L’Enlèvement au Sérail de Mozart et Lucie de Lammermoor de Donizetti
15 février 1885 [n° 40]
p. 199-202
Texte intégral
1Peu avant le début de la représentation, Monsieur Reichenberg a remplacé Monsieur Rokitansky, subitement souffrant, dans le rôle d’Osmin ; s’il l’a très bien interprété musicalement, dramatiquement, ce rôle lui a moins bien réussi. Il faut pourtant bien peu de choses pour camper avec exactitude ce personnage original : quelques effets à l’emporte-pièce et le tour est joué. Il faut surtout que l’interprète évite de se perdre dans les détails. Osmin est taillé dans la masse (d’un bois fort mal équarri) si bien que la tonalité fondamentale du personnage ne doit être nuancée que là où cela s’impose vraiment, par une modulation discrète aux tons voisins, que ce soit au niveau du jeu ou du chant. Une fois, seulement une fois, Osmin se défait de son air bougon : lorsque les effets du vin le plongent dans un état, inouï pour lui, de jovialité exubérante à l’extrême au point de ne plus être lui-même. Pour le reste, Osmin est un ours mal léché tout au long de l’opéra ; non pas un grognon bon enfant, mais bien un grognon en colère, méchant, grincheux, vomissant son fiel, envieux, heureux du malheur des autres, concupiscent sans pourtant pouvoir éprouver de plaisir cruel et lâche, rancunier et sournois, mais malgré tout stupide et balourd, et, de surcroît, l’impuissance faite homme. Ah, si tout voulait aller comme cet homme de bien se le représente, en termes fleuris : « d’abord décapité, puis pendu, puis empalé sur des pieux chauffés à blanc, puis mis au bûcher, puis ligoté et plongé dans l’eau et enfin écorché vif » [I, iii].
2On voit que notre eunuque consciencieux aurait pu donner à la Sainte Inquisition romaine ou espagnole une recette édifiante et digne de considération. Par bonheur, on en resta en ce cas aux vœux pieux, et on ne peut que trop se féliciter que Bassa, sourd aux propositions charitables, bien qu’audacieuses et extravagantes dans la forme, de son fidèle serviteur, ait jugé plus séant de rendre le bien pour le mal, s’ouvrant ainsi le cœur de tous les chrétiens du public et se garantissant leur accueil sympathique et chaleureux, si tant est qu’ils fussent suffisamment nombreux dans la salle.
3Pour en revenir à Monsieur Reichenberg, disons qu’il n’est pas parvenu totalement à préserver la nécessaire unité du personnage d’Osmin. Parfois il souriait, agissait avec brusquerie, lançait des regards aimables, était par moments la bonhomie incarnée, comme par exemple pendant l’aria « Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln » [« Par la tendresse et la flatterie », II, i] de Blondchen. Monsieur Rokitansky avait réussi beaucoup mieux ce personnage. La manière dégoûtée et grincheuse dont cette basse, par ailleurs très capable, exécute cette tâche – son indifférence sans égale mettrait en rage un nouveau-né –, cette mauvaise humeur exposée en permanence lui permettent de surmonter son évidente incapacité à jouer, mais aussi de créer un personnage qui, peut-être contrairement aux intentions de Monsieur Rokitansky, se rencontre rarement aussi criant de naturel sur une scène. L’Osmin de Monsieur Rokitansky est un chef-d’œuvre qui cependant ne doit rien ni à la bonne volonté de ce chanteur (on lui reconnaîtrait plutôt sa mauvaise volonté), ni à son talent d’acteur.
4Pour une chanteuse dramatique, Mademoiselle Lilli Lehmann possède plus de colorature qu’il n’est utile. Mais en mettant moins de pathos dans les parties chantées aussi bien que dans les dialogues parlés, Constance aurait mieux fait comprendre à l’excellent Bassa qu’une déclaration d’amour faite à l’impératif ne sied pas bien, même à quelqu’un comme Bassa. Sélim Bassa est assez sensé pour saisir cela, même s’il n’est pas suffisamment gentleman pour s’interdire quelques grossièretés à l’adresse de Constance, ce dont nous ne lui tiendrons point rigueur eu égard à ses grandes qualités par ailleurs. La très charmante Blondchen (Mademoiselle Marie Lehmann) s’est montrée adroite et très efficace pour donner à son galant sceptique des preuves tangibles de son amour et de sa fidélité. On est en droit de supposer que le sémillant Pedrillo (Monsieur Schittenhelm) a été guéri de son scepticisme par une puissante médication, au moins jusqu’à la prochaine représentation de cet opéra. Par ailleurs, Monsieur Schittenhelm fut assez plaisant ; nous aimons particulièrement chez lui son air pimpant rehaussé encore par une barbiche taillée en deux pointes. On ne saurait trop surestimer l’effet produit par de telles barbiches ainsi taillées en pointes. Il y a en elles quelque chose qui tient du miracle et voilà pourquoi ce serait une imprudence irresponsable si un tel produit, que la nature elle-même entoure de toute sa sollicitude et à laquelle la virtuosité du barbier donne la dernière touche, en venait, par décision de son propriétaire, par entêtement ou encore – et c’est le plus impardonnable – en réponse à des critiques défavorables, à recevoir une forme différente, à être défiguré ou même livré aux viles entreprises du rasoir et ainsi détruit. En vérité, l’être humain est tout aussi ingrat dans ses élans les plus intimes qu’irréfléchi dans ses actions publiques.
5Lucie de Lammermoor. Monsieur Filippi chantait Edgar dans cet opéra et nous ne voulons pas nous brouiller avec lui à cause de son accent polonais. À en juger par son air de contentement perpétuel, Monsieur Filippi semble être une bonne nature. Il se croise constamment les mains sur le cœur, comme pour nous assurer avec la plus grande insistance de son amabilité. Nous lui en faisons volontiers le crédit du fond du... cœur. Son physique nous est sympathique, et comme il a une belle voix dont il sait bien se servir, il ne pouvait manquer de plaire au public. Mais l’intérêt majeur de cette soirée résida dans la prestation de Mademoiselle Bianchi. Son aisance à chanter soulève l’étonnement et l’admiration du public. Les applaudissements qui saluèrent son art semblèrent vouloir durer éternellement. Quelque insipide que soit la colorature quand elle a pour objectif de mettre en valeur la virtuosité du chanteur, elle peut cependant se révéler très efficace pour le compositeur d’opéra s’il la met au service de la situation dramatique. La scène de folie du troisième acte de Lucie de Lammermoor nous en fournit un exemple. Ces vocalises montantes et descendantes sur la voyelle « a » n’évoquent-elles pas les divagations et les bégaiements d’un fou ? Mais ne serait-on pas aussi tenté de penser, par exemple, que le personnage sérieux et digne de la Norma à l’autel du sacrifice, au premier acte de l’opéra éponyme, a perdu la raison quand on entend sa voix sauter ridiculement comme un cabri, c’est-à-dire faire des coloratures ? Pour moi, au moins, elle était folle. Je ne sais si d’autres partagent le même sentiment.
6Hofoper, 8 février 1885. Die Entführung aus dem Serail de W. A. Mozart. Lilli Lehmann (Constanze), Marie Lehmann (Blondchen). Entre le premier et le deuxième acte, Marche turque de W. A. Mozart, instrumentée par J. Herbeck.
7Hofoper, 10 février 1885. Lucia von Lammermoor de G. Donizetti. Version allemande de G. Ott. Johann Nepomuk Beck (Heinrich Ashton), Bianca Bianchi (Lucia), M. Filippi (Edgard).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013