Le Quatuor Hellmesberger et Amalie Joachim : Quintettes et Lieder
10 janvier 1886 [n° 70]
p. 135-137
Texte intégral
1Le Quintette d’Anton Bruckner1 est l’une de ces rares révélations artistiques où s’exprime d’une manière simple et sensible un profond secret, à la différence du procédé habituel cher à nos « maîtres » d’aujourd’hui, qui habillent une pensée simple et terre à terre des oripeaux énigmatiques d’un langage d’oracle. La musique de Bruckner jaillit, généreuse et riche, de la source limpide d’un esprit serein d’enfant. De ses œuvres, on peut dire : « Cela semblait si ancien et c’était pourtant si nouveau2 ». C’est grâce à de forts éléments populaires qui surgissent partout dans ses compositions symphoniques, parfois à visage découvert, parfois cachés. Quel charme possède, par exemple, le trio en forme de ländler du scherzo du Quintette ! Comme le compositeur s’y entend à amener un élément populaire tout en restant distingué, que ce soit grâce à une harmonie inattendue, un contrepoint ingénieux, une instrumentation riche en couleurs, une inversion surprenante des thèmes, etc. ! Bruckner n’est jamais banal ou commun, qualité que l’on ne peut pas toujours reconnaître à Schubert3.
2Pourtant, les compositions de Bruckner n’apparaissent jamais non plus maniérées. Ses harmonies sont audacieuses et nouvelles ; elles confèrent à la mélodie une parure très caractéristique, une physionomie tout à fait précise qui marque profondément la sensibilité de l’auditeur, comme le ferait l’éclat d’un diamant. Ses inventions thématiques sont le fruit d’une imagination extraordinairement fertile et d’une sensibilité ardente, où le langage musical puise son expressivité imagée. La construction de la phrase musicale ne semble toutefois pas prétendre à un flux rapide, à des périodes bien articulées, à une symétrie des formes harmonieuse et bien balancée. Cette manière de construire la phrase évoque parfois le style lapidaire de Victor Hugo dont les phrases courtes et décousues présentent quelque analogie – formelle, s’entend – avec la syntaxe musicale de Bruckner. Et l’on peut certes tout aussi bien décrire exhaustivement un objet par des phrases taillées à la hache que par de longues périodes bien balancées qui se succèdent en caravanes. La concision de l’épigramme peut donner à la pensée davantage de force et de relief, avec cependant bien souvent l’inconvénient d’être unilatérale et peu claire. Mieux vaut en la matière choisir la voie médiane plutôt que l’un des deux extrêmes.
3Lors de sa reprise, cette œuvre de Bruckner fut saluée par des applaudissements enthousiastes : voilà qui fait honneur tout autant au public qu’au compositeur.
4Une innovation, celle de glisser entre chaque morceau de musique de chambre des pièces vocales, n’avait que peu de chances de satisfaire le public4. Madame Amalie Joachim a chanté des lieder de Brahms et de Beethoven (trois lieder écossais de ce dernier). La voix de Madame Joachim convient parfaitement aux lieder de Brahms5. Elle a chanté comme les œuvres sont écrites : avec froideur et lourdeur. Pour les lieder écossais, elle manqua totalement de la chaleur indispensable, surtout dans le dernier, « Das Bäschen in dem Sträßchen » [La petite cousine sur le sentier]. Le Quintette pour piano de Schumann fut bien rafraîchissant et revigorant après Brahms et le cauchemar de ses lieder de fossoyeur. Au piano, Madame Rappoldi-Kahrer a joué la partition avec une compréhension intime de l’œuvre et beaucoup de chaleur. La soirée s’est dignement achevée avec le Quintette pour cordes en ut majeur de Schubert. [...]
5Petite salle du Musikverein, 7 janvier 1886. Quatuor Hellmesberger avec Theodor Schwendt (2e alto), F. Weidinger (2e violoncelle), Laura Rappoldi-Kahrer (piano) et Amalie Joachim (chant) accompagnée au piano par Robert Erben : A. Bruckner, Quintette à cordes en fa majeur. J. Brahms, Zwei Gesänge fur eine Altstimme, Viola und Klavier opus 91 (lre audition). R. Schumann, Quintette avec piano en mi bémol majeur. L. van Beethoven, « Du holde Maid von Inverness », « Der Treue Johnie » et « Das Bäschen in dem Sträßchen », extraits des Schottische Lieder pour voix et trio avec piano. F. Schubert, Quintette en do majeur opus 163.
Notes de bas de page
1 Le même Quatuor Hellmesberger avait donné la première exécution publique de ce quintette à cordes une année auparavant, le 8 janvier 1885.
2 « Es klang so alt und war doch so neu » : vers tiré du monologue de Hans Sachs au second acte des Maîtres chanteurs.
3 « ... qualité que l’on ne peut pas toujours reconnaître à Schubert » : dans le Wiener Salonblatt, de même que dans l’édition de 1911, la négation manque. Nous rétablissons le sens selon la version du manuscrit, reprise dans l’édition critique de 2002. Il en va de même, au paragraphe suivant, de la phrase « ... ne semble toutefois pas prétendre à un flux rapide ».
4 Si cette pratique était inhabituelle dans les concerts de quatuor à cordes, il était en revanche usuel d’intercaler des morceaux de piano ou de musique de chambre entre les lieder et airs d’un récital de chant, comme en témoigne la composition des programmes reproduits à la fin de ce chapitre.
5 Brahms avait composé le second des lieder avec alto opus 91 que chantait Amalie Joachim, « Geistliches Wiegenlied » (Berceuse spirituelle), en 1863 à l’occasion du mariage de celle-ci avec le violoniste Joseph Joachim. Joachim était l’un des plus proches amis de Brahms et le dédicataire de plusieurs de ses œuvres pour violon. Tout cela n’arrangeait évidemment pas les choses aux yeux de Wolf. Relevons que ce dernier mettra en musique quatre ans plus tard (novembre 1889) le même poème d’Emanuel Geibel dans le cadre de son Spanisches Liederbuch.
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