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La Faust-Symphonie de Liszt 13 mars 1887 [n° 107]

p. 107-109


Texte intégral

1Une des créations les plus grandioses de toute la musique, la Faust-Symphonie de Liszt, a été interprétée pour la première fois en public lors du dernier concert du Philharmonique. Ce public est habitué depuis toujours à ne percevoir dans les œuvres de Liszt que les insuffisances musicales de leur auteur au lieu de reconnaître sa propre impuissance à se hisser jusqu’aux hauteurs où plane, tel un aigle, ce génie magnifique. Évidemment, demander un tel aveu à notre public des concerts philharmoniques reviendrait à espérer trouver de la modestie dans la prétention, de l’universalité dans l’étroitesse de vue, de l’impartialité dans les idées préconçues. Ces gens ne comprendront jamais que le public doit s’élever jusqu’à l’œuvre d’art et que celle-ci n’a pas à s’abaisser au niveau du public. Ils veulent à tout prix mettre leur gloire éphémère en balance avec l’immortalité du génie et mènent cette estimable entreprise avec une gravité tout à fait propre à rendre immortel le ridicule de leur aspiration. Au lieu de s’accommoder de leur pauvreté intellectuelle et de se rappeler que les dires d’un grand esprit ne sont pas nécessairement confus parce qu’un grand nombre d’esprits mal faits les trouve confus, ils portent néanmoins des jugements à l’emporte-pièce, ils sifflent ou quittent la salle de concert en emportant leur suffisance avec eux. « Un discours de coquin sommeille dans l’oreille du fou », dit Hamlet1, et Lichtenberg conclut tout à fait à propos quand il affirme que le son creux qu’émet le choc d’une tête avec un livre est en général à mettre au compte de la tête2. La question de savoir si cette citation peut s’appliquer à l’attitude du public du Philharmonique envers la Faust-Symphonie ne se pose pas après tout ce qui vient d’être dit. De même, il est tout à fait égal de savoir si cette œuvre, qui marque le point culminant de la musique instrumentale moderne (bien que cette symphonie ait été composée il y a trente ans déjà), est aujourd’hui appréciée et comprise. Il est parfaitement indifférent aux admirateurs de Liszt que le public du Philharmonique accepte ou rejette cette œuvre. Que cette création incomparable par la profondeur de pensée dont elle témoigne n’ait pu soulever quelque enthousiasme que ce soit chez ce public était couru d’avance, après toutes les belles preuves d’incompréhension que ce même public a données devant chaque œuvre importante qui lui a été présentée pour la première fois. La Faust-Symphonie porte si distinctement la marque de l’immortalité que les vaticinations des critiques, si spirituelles soient-elles, ne peuvent en ternir la gloire, et qu’aucune opposition du public ne pourra résister à la longue à la force intérieure de cette puissante composition3. C’est aux générations futures seulement qu’il reviendra d’extraire le riche trésor que le génie de Liszt a amoncelé avec une munificence prodigue dans cette œuvre miraculeuse. Oui, je dis que la Faust-Symphonie est une œuvre miraculeuse car le miracle de l’incarnation de l’art de la musique s’est opéré en elle, et l’on peut appliquer en confiance à l’acte courageux de Liszt les derniers vers du Chorus mysticus : « Das Unbeschreibliche/Hier ist’s getan » [« L’indescriptible/Est ici accompli4 »] ! Le portrait si plastique, réalisé en quelques traits seulement, de trois personnages fondamentalement différents, mais se complétant mutuellement, témoigne déjà des énormes capacités d’expression de Liszt. Mais le miracle est qu’il soit parvenu à réaliser un tissu thématique dont les fils, se mêlant habilement selon les exigences de la caractérisation au long des trois mouvements, dévoilent les relations très profondes de Faust et de Gretchen et les transformations qui s’opèrent dans leurs sentiments. Ces fils thématiques que l’intelligence critique de Méphistophélès tente en vain d’emmêler en une pelote confuse constituent ainsi un chef-d’œuvre musical et poétique « de tisserand » qui n’a pas son pareil dans toute la littérature musicale.

2Une analyse exhaustive de la Faust-Symphonie du point de vue de son esthétique requerrait un livre entier. Je ne peux évidemment m’y lancer dans l’espace mesuré qui m’est accordé. Je renvoie donc mon aimable lecteur au livre de Richard Pohl5, Franz Liszt, Studien und Erinnerungen [Franz Liszt, Études et souvenirs], dans lequel l’auteur a rédigé dans un style poétique une analyse de la Faust-Symphonie qui est à la fois intelligente et pertinente. [...]

3Musikverein, 6 mars 1887. Philharmonie, membres du Singverein, dir. Hans Richter : W. Α. Mozart, Symphonie n° 31 K. 297. F. Liszt, « Die Drei Zigeuner », « Mignon » (Rosa Papier-Paumgartner, soprano solo) ; Faust-Symphonie (Richard Erxleben, ténor solo).

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Notes de bas de page

1 Citation tirée de la deuxième scène du quatrième acte de Hamlet.

2 Aphorisme 393 de Georg Christoph Lichtenberg. Voir aussi la note 3 de la critique du 22 mars 1885, p. 85.

3 « Composition » : Wolf utilise ici le terme « Tondichtung », « poème sonore », d’usage courant dans la littérature sur la musique à programme. Par ailleurs, Hanslick avait consacré à la Faust-Symphonie une critique particulièrement ironique. On pouvait notamment y lire : « Lorsque j’entends le premier mouvement de la symphonie de Liszt et que je me dis que cet effroyable rapiéçage de notes est censé représenter Faust ; si je pense, en écoutant ces successions d’accords torturées, ces rythmes trébuchants, ces pitoyables lambeaux de mélodie, ces interminables répétitions d’un motif qui à la première énonciation est déjà repoussant, si je pense donc en entendant tout cela au premier monologue de Faust ou à la promenade de Pâques, alors cette musique m’est encore plus antipathique ». Hanslick, Aus dem Tagebuch eines Musikers, op. cit., p. 239.

4 Vers tirés du Second Faust de Goethe que Liszt a mis en musique dans le chœur final de la Faust-Symphonie.

5 Sur Richard Pohl, voir plus haut la note 2 de la critique n° 15 du 27 avril 1884, p. 66.

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