Lohengrin et Tristan et Iseult avec Rosa Sucher et Heinrich Vogl
8 juin 1884 [n° 21]
p. 164-169
Texte intégral
1Madame Sucher de Hambourg et Monsieur Vogl de Munich, invités de notre Opéra. Cela se laisse entendre ! Avec Monsieur Vogl, on n’est pas tombé sur un bec, et avec Madame Sucher, on s’y retrouve depuis longtemps1 ! Elsa et Lohengrin sont les deux premiers rôles de leur contrat à Vienne. Comme Elsa était belle à sa première entrée en scène ! « Wie erschien sie so leicht und rein » [« Qu’elle était radieuse et pure ! », I, i]. C’était l’innocence personnifiée ! Quelle démarche naturelle et noble ! Quelle pudeur dans ses gestes ! Comme l’expression de son visage était transfigurée ! Madame Sucher s’était fondue corps et âme en Elsa. Mais l’illusion fut malheureusement de courte durée. Certes, elle chanta le premier songe avec douceur et tendresse, mais avec peu de chaleur et de souplesse dans la voix. Par la suite, cependant, elle se laissa entraîner à des accents trop énergiques qui ne conviennent pas au personnage d’Eisa : « Will er Gemahl mich heissen, geb’ich ihm, was ich bin » [« S’il me fait épouse, je lui donnerai ce que je suis », I, ii] peut être chanté, sans pour autant renoncer à toute la précision nécessaire, avec cette soumission et cette humilité qui, conséquence de sa dévotion totale à une force supérieure, caractérisent tous ses faits et gestes. Une autre des mauvaises habitudes de notre artiste invitée, si extraordinairement estimable par ailleurs, nous a quelque peu dérangé : Madame Sucher aime accentuer fortement les dernières notes d’une phrase musicale et ainsi non seulement contrevient aux directives du compositeur, mais pèche également contre le naturel de la diction. En voici un exemple : dans le vers « Vor Gott sein Eh’gemahl zu sein » [« Être son épouse devant Dieu », II, ii], elle donne au mot « sein » un relief tout particulier. Elle diminue le volume sur le mot « Eh’gemahl » et attaque ensuite « sein » avec une telle énergie explosive qu’on s’attend à voir Ortrud se faire gifler pour mieux accompagner encore cette note accentuée. De même ici : « Für dich wollt ich zum Tode gehn ! » [« Pour toi, j’irais à la mort », III, ii], où Madame Sucher a particulièrement pesé sur le « gehn ». Or, Lohengrin n’aurait pas douté de la force de l’amour d’Eisa même si celle-ci avait voulu aller à la mort dans une confortable voiture de poste. S’il nous fallait résumer en quelques mots notre opinion sur Madame Sucher dans le rôle d’Eisa, nous devrions d’abord louer sa conception intelligente et noble du rôle, aussi bien dans le jeu que dans le chant. Elle s’est efforcée de lutter contre son naturel vif, énergique et intrépide et, si elle n’y est pas parfaitement parvenue, reconnaissons qu’il est plus facile d’être à la fois Dieu et Satan qu’une bonne Elsa et une vraie Iseult. Or, Madame Sucher est totalement cette dernière. Nous y reviendrons plus tard.
2Monsieur Vogl (Lohengrin) a parfaitement fait honneur à la réputation qui le précède depuis Munich et Bayreuth. Il est tout à la fois un excellent chanteur et un acteur habile en son art. Cependant, Monsieur Vogl a donné trop peu d’importance à la première injonction de ne point questionner, sûrement pour accentuer son effet lors de sa réitération. Ces contrastes étaient faux. Un grand acteur peut en quelques traits, pour emprunter au vocabulaire des arts plastiques, indiquer une progression importante. Elsa n’a pas à s’effrayer de l’injonction répétée : l’interdiction, qui d’abord s’était arrêtée à son oreille, doit par la répétition aller jusqu’aux tréfonds de son cœur, comme le discours amoureux de son sauveur. Monsieur Vogl aurait dû chanter la répétition de l’injonction d’une façon plus solennelle, et non plus sévère. À l’inverse, Monsieur Vogl a chanté les derniers vers « Woher ich kam der Fahrt » [« D’où je suis venu », I, iii] à voix basse et son visage était si empreint de solennité et de mystère qu’aucun des acteurs présents ne pouvait douter de l’importance de sa mission ; même les gens du parterre, peu enclins aux excès de l’imagination, auraient pu y croire. Monsieur Vogl a donné là une nuance tout à fait judicieuse et intelligente. Malheureusement, sa prononciation nous rappelle tant celle de Gustav Walter que nous ne pouvons que déplorer cette circonstance pénible. De même, cette particularité qui perdure et dérange chez Monsieur Vogl de faire enfler un son et de l’interrompre brutalement évoque pour nous Monsieur Walter, et notre pur plaisir devant les prestations vraiment excellentes de notre artiste invité ne fut pas peu gâché par ces maudites réminiscences de Monsieur Walter.
3Monsieur Rokitansky portait l’habit du roi et ce qu’il chanta avait quelque ressemblance avec ce que le roi Henry est censé chanter. Cette excellente basse est si imbu de lui-même et de son rang de baron qu’il ne troque pas ses lettres de noblesse même contre le manteau d’un roi2. Il ne donne à voir que lui-même, et tout spécialement le baron qu’il est. Mais qu’exige de lui son métier ? L’aliénation complète de son propre moi. Si Monsieur Rokitansky juge impossible de faire cohabiter le chanteur d’opéra et le baron, il devrait alors choisir entre les deux. S’il ne peut se priver des avantages matériels que son contrat avec notre Opéra lui procure – et l’on peut sans déroger à son statut de baron avoir besoin d’argent –, il faudrait alors qu’il remplisse ses obligations, et le moins qu’on puisse exiger de lui est qu’il fasse preuve de bonne volonté et de zèle au travail. Monsieur Rokitansky semble cependant ne pas le comprendre. Même un galérien irait à sa dure tâche avec moins de mauvaise humeur, de déplaisir, d’indifférence, d’apathie et de répugnance que Monsieur Rokitansky en met pour interpréter ses rôles. Comment donc Monsieur Rokitansky a-t-il donné le roi Henry ? Ce fut une horreur de le voir et de l’écouter. La voix de crécelle du plus grossier commissaire de police interrogeant un vaurien endurci sonne comme le chant du rossignol en comparaison du glapissement de Monsieur Rokitansky lorsqu’il reçoit et interroge la touchante Elsa tandis qu’elle s’avance, figure même de l’innocence. Et Elsa devrait faire confiance à un tel monstre ? À être reçue ainsi, elle devrait bien en perdre totalement l’usage de la parole, et les mots « Mein armer Bruder » [« Mon pauvre frère », I, ii] n’être jamais prononcés. Plus tard, avec quelle indifférence pour le rythme, quelle absence d’expression dans le chant et quel mépris de la gestuelle Monsieur Rokitansky donne les vers « Was deutsches Land heisst » et « Für deutsches Land das deutsche Schwert, etc. » [« Ce que signifie la terre allemande... L’épée de l’Allemagne au service de l’Allemagne », III, iii]. Tel que Monsieur Rokitansky l’interprète, nous devons décidément tenir ce roi pour un traître à son pays, qui traite en sous-main avec les Hongrois et exprime fort mal un enthousiasme feint pour la grandeur allemande. Monsieur Rokitansky peut bien penser ce qu’il veut de l’empire allemand, il peut bien considérer le roi Henry comme un nigaud et les Allemands comme des bouffons, il peut après tout accorder plus d’importance à une note si profonde et si large qu’on y pourrait passer l’hiver tout à son aise qu’à Lohengrin et au reste des œuvres de Wagner, c’est son affaire et assurément pas la nôtre. Mais lorsque nous sommes engagés dans une œuvre commune, seul doit commander le poète ou le compositeur, ou le poète et compositeur ; le chanteur n’est que le truchement du compositeur : que la partie pensante du public juge l’un et l’autre. Lorsque Monsieur Rokitansky entend nous imposer son opinion personnelle, nous la repoussons pour autant qu’elle diffère de celle de l’auteur, comme nous l’avons fait aujourd’hui et comme nous le ferons toujours.
4Monsieur Sommer jouait Telramund. Ce chanteur pourrait, soutenu par son excellente voix, donner au moins un peu de relief à la pâle figure de Telramund s’il ne chantait pas d’une façon si terriblement larmoyante. Telramund n’est pourtant pas un pleurnichard, une gamine énamourée, un rêveur impénitent. C’est un véritable héros et il faut l’interpréter ainsi. Monsieur Sommer serait bien avisé de mettre plus d’énergie et de détermination, plus de précision dans le phrasé musical et plus de force et de fougue dans son jeu. Monsieur Wiegand (le héraut du roi) ne devrait pas penser que déployer des sons soit la tâche principale d’un chanteur d’opéra. Quand on appelle un chevalier ardent pour Elsa, on doit se tourner vers le fond et non lancer des cris vers le parterre d’où il est peu probable que sorte un héros. Monsieur Wiegand devrait se garder de telles absurdités. Nous avons très souvent relevé de telles incongruités chez lui. Mademoiselle Schläger (Ortrud), grâce à sa voix colossale, a bien mis en valeur au deuxième acte l’invocation aux dieux païens. C’est d’ailleurs tout ce qu’on peut dire de son interprétation du rôle. Le directeur Jahn, qui dirigeait, n’a pas toujours trouvé le juste tempo. Il aurait pu également mettre plus de soin aux pianos et aux pianissimos des chœurs. Et qu’est-ce que c’est que cette mise en scène dans la quatrième scène du deuxième acte ? Quel manque d’application ! La musique devrait accompagner la marche solennelle d’Eisa et de sa suite, mais ni Elsa ni sa suite ne sont en place. Elles entrent avec trente mesures de retard et tentent alors de rattraper le temps perdu. De telles choses sont très gênantes et doivent être évitées à toute force.
5Dans le rôle d’Iseult, Madame Sucher était parfaitement dans son élément. Cette femme blessée au plus profond de son être, crachant feu et flammes, jurant de se venger et de donner la mort, méprisante, aigrie, furieuse, impatiente, impétueuse, aussi farouche que tendre, aussi douce que vigoureuse, livrée au chaos des sentiments les plus contradictoires qui se rassemblent à nouveau en un point où son être tout entier se cristallise en une figure prodigieuse et se dissout dans son amour pour Tristan, cette femme habitée par toutes les tonalités mineures, majeures et chromatiques de l’amour, cette femme donc, Madame Sucher est parvenue à l’interpréter sous presque toutes ses facettes. Nous n’avons rencontré jusqu’ici chez aucune autre chanteuse dramatique de notre connaissance un jeu de physionomie si vivant, si caractéristique, combiné à des gestes et des attitudes si éloquents et pourtant toujours beaux. Sa voix, même s’il est vrai qu’elle n’est pas très puissante, a tenu parfaitement jusqu’à la fin de l’action. Autant Madame Sucher nous a enchanté dans les deux premiers actes, autant il a semblé que son bon génie l’avait abandonnée au troisième acte. Le « Liebestod » aurait dû être davantage transfiguré, plus éloigné du monde de tous les jours. Mais ce ne fut point en son pouvoir et nous n’allons pas l’en quereller. Qui a marché d’un pas assuré sur le sentier vertigineux du premier acte peut bien trébucher sur le chemin moins périlleux du troisième.
6Monsieur Vogl (Tristan), lui aussi, a sombré au troisième acte. De fait, le troisième acte est la pierre de touche du talent de l’acteur qui interprète Tristan comme l’est le premier acte pour l’actrice qui joue Iseult. J’aimerais connaître celui qui passe les écueils du troisième acte aussi facilement que l’embarcation d’Iseult résiste aux flots déchaînés. Dans le rôle de Tristan, Monsieur Vogl a eu quelques moments excellents au troisième acte et il nous a surpris, par exemple, par ses attitudes corporelles extraordinairement picturales sur le lit de repos. Mais il a semblé s’échauffer en chantant au point d’être saisi d’une exaltation dont il ne put se défaire, et il y avait quelque chose de fabriqué et de froid dans cette agitation terrible. En outre, Tristan ne doit pas tomber au sol avant qu’Iseult ne l’ait pris dans ses bras. Monsieur Vogl a donc eu le destin de tous les interprètes de Tristan : il a plié devant les exigences inhumaines du troisième acte, mais il a surpassé tous ses devanciers au premier acte. À la manière dont Monsieur Vogl a interprété Tristan, tous les auditeurs sont assurément devenus des familiers du cœur et de l’esprit de ce héros et auront parfaitement compris ce qui le pousse à agir comme il le fait avec Iseult et le roi Marc. Le Tristan de Monsieur Vogl n’a pu rester un hiéroglyphe pour le public de l’Opéra, et si c’est le cas pour quelqu’un, c’est qu’il n’a jamais jeté un regard au royaume ensorcelant de la nuit et n’a jamais regardé avec amour le monde idéal où évoluent Tristan et Iseult.
7Depuis la première représentation de Tristan et Iseult, nous avons pris l’habitude de voir Madame Papier fournir une prestation d’excellence dans le rôle de Brangaene. Monsieur Rokitansky (le roi Marc) fut, contrairement à toute attente, meilleur qu’on ne le craignait. Il s’est au moins efforcé d’interpréter le roi Marc et c’est déjà beaucoup. Monsieur Sommer (Kurwenal) fut assez bon, mais ce fut comique d’entendre comment l’infirmier et Tristan, à l’article de la mort, rivalisaient de gémissements. Monsieur Sommer devrait déployer davantage de vigueur et surtout se conformer aux instructions du compositeur. Il chante toujours incorrectement le vers « Sein Haupt doch hängt im Irenland, als Zins gezahlt von Engeland » [« Sa tête, tribut payé par l’Angleterre, est en Irlande », I, ii]. Pourquoi lie-t-il les notes sol et la qui tombent sur les prépositions « im » et « von » avec les premières noires ré et mi bémol des deux mesures suivantes ? Ce n’est pas ce qu’indique la partie de chant et le chef d’orchestre doit veiller à ce que les chanteurs ne commettent pas de telles bévues. Mais le chef d’orchestre ! On pourrait entonner de fort belles jérémiades ! Monsieur Fuchs a dirigé la représentation avec tant de zèle qu’il a omis d’observer tous les changements de tempo. Monsieur Fuchs est un homme très travailleur et il est toujours pressé. On s’en est aperçu en écoutant le tempo vif sur lequel il a fait courir le prélude.
8Hofoper, 1er juin 1884. Lohengrin de R. Wagner. Dir. Wilhelm Jahn. Hans von Rokitansky (Heinrich der Vogler), Heinrich Vogl (Lohengrin), Rosa Sucher (Elsa).
9Hofoper, 4 juin 1884. Tristan und. Isolde de R. Wagner. Dir. Johann Nepomuk Fuchs. Heinrich Vogl (Tristan), Hans von Rokitansky (le roi Marc), Rosa Sucher (Isolde).
Notes de bas de page
1 Jeux de mots sur le nom des interprètes : Vogel signifie « oiseau » et Sucher, « celui qui cherche ». Le jeu de mots prend la forme d’une paraphrase du monologue de Hans Sachs à la troisième scène du second acte des Maîtres chanteurs ·. « Dem Vogel, der heut’ sang,/Dem war der Schnabel hold gewachsen » (« L’oiseau qui a chanté aujourd’hui/Il a chanté comme cela lui venait »).
2 Hans von Rokitansky portait en effet le titre de baron (Freiherr von). Trois ans avant de commencer son activité de critique, Wolf rendait compte à Henriette Lang de ses impressions d’une production de Don Juan de Mozart : « Rokitansky (Leporello) plus baron que serviteur, plus professeur de chant qu’acteur – mauvais ». Lettre du 26 avril 1881 dans : Hugo Wolf, Briefe an Henriette Lang veröffentlicht von Heinrich Werner, Regensburg, Gustav Bosse Verlag, 1923, p. 14-15.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013