Récitals de piano : du meilleur et du pire
24 février 1884 [n° 6]
p. 116-117
Texte intégral
1[...] Tel un aimant qui attire l’attention de tous les cercles musicaux de Vienne, Anton Rubinstein a donné, le 20 de ce mois, son deuxième concert à la salle Bösendorfer. À cette occasion, il nous est apparu d’une humeur particulièrement inspirée. Il a joué à nouveau Chopin, avec encore davantage de passion et de transport, si faire se peut, que lors de son premier récital. Et la Fantaisie en ut majeur de Schumann ! Il faut avoir entendu Rubinstein interpréter cette pièce merveilleuse pour en goûter toutes les beautés. J’ai eu le sentiment que Schumann, dans le premier mouvement de sa Fantaisie, avait donné le son fondamental qui caractérise l’essence véritable du Romantisme, ce son naturel1 empreint de souffrance qui, après s’être fait entendre à travers toutes les vicissitudes de la vie, finit par s’éteindre en un rêve mélancolique d’harmonie avec la nature, puis s’évanouit dans des accords brisés qui montent et redescendent doucement : c’est le chant du cygne du Romantisme.
2Que peut-on bien écrire sur une pianiste, la Signora Luisa Cognetti en l’occurrence, qui ose se produire dans une ville, dans une salle où, la veille, l’art de Rubinstein nous a fait battre le cœur ? Et qui, comme Rubinstein, ne nous offre que des pièces pour piano ! Et qui commence par la Sonate en do dièse mineur de Beethoven et la joue de telle façon qu’on aurait largement préféré se faire couper les oreilles que d’exposer longuement nos tympans pourtant patients et tolérants à de tels outrages. Et votre critique aurait craché le feu comme un dragon, ou tué d’un seul regard tel le basilic, si l’interprétation de la Signora Luisa Cognetti de trois lieder de Schubert dans la transcription de Liszt – « Du bist die Ruh » [Tu es le repos], « Auf dem Wasser zu singen » [Chanter sur l’eau] et « Erlkönig » [Le Roi des Aulnes] – et d’une étude en ut majeur d’Anton Rubinstein2, pleine de jolies inventions et foisonnantes d’effets heureux, n’avait suffisamment apaisé son ire pour qu’il soit en état, maintenant de sang-froid, de reconnaître que le jeu de la Signora Cognetti témoigne d’une technique assez aboutie mais d’un sens défaillant de l’interprétation.
3Anton Rubinstein avait donné à Vienne une série de cinq concerts entre le 14 et le 27 février. Le compte rendu de Wolf porte sur le deuxième concert, qui s’était tenu le 20 février à la salle Bösendorfer, avec le programme suivant : W. A. Mozart, Fantaisie en do mineur. J. Haydn, Variations en fa mineur. G. F. Händel, Variations en ré mineur. F. Chopin, Fantaisie ; Barcarolle ; Nocturne ; Polonaises. R. Schumann, Fantaisie opus 17. J. Field, Nocturne. C. M. Weber, Momento capriccioso. F. Mendelssohn, Lieder ohne Worte. F. Liszt, Étude ; « Au bord d’une source » (extrait des Années de Pèlerinage, I, n° 4) ; Valse.
4Salle Bösendorfer, 21 février 1884. Luisa Cognetti (piano) : L. van Beethoven, Sonate en do dièse mineur opus 27. Schubert-Liszt, « Du bist die Ruh’ », « Auf dem Wasser zu singen », « Erlkönig ». C. W. Gluck, Gavotte. F. Couperin, « Sœur Monique ». D. Scarlatti, Giga. A. Rubinstein, Étude en do majeur opus 23. F. Liszt, « Les Pastineurs » (sic). R. Schumann, « Warum ? » et « Traumeswirren » extraits des Fantasiestücke opus 12. F. Liszt, Rhapsodie n° 6.
Notes de bas de page
1 « Ce son naturel », « Naturlaut » en allemand : Wolf fait ici allusion aux vers de Friedrich Schlegel que Schumann a placés en tête de sa Fantaisie à la manière d’un motto : « Durch alle Töne tönet/Im bunten Erdentraum/Ein leiser Ton gezogen/Für den, der heimlich lauschet » (Parmi tous les sons résonne/Dans le rêve bigarré de la nature/Une note doucement jouée/Pour celui qui écoute en secret).
2 Le pianiste russe Anton Rubinstein (1829-1894), auquel Wolf a consacré des pages élogieuses, a également été un compositeur prolixe. L’abondance de sa production témoigne d’une facilité d’écriture qui n’échappait pas toujours à la superficialité. Fondateur de la Société Russe de Musique (1859) puis du Conservatoire de Saint-Pétersbourg (1862), il était l’emblème d’un cosmopolitisme hostile au nationalisme du Groupe des Cinq. S’il lui arrivait d’adopter des tournures folkloriques, c’était sans en tirer des conséquences au niveau de la syntaxe musicale.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013