Guillaume Tell de Rossini
30 mars 1884 [n° 11]
p. 159-161
Texte intégral
[...]
Italie ! Italie !
Que de canailles chez toi !
D’autres y trouveraient bonne place !
1Comme fort heureusement cette description enthousiaste de l’Italie (tirée d’un poème de Robert Reinick1) ne s’applique pas à la saison d’opéra, pas plus qu’elle ne vise la police ou quelque autre corps judiciaire, ou une autorité politique quelconque du royaume d’Italie, visant au contraire une population qui pullule essentiellement dans les régions du Sud et qui est davantage encore honnie par les plus innocents des innocents que ne l’est un Allemand par un Français, et dont la désignation générique rime fort opportunément avec l’adjectif « froh2 », et comme donc nous voici grâce à cela exempté de tout soupçon infamant : que la staggione italienne commence donc, avec Guglielmo Tell en figure de proue ! Un auditoire fourni suivit cette représentation, chantant parfois avec les acteurs, applaudissant parfois à tout rompre.
2En Italie, où l’on ne s’occupe que de musique italienne, on peut être charmé par la manière caricaturale des chanteurs d’opéra, par leur gesticulation outrée. Dans ce pays, il s’agit moins de bien chanter que de faire de l’effet, et d’ailleurs les gestes y soutiennent davantage la musique que le sens des paroles. Ainsi, un chanteur italien fera l’annonce d’une nouvelle bouleversante avec un calme proprement inouï s’il ne s’y présente aucun contre-« ’et aucun contre-ut. À l’inverse, l’événement le plus insignifiant, pour peu que le compositeur ait prévu de solliciter le larynx de l’interprète, jettera notre chanteur dans une agitation et une excitation plus ou moins farcesques selon la quantité d’effets souhaités. Pour la rabbia italiana, un parfait coquin qui chante la plus sinistre des arias de vengeance et un amoureux parfaitement transi s’épanchant en effusions lyriques les plus tendres, c’est tout un. Les notes aiguës sont décisives. L’action n’a donc eo ipso aucune importance pour le chanteur italien, de même que les morceaux de musique et les récitatifs n’existent pour lui que dans la mesure où le compositeur aura prévu ce qu’il faut en suffisance pour que la voix se déploie à l’envi. Le chanteur peut rugir ou murmurer : le public veut qu’on rugisse ou qu’on murmure. Il y a là une compréhension mutuelle et l’on ne doit pas s’étonner en conséquence de l’intimité souvent si grossière qui s’instaure entre le chanteur et son public, permettant par exemple à un chanteur qui vient juste d’être tué en duel au beau milieu de la scène de revenir à la vie par le miracle des applaudissements, de serrer amicalement son ennemi mortel dans ses bras, de descendre à l’avant-scène avec tous ses camarades pour remercier fort courtoisement le public et, dès que le calme est revenu, d’attaquer furieusement son ami de si fraîche date et de le tuer comme par bonheur. Cette complicité coquine entre les chanteurs et le public s’établira à nouveau, tant qu’elle fera mutuellement plaisir. Nous admettons, comme nous l’avons dit, ces bizarreries sur une scène italienne, devant un public à la naïveté vraiment touchante. L’Allemand, s’il n’est pas stupide, s’en amuse ; il ne voit rien de mal à ce qu’on se divertisse par de tels procédés. (Qu’on ne se méprenne pas ! Nous ne parlons absolument pas de la musique italienne pour laquelle nous avons la plus grande estime, et tout particulièrement pour le Guglielmo Tell, mais seulement et exclusivement du chanteur italien en tant que tel et dans la mesure où il est également acteur.) Mais que notre public puisse assister à un tel spectacle en prenant l’air de quelqu’un qui voit le saint sacrement nous indique assez dans quel sentiment il assiste à un opéra allemand : il est certes guindé et respectueux, mais aussi distrait et indifférent Même si nos chanteurs allemands ne sont rien moins qu’acteurs (il y a des exceptions), une petite étincelle de sens artistique, d’émotion et de sérieux brille tout de même en eux, grâce à l’action salutaire de Richard Wagner.
3Maintenant, revenons-en aux Italiens. Polonais de naissance, ténor élevé au lait du chant italien, le nommé Mierzwinski est au centre de toutes les attentions. La rumeur flatteuse colporte tant de merveilles sur ses prestations qu’il ne faut pas s’étonner si les attentes ont été quelque peu déçues. Ses aigus sont agiles et d’un timbre agréable, mais sans éclat particulier. La cantilène lui réussit moins que le registre héroïque et énergique, surtout dans les récitatifs. Aux deuxième et troisième actes, il a eu des moments qui en imposèrent véritablement et qui déclenchèrent dans le public un véritable tonnerre d’applaudissements. Le Signor Aldighieri (Guillaume Tell) est un excellent baryton basse que nous ne découvrons pas : il y a déjà trois ans que nous avons reconnu en lui un chanteur de valeur. Le Signor Gasperini n’évoque en rien la figure du Walter Fürst telle que nous avons l’habitude de la voir représentée, mais il s’est tiré d’affaire honorablement dans un rôle où sa voix de basse convient bien à un vaurien. À l’inverse, la Signora Malvezzi s’est révélée tout à fait insuffisante dans le rôle de Mathilde et ne devrait guère mieux réussir dans d’autres rôles pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas de voix. Les autres chanteurs, recrutés parmi les solistes de notre Opéra viennois, s’en sont très bien sortis avec ce texte italien. Le Signor Bimboni, chef d’orchestre remarquable, a dirigé l’opéra avec vivacité et il a été applaudi avec enthousiasme par le public à l’issue de l’ouverture interprétée avec une fougue remarquable. [...]
4Hofoper, 25 mars 1884. Saison italienne : Guglielmo Tell de G. Rossini. Dir. Oreste Bimboni. Gollardo Aldighieri (Guillaume Tell), Wladislaw Mierzwinski (Arnold), Enrico Gasperini (Walter Fürst), Ersilia Malvezzi (Mathilde).
Notes de bas de page
1 Il s’agit du « chœur des Philistins » tiré du poème « Das Herrlein in Italien ». Wolf a mis en musique treize poèmes du peintre et poète allemand Robert Reinick (1805-1852).
2 « Froh » (joyeux) rime, dans le poème de Reinick, avec « Floh » (la puce). Le jeune voyageur allemand est en effet tourmenté tout au long de son voyage en Italie par une puce.
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