Franz Liszt, † le 1er août 18861
8 août 1886 [n° 87]
p. 99-100
Texte intégral
1Et voici qu’à nouveau un Titan a été convié au repos éternel. Un astre s’est éteint dont la lumière triomphale frappait de cécité l’artifice et la malhonnêteté, dont l’éclat prodigieux était comme un phare guidant amicalement celui qui est dans la détresse, lui découvrant le lieu où l’attendaient certes le combat et la jalousie, mais également la victoire et l’accomplissement de son être ; dont le feu sacré, lançant des éclairs exterminateurs, fracassait les autels des idolâtres et allumait les flammes drues du brasier de l’enthousiasme, protégeant et magnifiant cependant la grandeur authentique.
2Certes, les yeux de cet être irradiant la lumière se sont clos à jamais, mais c’étaient les yeux d’un Immortel. La légende et l’histoire pourront bien rivaliser pour retracer les prodiges du plus grand de tous les virtuoses, il restera toujours que, pour entretenir sa mémoire auprès des générations à venir, non seulement dans les images du souvenir ou par le biais du biographe, mais dans une réalité vivante, le grand disparu nous a laissé un legs inestimable : ses œuvres musicales.
3Le Maître, à l’instar des natures faustiennes qui sans cesse inventent du nouveau et poussent inlassablement plus avant, a porté le fer de la réforme dans tous les domaines de la musique vocale et instrumentale. Largeur de vues, profondeur de la réflexion et des sentiments, sens incomparable du beau dans le choix des formes musicales : tels sont les traits marquants de ses compositions. À cet égard, il convient de porter au pinacle ses poèmes symphoniques, la Faust-Symphonie et la Dante-Symphonie comprises. C’est tout le charme romantique de la personnalité méphistophélique de Liszt qui nous saisit à l’écoute de ces compositions musicales ; il y a mis ce qu’il avait de plus singulier. C’est là qu’il est au sommet de son imagination créatrice. Trônant ainsi seul à ces hauteurs vertigineuses, il resta évidemment incompris du plus grand nombre, et d’ailleurs, c’est le Maître lui-même qui écrit, dans le célèbre avant-propos à ses poèmes symphoniques, n’avoir pas voulu conférer à ces pièces « une popularité ordinaire2 ». Mais celui qui avait de l’empathie en suffisance pour s’abîmer corps et âme dans cet être singulier voyait alors s’ouvrir à lui un monde tout entier, magnifique et idéal, comme seul un poète peut en rêver.
4Et maintenant, celui qui fut toujours en mouvement connaît le repos. L’étincelle s’est éteinte qui vivifiait tout ; cette main qui jadis arracha des mondes au néant et les réduisit ensuite en cendres, la voici inerte... Il est mort, oui mort, cet homme qui, second Orphée, instillait la vie à ce monde, une vie de splendeurs...
5Aux générations futures, le ravissement exalté de ceux qui, plus en poètes qu’en recenseurs (tant il est vrai que l’exaltation mue les esprits prosaïques eux-mêmes en poètes), ont écrit sur le jeu de Liszt au moment où il se consacrait à la carrière de virtuose du piano, semblera comme une histoire écoutée aux portes de la légende. Et Liszt n’est plus ! Liszt, armé de la plume et de la baguette du chef, défenseur ardent et infatigable de Richard Wagner et de Berlioz – pour ne pas évoquer le souvenir d’autres parfaits créateurs –, Liszt qui, en dépit des envieux et des ignominieux, persévéra, endura et finalement vainquit ! Qui pourrait refuser son admiration à un tel renoncement à soi-même, à une telle dévotion désintéressée pour les œuvres de rivaux, compagnons cependant par l’esprit. Tout en lui force l’amour et invite à lui vouer un culte. Que sa mémoire soit donc fidèlement honorée et tenue en sainteté ! Resserrons les rangs sous la bannière que le Maître a brandie, essaimant succès et bienfaits, nonobstant les esprits perclus de doutes mesquins ! Et surtout : suivons d’un pas résolu le chemin de gloire que l’Immortel a ouvert au cours de son séjour terrestre, regardons le legs de son génie avec les yeux de Chimène, protégeons ce précieux trésor, et que son Esprit règne sur nous et nous bénisse !
Notes de bas de page
1 En fait, Liszt est mort le 31 juillet.
2 Liszt avait rédigé pour la première édition de ses poèmes symphoniques parue chez Breitkopf & Härtel une brève préface datée « Weimar, mars 1856 ». Wolf fait allusion au passage suivant : « Le nerf vital d’une œuvre symphonique réside dans la compréhension claire [geistige Auffassung qu’en a le chef d’orchestre, étant bien entendu qu’il a à sa disposition un orchestre capable de réaliser ses idées ; dans le cas contraire, il vaux mieux qu’il ne s’occupe pas d’œuvres qui ne prétendent aucunement atteindre à une popularité ordinaire [Alltagspopularität].
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