La Joconde, opéra en 4 actes d’Amilcare Ponchielli
4 mai 1884 [n° 16]
p. 162-164
Texte intégral
1Voici un produit extraordinairement faible qui, on l’espère, disparaîtra bien vite et à jamais du répertoire. L’auteur du livret insipide – un brouet infâme où barbotent les résidus les plus éculés d’effets grossiers parmi les plus ordinaires et les plus brutaux, hâtivement brassés – ne peut être que le déplorable Arrigo Boito, qui se cache derrière le pseudonyme anagrammatique de Tobia Gorrio1. Et qui d’autre que l’auteur du Méphistophélès pourrait avoir commis ce catalogue des horreurs ? Mais pourquoi s’avancer ainsi à visage masqué ? Puisque Boito avait eu le courage, la témérité même, d’écrire Méphistophélès, et le front de se reconnaître l’auteur de cette composition absurde, que risquait donc ce pauvre dérangé du cerveau à mettre son nom sur le livret de La Gioconda ? En outre, nous pouvons assurer à Tobia Gorrio que son livret de La Gioconda, si trivial, si répugnant et si cannibale qu’il est du point de vue de l’invention et de l’exécution, est bien loin, que Boito en soit convaincu, d’approcher l’enflure monstrueuse et stupide de son Méphistophélès.
2(Richard Kralik, thuriféraire enthousiaste de la muse de Boito, et qui lui-même s’abreuve à la même source, ne verrait bien sûr dans tout ceci qu’un fait regrettable2. En vérité, nous préférons les fous amusants aux fous mélancoliques et c’est pour cela que nous avons pris plus de plaisir à Adam ou à La Révélation qu’à Roman ou aux Turcs aux portes de Vienne. Car décidément, le sérieux ne sied pas à Monsieur Kralik. Concurrent involontaire de l’aimable humoriste Busch3, il parvient toujours à nous arracher un sourire amical, et même parfois à nous faire littéralement tordre de rire. Malheureusement, nous avons été jusqu’à aujourd’hui privé des illustrations qui devraient aller avec ses contes bouffons. Et nous espérons bien que sur ce point également, Monsieur Kralik ne sera pas en reste avec Monsieur Busch, son modèle.)
3Quant à la musique de cet opéra, elle n’a pas grand-chose à envier au texte (car on ne saurait employer le mot « poème »). Ce qui manque avant tout au compositeur Ponchielli, c’est l’originalité. Ponchielli, c’est le type même du compositeur sans qualité : son imagination chemine au rythme de l’âne rétif qui, à peine fait le deuxième pas, regrette déjà le premier. Ses mélodies banales et sans verve ne sont que des morceaux de phrases d’opéras de Gounod, de Verdi et de Meyerbeer hâtivement cousus ensemble et qui ne ressemblent d’ailleurs même pas vraiment aux mélodies de ces compositeurs lyriques. Dans La Gioconda, tous ces morceaux qui se veulent mélodiques tendent vers le point d’orgue final qui, certes, assure au chanteur une sortie bien théâtrale, sans toutefois parvenir à masquer l’absence d’une mélodie vraiment ressentie, même si le chanteur beugle littéralement sa cadence finale. La Gioconda a été composée seulement pour le chanteur, pas pour le public. Et c’est là le reproche le plus grave qu’on puisse lui faire. Dans le rôle de la Joconde, la Signora Pantaleoni semble bien elle aussi avoir été totalement gagnée à cette idée. Elle a tellement surjoué qu’elle était souvent à la limite du farcesque. À certains moments, ce n’était plus du chant : juste le gargouillis repoussant d’une voix qui s’étrangle. Dommage que la Signora Pantaleoni, chanteuse indiscutablement douée, se laisse aller à de tels excès. Le rôle de Laura a été bien tenu par la Signora Giuli-Borsi. Mademoiselle Meisslinger a chanté très joliment l’agréable partie de l’aveugle. De tous les acteurs, c’est le Signor Dufriche qui a notre préférence parce qu’il rendit parfaitement, par le jeu d’acteur et par le chant, la méchanceté de Barnaba. A l’inverse, la voix enfantine et l’apparence comique du Signor Valero (Enzo Grimaldo) m’ont amusé au plus haut point, mais le public, lui, le prit tout à fait au sérieux et l’applaudit avec enthousiasme. Je suis profondément heureux qu’il ait été apprécié et applaudi. Le Signor Pinto (Alvise Badoero) tient toujours sa place : on peut le mettre où on veut. Les décors étaient ravissants et les chanteurs bien préparés, le public fut gagné à la cause de cet opéra qui connut le succès. On verra lors des reprises si ce succès sera durable. Nous en doutons. [...]
4Hofoper, 28 avril 1884. Saison italienne, en première : La Gioconda de A. Ponchielli sur un livret de T. Gorrio. Romilda Pantaleoni (Gioconda), Teresa Giuli-Borsi (Laura), Eugène Dufriche (Barnaba).
Notes de bas de page
1 Le livret de La Gioconda est en effet de Arrigo Boito, d’après un drame de Victor Hugo. L’opéra a été créé à Milan en 1876.
2 Auteur de poèmes, de pièces de théâtre ainsi que d’essais sur l’histoire de la culture, Richard Ritter von Meyrswalden Kralik (1852-1934) était un fervent défenseur des valeurs catholiques qu’il mettait notamment en scène dans des « mystères » inspirés des modèles médiévaux. Il avait écrit Les Turcs aux portes de Vienne (Die Türken vor Wien. Ein Festspiel) en 1883 à l’occasion des commémorations du siège de la ville, et devait encore écrire dans les années 1890 un Jeu de Noël et un Jeu de Pâques. Kralik travaillait occasionnellement comme critique pour le Wiener Salonblatt, ce qui n’a pas empêché Wolf de s’en prendre souvent à lui, du moins durant sa première année d’activité.
3 Sur Wilhelm Busch, voir la note 2 de la critique n° 11 (30 mars 1884) dans le chapitre consacré à la musique symphonique, p. 59.
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