La Fuite en Égypte de Berlioz et le Triumphlied de Brahms
16 janvier 1887 [n° 100]
p. 101-105
Texte intégral
1Après vingt-huit années de sommeil, La Fuite en Égypte de Berlioz a été arrachée à la poussière des archives. Qui sait si ce fragment serait sorti de son pourrissoir depuis sa dernière représentation viennoise en 1859 si la paresse de Monsieur Richter n’était pas venue à son secours. En fait, on devra chercher longtemps dans la littérature musicale avant d’y trouver une œuvre qui présente aussi peu de difficultés pour le chef d’orchestre et les musiciens que La Fuite en Égypte, et cette circonstance décisive doit naturellement être pour beaucoup dans la décision de Richter de se lancer dans une entreprise d’une si grande envergure. D’un autre côté, il est tout aussi probable que nous aurions pu entendre l’œuvre entière, c’est-à-dire L’Enfance du Christ (dont La Fuite en Égypte ne constitue que la seconde partie) si notre brave Hans Richter ne s’était pas opposé malheureusement à nouveau à ce qu’on la joue. La genèse de cette œuvre, qui par ailleurs ne prétend pas réformer la forme traditionnelle de l’oratorio, est assez amusante, et je crois que le lecteur me sera reconnaissant si je cite ici la lettre que Berlioz adressa au dédicataire de la partition française, Monsieur Ella, directeur de la « Musical Union » de Londres1. Elle porte ceci en exergue :
« Some judge of author’s names, not works, and then
Nor praise nor blame the writings, but the man. »
(« Certains jugent par le nom de l’auteur, et donc
N’encensent ou ne critiquent pas les écrits, mais l’homme. »)
2Mon cher Ella,
3Vous me demandez pourquoi le Mystère La Fuite en Egypte porte cette indication : attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire.
4C’est par suite d’une faute que j’ai commise, faute grave dont j’ai été sévèrement puni, et que je me reprocherai toujours. Voici le fait.
5Je me trouvais un soir chez M. le baron de M***, intelligent et sincère ami des arts, avec un de mes anciens condisciples de l’Académie de Rome, le savant architecte Duc. Tout le monde jouait, qui à l’écarté, qui au whist, qui au brelan, excepté moi. Je déteste les cartes. À force de patience, et après trente ans d’efforts, je suis parvenu à ne savoir aucun jeu de cette espèce, afin de ne pouvoir en aucun cas être appréhendé au corps par les joueurs qui ont besoin d’un partenaire. Je m’ennuyais donc d’une façon assez évidente, quand Duc, se tournant vers moi :
6– Puisque tu ne fais rien, me dit-il, tu devrais écrire un morceau de musique pour mon album !
7– Volontiers.
8Je prends un bout de papier, j’y trace quelques portées, sur lesquelles vient bientôt se poser un andantino à quatre parties pour l’orgue. Je crois y trouver un certain caractère de mysticité agreste et naïve, et l’idée me vient aussitôt d’y appliquer des paroles du même genre. Le morceau d’orgue disparaît, et devient le chœur des bergers de Bethléem adressant leurs adieux à l’enfant Jésus, au moment du départ de la Sainte Famille pour l’Égypte. On interrompt les parties de whist et de brelan pour entendre mon saint fabliau. On s’égaye autant du tour moyenâgeux de mes vers que de celui de ma musique.
9– Maintenant, dis-je à Duc, je vais mettre ton nom là-dessous, je veux te compromettre.
10– Quelle idée ! Mes amis savent bien que j’ignore tout à fait la composition.
11– Voilà une belle raison, en vérité, pour ne pas composer ! Mais puisque ta vanité se refuse à adopter mon morceau, attends, je vais créer un nom dont le tien fera partie. Ce sera celui de Pierre Ducré, que j’institue maître de musique de la Sainte Chapelle de Paris au XVIIe siècle. Cela donnera à mon manuscrit tout le prix d’une curiosité archéologique.
12Ainsi fut fait. Mais je m’étais mis en train de faire le Chatterton2. Quelques jours après, j’écrivis chez moi le morceau du Repos de la Sainte Famille, en commençant cette fois par les paroles, et une petite ouverture fuguée, pour un petit orchestre, dans un petit style innocent, en fa dièse mineur sans note sensible ; mode qui n’est plus de mode, qui ressemble au plain-chant, et que les savants vous diront être un dérivé de quelque mode phrygien ou dorien ou lydien de l’ancienne Grèce, ce qui ne fait absolument rien à la chose, mais dans lequel réside évidemment le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles complaintes populaires.
13Un mois plus tard, je ne songeais plus à ma partition rétrospective, quand un chœur vint à manquer dans le programme d’un concert que j’avais à diriger. Il me parut plaisant de le remplacer par celui des Bergers de mon Mystère, que je laissai sous le nom de Pierre Ducré, maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris (1679). Les choristes, aux répétitions, se prirent tout d’abord d’une vive affection pour cette musique d’ancêtres.
14– Mais où avez-vous déterré cela ? me dirent-ils.
15– Déterré est presque le mot, répondis-je sans hésiter ; on l’a trouvé dans une armoire murée, en faisant la récente restauration de la Sainte Chapelle. C’était écrit sur parchemin en vieille notation que j’ai eu beaucoup de peine à déchiffrer.
16Le concert a lieu, le morceau de Pierre Ducré est très bien exécuté, encore mieux accueilli. Les critiques en font l’éloge le surlendemain en me félicitant de ma découverte. Un seul émet des doutes sur son authenticité et sur son âge. Ce qui prouve bien, quoi que vous en disiez, Gallophobe que vous êtes, qu’il y a des gens d’esprit partout. Un autre critique s’attendrit sur le malheur de ce pauvre ancien maître dont l’inspiration musicale se révèle aux Parisiens après cent soixante treize ans d’obscurité. « Car, dit-il, aucun de nous n’avait encore entendu parler de lui, et le Dictionnaire biographique des musiciens de M. Fétis, où se trouvent pourtant des choses si extraordinaires, n’en fait pas mention ! »
17Le dimanche suivant, Duc se trouvant chez une jeune et belle dame qui aime beaucoup l’ancienne musique et professe un grand mépris pour les productions modernes quand leur date lui est connue, aborde ainsi la reine du salon :
18Eh bien, madame, comment avez-vous trouvé notre dernier concert ?
19Oh ! fort mélangé, comme toujours.
20Et le morceau de Pierre Ducré ?
21Parfait, délicieux ! Voilà de la musique ! Le temps ne lui a rien ôté de sa fraîcheur. C’est la vraie mélodie, dont les compositeurs contemporains nous font bien remarquer la rareté. Ce n’est pas votre M. Berlioz, en tout cas, qui fera jamais rien de pareil.
22Duc à ces mots ne peut retenir un éclat de rire, et a l’imprudence de répliquer :
23– Hélas, madame, c’est pourtant mon M. Berlioz qui a fait l’Adieu des Bergers, et qui l’a fait devant moi, un soir, sur le coin d’une table d’écarté.
24La belle dame se mord les lèvres, les roses du dépit viennent nuancer sa pâleur, et tournant le dos à Duc, lui jette avec humeur cette cruelle phrase :
25– M. Berlioz est un impertinent !
26Vous jugez, mon cher Ella, de ma honte, quand Duc vint me répéter l’apostrophe. Je me hâtai alors de faire amende honorable, en publiant humblement sous mon nom cette pauvre petite œuvre, mais en laissant toutefois subsister sur le titre les mots : « Attribué à Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire », pour me rappeler ainsi le souvenir de ma coupable supercherie.
27Maintenant, on dira ce qu’on voudra ; ma conscience ne me reproche rien. Je ne suis plus exposé à voir, par ma faute, la sensibilité des hommes doux et bons s’épandre sur des malheurs fictifs, à faire rougir les dames pâles, et à jeter des doutes dans l’esprit de certains critiques habitués à ne douter de rien. Je ne pécherai plus. Adieu, mon cher Ella, que mon funeste exemple vous serve de leçon. Ne vous avisez jamais de prendre ainsi au trébuchet la religion musicale de vos abonnés.
28Craignez l’épithète que j’ai subie. Vous ne savez pas ce que c’est que d’être traité d’impertinent, surtout par une belle dame pâle.
29Votre ami contrit,
30Hector BERLIOZ.
31À la fin du concert fut joué le Triumphlied de Brahms. Une farce affublée du masque de Händel, quelque peu soporifique hélas, comme toutes les mascarades de Brahms3. La notice bibliographique du programme de la Société des amis de la musique présente le Triumphlied comme une œuvre « énorme ». Même ici, de la réclame ! Pourquoi donc le généreux rédacteur de ce genre de notice n’a-t-il pas publié haut et fort que le Te Deum de Bruckner est une œuvre « énorme » ? Que signifient donc ces subtils « distinguos » ? Ou alors faut-il comprendre que l’épithète « énorme » qualifie les dimensions de l’œuvre ? A-t-on voulu par là préparer le public à une interminable séance de torture ? De petits avertissements de cet ordre, distillés avant l’exécution des compositions de Brahms, seraient bien utiles à l’humanité qui va souffrir si l’on ne trouve pas mieux pour prévenir tout désagrément. Le lecteur connaît déjà mon avis sur la question.
32Impatient de conclure, nous ne faisons qu’évoquer en passant le concert donné par la Signora Marcella Sembrich4. Une voix merveilleusement travaillée. Une soprano colorature phénoménale. Dommage que ces chants de rossignol ne disent que des inepties. Cela tape sur les nerfs et englue l’imagination. Cependant, à en juger par la chaleur des applaudissements, cela doit avoir un effet stimulant sur les mains.
33Musikverein, 9 janvier 1887. Orchestre de la Société des amis de la musique, Singverein, dir. Hans Richter : H. Berlioz, La Fuite en Égypte (première partie de la trilogie biblique L’Enfance du Christ) dans la traduction allemande de Peter Cornelius (solistes : Raoul Walter et Eduard Gartner). A. Krug, Die Maikönigin. J. Brahms, Triumphlied pour chœur et orchestre (deuxième exécution à Vienne).
Notes de bas de page
1 Wolf cite d’après l’édition allemande des écrits de Berlioz éditée à Leipzig en 1864 par Richard Pohl. Nous avons rétabli le texte original.
2 Ce poète anglais du siècle passé fabriquait, pour s’attirer la célébrité, de faux documents littéraires et éditait ses propres poèmes en les faisant passer pour des œuvres redécouvertes de poètes décédés. [Note de Wolf]
3 Wolf emprunte l’image de la mascarade à des pages polémiques de Wagner dirigées contre Brahms. Voir à ce propos notre introduction, p. 28-29.
4 Le programme de cette cantatrice comprenait des airs de Bellini, Mozart et Donizetti, entre lesquels étaient données des pages orchestrales.
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