voix profonde et sépulcrale tantôt roucoulait comme un pigeon, tantôt gazouillait comme un colibri, pour ensuite souffler comme une baleine et enfin se perdre dans un murmure à peine audible. Il a aussi visiblement enchanté le public, mais pour d’autres raisons, on peut le penser avec quelque certitude. Les prestations des autres sont trop insignifiantes pour qu’on perde son temps à les évoquer ne serait-ce que d’un mot. Le public, qui voit donc se réaliser ses vœux les plus chers, apprécie son bonheur à sa juste valeur. Sa reconnaissance est sans bornes et chaque note est applaudie, de quelque bouche qu’elle sorte. Son enthousiasme est indescriptible. Les gantiers vont retrouver le moral.
5Carltheater, 7 avril 1885. Lucia di Lammermoor de G. Donizetti. Adriano Pantaleoni (Lord Enrico Ashton), Alma Fohströhm (Miss Lucia), Luigi Ravelli (Sir Edgardo), Giovanni Paroli (Lord Arturo).
6Carltheater, 9 avril 1885. La Traviata de G. Verdi. Elena Theodorini (Violetta), Theresa Merini (Flora), Euigia Corsi (Annina), Giovanni de Negri (Alfredo).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013