Un virtuose cadavérique, un Roi des aulnes pompeux et une violette à longue tige
13 février 1887 [n° 103]
p. 140-144
Texte intégral
1La féroce guerre d’extermination menée avec succès et revers par notre légiste aux crocs acérés, Hans von Bülow, contre la grande ombre de Beethoven, a heureusement pris fin à la grande satisfaction de tous les critiques. Enfin dissipé, le petit cumulus chargé de pluie orageuse qui s’accrochait au ciel de notre ville, disparu, et sans avoir lâché sur le public son averse d’invectives : chacun maintenant respire à nouveau tout à son aise et jouit d’une bonne digestion musicale. En témoigne de façon réjouissante la présence enthousiaste du public au concert donné au profit de la Société allemande d’entraide. Et comme le programme promettait essentiellement des plaisirs délicats et digestes, cette circonstance, sérieusement prise en compte par l’avisé ordonnateur du concert, a dû ouvrir d’autant plus l’appétit du public que chacun ne peut avoir un estomac d’autruche et, même si c’est le cas, n’a pas forcément envie de l’exposer inutilement au danger.
2Le concert commença avec l’ouverture d’Obéron, dirigée par le maître de chapelle Hellmesberger, et jouée tout feu tout flamme par l’Orchestre du Conservatoire1. Puis ce fut au virtuose du violon César Thomson de faire son apparition, et ce fut bien une apparition, car je ne pus croire qu’il s’agissait bien de Monsieur Thomson en chair et en os. Je crus voir un vampire sorti du tombeau et je me mis malgré moi à fredonner le refrain de la ballade de Marschner : « Garde-nous, Dieu sur la terre, d’être jamais un jour comme lui2 ». Oui, lorsque je vis ma belle voisine, une toute jeune fille, fixer éperdument à travers ses jumelles de théâtre ce cadavre violonant, je fus saisi d’horreur et je ne pus m’empêcher de lui susurrer à l’oreille, con sordini, ces vers en guise d’avertissement :
« Enfant, ne regarde pas l’homme livide
Sinon c’en sera tôt fait de toi !
Détourne bien vite ton regard de lui !
Déjà maintes jeunettes belles et fraîches
Qui plongèrent leur regard dans ses yeux
Durent le payer de mille tourments et de leur sang,
Car, je te le dis tranquillement et entre nous :
Cet homme livide est un vampire3. »
3L’effet en fut extraordinaire. Dans le regard courroucé qui récompensa mon avertissement compatissant, je ne pus lire si la belle curieuse avait laissé choir ses jumelles de théâtre parce qu’elle avait été frappée d’effroi devant les chuchotements d’outre-tombe d’un inconnu, ou parce qu’elle avait été effrayée par la mine de cadavre du virtuose. Peut-être que cette jeune fille était médium et donc sensible aux influences magnétiques. Peut-être que cette petite Senta avait identifié en Monsieur Thomson le Hollandais volant de ses tourments et de ses rêves, puisque certains familiers des légendes disent avoir reconnu son incarnation dans cet artiste livide. D’autres, plus versés dans l’histoire et la sorcellerie, disent avoir trouvé à Monsieur Thomson une ressemblance frappante avec le fantôme de Jules César assassiné, bien qu’on n’ait rien pu dire de certain sur le nombre inquiétant de stigmates que porte l’immortelle enveloppe charnelle de Thomson. Oui : l’imagination fantasque de certains est allée si loin qu’ils ont dénié tout net à Monsieur Thomson la moindre origine humaine, affirmant qu’il n’est ni un humain, ni le fantôme d’un humain, mais Satan incarné. Cette théorie, si étrange qu’elle puisse être, eu égard à l’apparence physique de l’artiste, n’en reste pas moins la plus pertinente de toutes celles avancées jusqu’ici concernant notre virtuose. Oui, c’est la pure vérité ! Monsieur Thomson est Satan sur son instrument, et son violon sonne comme si un chœur infernal invisible accompagnait les sonorités sombres comme l’enfer qui en ruissellent telles des gouttes de sang. Et voyez sa maîtrise parfaite de l’instrument, voyez l’archet danser avec grâce et gaieté sur les cordes ! Et comme il se joue des difficultés les plus perfides : passages à l’octave à la vitesse de l’éclair, du plus haut qu’on puisse (ou qu’on ne puisse pas) imaginer jusqu’au plus bas, avec des pizzicati et des trilles, ça chante et ça racle, et tout cela presque en même temps. Est-ce là un art d’humain ? Ne sont-ce point les œuvres félonnes de Satan ? Et le tout avec un corps presque immobile, docile et inexpressif. C’est à peine si la main qui conduit l’archet magique rappelle à l’auditeur qu’il ne s’agit pas ici de magie et de diableries, mais de l’art d’un être humain fait de chair et d’os comme tout un chacun. Naturellement, cet ensorceleur diabolique4 fut applaudi comme jamais. Après les variations de Paganini eut lieu une explosion de fureur, de folie et de cris, comme si le jour du Jugement dernier était arrivé. L’artiste dut revenir cinq fois pour recueillir la gratitude du public. Cinq fois donc ce monument funéraire vint à l’avant-scène. Son visage affligé restait immobile et froid, ses yeux sans vie fixaient le néant, et aucun signe ne laissait paraître le moindre contentement ou la moindre fierté joyeuse devant un succès aussi inouï. « Finalement, est-ce vraiment un vampire ? », s’enquit ma petite voisine comme elle se préparait à partir, et sa poitrine juvénile exhala un gros soupir qui répétait la question taraudante : « Finalement, est-ce vraiment un vampire ? »
4Madame Lucca a ensuite chanté « Erlkönig » [Le Roi des Aulnes] de Schubert, à mon avis d’une façon trop outrée. La pompe théâtrale grossière passe mal dans une salle de concert. En outre, sa déclamation laissait beaucoup à désirer. Madame Lucca ne s’en sortit guère mieux avec l’un de ses morceaux de bravoure, « Das Veilchen » [La Violette] de Mozart. Son rendu prétentieux transforme la modeste violette qui fleurit en catimini en une violette à longue tige. (C’est un jeune dandy des Fliegende Blätter5 qui a tourné ce « compliment malheureux » à l’objet élancé de sa flamme et qui, lorsque l’objet eut attiré son attention sur ce qui clochait dans sa comparaison, se crut obligé de se montrer spirituel et parada finement en répondant : « Il existe aussi des violettes à longue tige »). Ce n’est que dans le grand air du Cid de Massenet que nous retrouvâmes l’artiste dramatique telle que nous l’apprécions et l’admirons. Quelques interprétations de lieder par Monsieur Reichmann plurent beaucoup, alors que l’interprétation complètement plate d’« Edward », une ballade de Löwe, laissa le public de marbre. Mais comment diable peut-il chanter un poème qui nous plonge dès le début au beau milieu de l’action dramatique avec la prévenance d’une porte de prison ? Pourquoi avancer ainsi à l’amble ? Pourquoi donc cette passion si collet monté ? On pouvait à bon droit attendre mieux d’un artiste aussi remarquable que Monsieur Reichmann6.
5Monsieur Winkelmann mérite toutes nos louanges pour son interprétation belle et sentie de l’aria de Pylade extraite d’Iphigénie en Tauride de Gluck. Il dut la bisser, tant fut grande l’impression que fit sur le public aussi bien cette pièce merveilleuse que son interprétation magnifique.
6La Marche impériale de Richard Wagner, qui fut jouée pour terminer le concert, aurait à coup sûr bien davantage mis le feu aux poudres si le chef d’orchestre s’était préoccupé de trouver des cymbales plus convenables et un cymbalier plus adroit pour en jouer. Des instruments aussi misérables, ordinaires et sans sonorité peuvent certes rendre d’obligeants services dans une parade de carnaval, mais ils n’avaient aucunement leur place ici. De tels coups de cymbales sont des coups de poignard assassins dans le dos d’une œuvre d’art, et de tels cymbaliers rien moins que des spadassins stipendiés. Une exécution musicale digne de ce nom ne devrait rien devoir ni aux dagues, ni aux assassins.
7Lors du dernier concert Kretschmann, le magnifique poème symphonique de Liszt Orpheus a dû être bissé à la fin du concert, à la demande générale du public. Je pense qu’il n’y a rien à ajouter à cette remarque. Le public a prononcé son verdict.
8Le second Liederabend de Monsieur Walter a attiré la grande foule dans la salle Bösendorfer, malgré son programme peu séduisant7. Notre chanteur d’opéra à la retraite a gazouillé de manière plus douce encore qu’un cygne mourant, et les applaudissements des auditeurs émus ont ceint sa tête jupitérienne comme des ailes d’ange. Puisse son ténor mourir longtemps encore !
9Musikverein, 8 février 1887. Orchestre du Conservatoire, dir. Joseph Hellmesberger, avec Cesare Thomson (violon), Pauline Lucca, Theodor Reichmann et Hermann Winkelmann (chant) accompagnés au piano par Arthur Barensfeld : C. M. Weber, ouverture d’Obéron. J. Wieniawski, Concerto pour violon. R. Schumann, « Du bist wie eine Blume ». J. Brahms, « Wie bist du meine Königin ». F. Schubert, « Erlkönig ». C. W. Gluck, air de Pylade tiré d’Iphigénie en Tauride. Ν. Paganini, Non più mesta. F. Löwe, « Edward ». J. Massenet, air tiré du Cid. R. Wagner, Kaisermarsch.
10Salle Bösendorfer, 9 février 1887. Orchestre des concert symphoniques Theobald Kretschmann, dir. Hermann Grädener : J. Haydn, Symphonie en ré majeur (avec le Capriccio). W. A. Mozart, Air de la Reine de la Nuit extrait de La Flûte enchantée (soliste : Pepina Alberi). F. Liszt, Orpheus. R. Schumann, « Frühlingsnacht ». G. Rossini, « Tarantella ». H. Reinhold, Intermezzo scherzoso opus 29.
11Salle Bösendorfer, 11 février 1887. Soirée Brahms par Gustav Walter (ténor) accompagné au piano par Ludwig Rottenberg, avec la participation de Marie Baumayer (piano solo) : « Erinnerung », « Heimweh », « Frühlingstrost » ; Variations sur un thème original opus 21 ; « Komme bald », « Auf dem Schiffe », « Lied », « Maienkätzchen », « Mädchenlied » ; Klavierstücke opus 76, nos 1, 2, 3, 8 ; « Botschaft », « Der Gang zum Liebchen », « Geheimnis », « Vergebliches Ständchen ».
Notes de bas de page
1 Malgré le programme majoritairement symphonique de ce concert, nous en plaçons le compte rendu dans ce chapitre en raison de l’intérêt particulier que présentent les remarques de Wolf sur l’interprétation des lieder et ballades de Mozart, Schubert et Löwe.
2 Vers tirés de la romance d’Emmy au second acte de l’opéra Le Vampire de Marschner. Wolf aimait beaucoup cet opéra, comme en témoigne sa critique n° 23 du 19 octobre 1884 reproduite dans le chapitre Opéra du présent volume, p. 176.
3 Ibid.
4 « Ensorceleur » : « Rattenfänger » (preneur de rat) dans l’original. Allusion au célèbre poème de Goethe que Wolf mettra en musique en novembre 1888. Le preneur de rat ensorcelait femmes et enfants avec son chant.
5 Les Fliegende Blätter (littéralement Feuilles volantes) était un hebdomadaire satirique munichois fondé en 1845.
6 Eduard Hanslick faisait les mêmes reproches à ces deux chanteurs : « La tendance à vouloir placer au premier plan l’effet dramatique est dangereuse en dehors de l’opéra. Elle projette une ombre sur l’interprétation que Madame Lucca a donné des lieder, comme par exemple dans « Das Veilchen » de Mozart. Dans les strophes de cette modeste fleur, Madame Lucca insuffle un pathos douloureux qui dépasse complètement les bornes thématiques et stylistiques du lied. Aucune violette ne chante ainsi, aucune violette ne meurt ainsi, pas même un aloès. [...] Dans la ballade « Edward » de Löwe, M. Reichmann a cru bon de faire souffler un vent toujours plus théâtral à chaque strophe. Les réponses d’Edward « Mein Haus und Hof », « Lass’sie betteln gehen » se sont distendues aux dimensions d’une enflure tragique qui serait tout au plus justifiée sur scène dans un véritable duo entre mère et fils. Dans l’interprétation d’une ballade, même lorsqu’elle prend la forme d’un dialogue, le ton épique de base ne doit jamais disparaître totalement. » (E. Hanslick, Aus dem Tagebuch eines Musikers, op. cit., p. 254.)
7 Le « programme peu séduisant » de Gustav Walter se composait exclusivement de lieder et de pièces pour piano de Brahms.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013