Tannhäuser de Wagner et Faust de Gounod
15 mars 1885 [n° 44]
p. 202-204
Texte intégral
1C’était la première fois que Madame Papier chantait Elisabeth et, il faut se hâter de le dire, avec grand succès. Les qualités, mais aussi les faiblesses de cette chanteuse si douée, se retrouvèrent cette fois particulièrement mises en lumière, elles s’équilibrèrent pour ainsi dire, pour autant qu’on puisse faire un compromis entre une expression vocale très marquée d’un côté et une expression corporelle très en retrait de l’autre, sans laisser au spectateur un sentiment d’insatisfaction. Un défaut notable nous a frappé : l’extraordinaire distraction du regard et de la mimique de Madame Papier à certains moments, alors même qu’elle chante avec une expressivité complètement prenante. Nous y reconnaissons un manque tangible de capacité à jouer la comédie. Autant Madame Papier maîtrise son rôle pour ce qui est du chant, autant elle est mal assurée en tant qu’actrice. Madame Papier convaincrait un auditeur qui l’écouterait chanter les yeux fermés. Mais on aime aussi, de temps à autre, se donner le plaisir de la comédie. Comme, à l’opéra, nous ne pouvons séparer le chanteur de l’acteur, ni accorder la plus petite préséance au premier sur le second, on ne peut, pour juger des capacités d’un chanteur d’opéra, qu’accorder une importance secondaire aux belles voix, pleines, rondes, argentines, cristallines (et bien d’autres qualificatifs seraient loisibles). Seul peut prétendre à la perfection celui qui a réussi à faire siens aussi bien l’art lyrique que l’art dramatique. Non que nous soyons prévenu contre les belles voix ; bien au contraire, tant que ces belles voix sont utilisées comme un moyen de renforcer l’expression musicale ou de lui conférer une couleur particulière. Mais la beauté de la voix passe communément pour l’essentiel, ce qui revient à faire un but d’un moyen. Et c’est de ce point de vue vicié que le public, comme les critiques d’ailleurs, jugent le chant monotone de Monsieur Sommer. Pour eux, avoir une belle voix a plus d’importance que de bien chanter. Et pourtant, les mérites de Monsieur Sommer sont largement inférieurs à ceux, pourtant presque unanimement ignorés, de Monsieur Lay. Monsieur Lay possède suffisamment d’humour pour se moquer de sa voix, dans la célèbre scène de beuverie du Vampire, lorsqu’il dit : « Je chante, il est vrai, mais parfois sans beauté ». Si seulement Monsieur Sommer chantait ne serait-ce qu’un peu comme Monsieur Lay et si seulement il avait les mérites de celui-ci... Je sais fort bien, comme tout un chacun, que la voix de Monsieur Lay n’est en rien comparable à celle de Monsieur Sommer, mais ce que chante Monsieur Lay reçoit une empreinte caractéristique et c’est l’aune à laquelle il faut mesurer les mérites d’un chanteur d’opéra.
2Mademoiselle Schläger (Vénus) nous a surpris cette fois-ci en portant un costume fantaisiste auquel nous devons malheureusement adresser une critique : la fente de l’un des côtés de sa robe devrait être cousue. Une coquette fanée peut faire usage de pareils artifices pour exciter un dépravé blasé, mais ils ne conviennent pas à une Vénus. D’ailleurs, Vénus est la déesse de l’amour, pas de la luxure. Le rôle qui réussit le mieux à Monsieur Winkelmann est indiscutablement celui de Tannhäuser. Quelques mots pourtant sur son jeu trop appliqué après le changement du premier acte, qui ne m’a pas plu. Dans les moments d’étonnement profond, on est comme pétrifié. Monsieur Winkelmann l’a bien compris – il est resté assez longtemps dans une attitude d’extase. Mais était-ce justifié de remuer plusieurs fois les mains pour exprimer l’émotion, l’étonnement joyeux ? N’avons-nous que les mains pour dire nos émotions ? Et les yeux alors ? Les expressions du visage ? Les attitudes du corps ? Un pas craintif ou énergique, ou vif, ou hésitant, en avant, en arrière, sur le côté, etc., ne peut-il rendre superflues les gesticulations conventionnelles ou au moins les limiter ? Monsieur Schittenhelm, qui cette fois-ci chantait Walter, s’en est beaucoup mieux tiré de ce point de vue. Il a accompagné le tournoi des Chanteurs par des expressions du visage sereines ou sombres. Souvent, il avait un sourire aussi espiègle que le soleil en avril, mais parfois aussi, comme je l’ai dit, il suivait l’action d’un air aussi menaçant que de gros nuages chargés de pluie. Le tournoi des Chanteurs se peignait tout entier dans les expressions de son visage, ce qui revient à dire que Monsieur Schittenhelm jouait pour lui, mais aussi pour ses camarades sur le plateau. Seul le Ciel peut dire si un génie habite Monsieur Schittenhelm.
3Le Faust de Gounod. Monsieur Baer, du Théâtre de la cour de Darmstadt, débutait sur notre scène impériale dans le rôle de Faust. Le ténor d’opéra conventionnel, ni bon, ni mauvais, « correct ». Dans son extraordinaire Damnation de Faust, Berlioz transporte le héros de la légende en Hongrie, sur les rives du Danube, par amour de la marche de Rákóczy ; Berlioz, comme on sait – et comme ne savent peut-être pas les musiciens du Philharmonique et leur chef –, l’a retravaillée et instrumentée avec génie pour finalement l’inclure dans sa Damnation de Faust. Les auteurs du livret du Faust de Gounod, qui s’en sont tenus très strictement à la règle aristotélicienne de l’unité d’action, ne pouvaient se permettre de prendre la même liberté que Berlioz. Par contre, Monsieur Baer a fait ce qui devait sembler inadmissible aux yeux des librettistes. Il s’est collé sous le nez, certainement pas dans l’idée de concurrencer Berlioz sur le terrain de l’invention, une moustache solennelle et martiale, si bien que son allure n’était pas sans évoquer celle d’un pandore. Voilà qui laisserait de marbre les librettistes aussi bien que le compositeur de Faust, alors que nous autres Allemands aimons assez ces fines allusions.
4Hofoper, 7 mars 1885. Tannhäuser de R. Wagner. Rosa Papier (Elisabeth).
5Hofoper, 11 mars 1885. Margarethe (Faust) de Ch. Gounod. Version allemande de K. Gollmick. Ludwig Baer (Faust), du Théâtre de la cour de Darmstadt.
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