L’Ouverture du Roi Lear de Berlioz
30 mars 1884 [n° 11]
p. 57-59
Texte intégral
1Enfin, enfin, nous avons eu droit à l’exécution, annoncée des années durant mais toujours repoussée, de l’Ouverture du Roi Lear d’Hector Berlioz. Et nous avons vu cette monstruosité géniale de la musique déployer son corps de géant qui nous avait déjà passablement effrayé dans la partition pour piano. Avec ses yeux monstrueux de démon, l’un louchant sur l’Allemagne, l’autre sur la France, il fascine l’auditeur comme le serpent à sonnettes hypnotise le lapin. Berlioz dessine littéralement des cercles magiques autour de l’auditeur1, qu’il emprisonne avec une force surhumaine dans les rets de sa structure musicale jusqu’à ce que la dernière note se soit éteinte lentement. Alors, les esprits animaux s’insinuent à nouveau dans la conscience de l’auditeur qui a l’impression de sortir d’un rêve profond et confus dans lequel il a survolé des abîmes ténébreux, des déserts et des forêts inviolées, des volcans et des icebergs, passant aussi d’un vol rapide au-dessus de luxuriants jardins fleuris. Alors, rompu et épuisé, l’auditeur n’a plus l’envie d’entendre de la musique. La Symphonie en ré de Haydn jouée à la suite fit un effet plutôt fâcheux que bénéfique sur la capacité du spectateur à se concentrer. Deux muses aussi violemment contrastées que celles de Haydn et de Berlioz ne peuvent cohabiter en bonne intelligence. On est encore trop enivré des parfums exotiques et capiteux de la musique de Berlioz pour goûter comme il convient à l’eau claire et rafraîchissante qui sourd des œuvres de Haydn.
2L’Ouverture du Roi Lear de Berlioz contient des passages merveilleux, mais on n’y trouve toutefois pas une peinture de caractère comparable à celle de l’Ouverture de Coriolan de Beethoven, d’Une Ouverture de Faust de Wagner ou de l’Ouverture de Manfred de Schumann. La noble figure du Roi Lear est plus difficile à cerner psychologiquement que celle d’un Coriolan, dont l’être profond est obstination butée et inflexible, volonté de fer, fierté indomptable. Plus difficile aussi que la figure de Faust, avec son humeur sombre et douloureusement méditative telle qu’elle apparaît dans les vers de Goethe, et que Wagner a prise en compte pour composer sa musique. Plus difficile enfin que la figure de Manfred, ravagé par les tourments d’une faute terrible, qui n’aspire qu’au pardon d’Astarté et à être soulagé du fardeau de la vie. Ce sont là des personnages fortement dessinés, structurés par leur nature intime, obstinés, songeurs, méprisants vis-à-vis du genre humain, ainsi faits non pas par les circonstances mais en raison d’une disposition particulière de la nature. Lorsqu’ils entrent en contact avec le monde, comme c’est inévitable, un élément extérieur pénètre alors dans leur vie ; en forte contradiction avec leur être profond, il agit avec une puissance si terrible que le combat entre ces deux forces ne peut déboucher que sur un conflit tragique et donc sur une fin tragique. Ainsi, la femme implorante devient funeste à Coriolan lorsqu’il accède, infidèle à sa nature profonde, à la supplication touchante de sa mère et de son épouse. Tout aussi fatale à Faust est la pulsion qui naît subitement en lui et lui fait s’imaginer qu’il trouvera la connaissance suprême dans l’ivresse du plaisir ; il invoque le Diable tant et tant qu’il finit par survenir – ainsi qu’on l’apprend dans la pièce pour marionnettes intitulée Faust –, pour le ramener à la maison vingt-quatre ans plus tard (selon une année de 365 jours), sous la forme d’un délicieux rôti d’âme. Mais ce que Manfred a souffert pour sa sœur Astarté, qui a ébranlé les fondements mêmes de son être, est bien difficile à caser dans une ouverture. Et pourtant, l’ouverture de Schumann nous en apprend tout autant que le poème dramatique en trois actes de Byron. Et si celui-ci comportait dix ou vingt actes, la musique de Schumann telle qu’elle fut composée pour l’ouverture en aurait rendu par ses notes l’intégralité du contenu poétique, parce que Schumann a su y mettre en relief, par les moyens les plus simples, le cœur même du drame, son essence.
3À l’inverse, quelle palette d’états d’âme chez le Roi Lear, depuis le souverain tout puissant encore parfaitement maître de sa raison jusqu’au mendiant dément qui, même dans cet état pitoyable, croit encore dur comme fer qu’il est roi ! Trouver pour cela le ton général et s’y tenir serait une prouesse d’invention et de puissance créatrice pour le compositeur. En réalité, seuls un Beethoven ou un Wagner auraient pu parvenir à maîtriser une matière qui se soustrait à un traitement purement musical. Je suis sûr d’une chose : Berlioz n’était pas fait pour cette tâche. Son ouverture du Roi Lear est extrêmement bien conçue, sa mélodie est plaisante (surtout dans les deux thèmes centraux de l’introduction et du mouvement allegro qui suit), somptueusement instrumentée. Le développement est parfois distordu et confus, mais toujours audacieux, toujours intéressant, toujours prenant, excitant, époustouflant : on en reste souvent bouche bée. « Mais, mais, mais, mais voici que vient Filuzio », comme dit Busch2, et en l’occurrence ce Filuzio avance l’objection suivante : cette pièce que nous venons justement de décrire n’est en rien une ouverture au Roi Lear, car Shakespeare a des ambitions artistiques bien plus élevées que de faire dans l’ingénieux, le bizarre, l’informel et l’intéressant. S’il est vrai que l’Ouverture du Roi Lear ne satisfait pas aux plus hautes exigences de l’art, elle reste cependant telle que nous l’avons décrite ci-dessus, et, à notre époque où la bonne vieille médiocrité gagne chaque jour du terrain, une œuvre si génialement extravagante que celle de Berlioz brille comme un éclair purificateur à travers la masse de plomb des nuages qui, sous formes d’ouvertures et de symphonies nouvelles, éclatent en de violentes tempêtes dans nos salles de concert. Il y a beaucoup moins à dire sur l’ouverture de l’opéra Les Noces de Camacho. Dans cette ouverture qu’il a composée à l’âge de seize ans, Mendelssohn a laissé le témoignage de la précocité de son talent. La composition est belle, avenante, plaisante et tout aussi évidente et transparente que les chefs-d’œuvre ultérieurs qu’il composa alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années. Il nous reste à signaler Mademoiselle Clothilde Kleeberg qui a joué très délicatement le Concerto en la mineur de Schumann. Elle a reçu un accueil cordial du public. [...]
4Musikverein, 23 mars 1884. Philharmonie, dir. Hans Richter : F. Mendelssohn, Ouverture des Noces de Camacho (lre audition). R. Schumann, Concerto pour piano en la mineur (soliste : Klotilde Kleeberg). H. Berlioz, Ouverture du Roi Lear. J. Haydn, Symphonie en ré [n° 93 ou 96].
Notes de bas de page
1 « Des cercles magiques » : cette image est fréquente chez Ε. T. A. Hoffmann.
2 Citation tirée de Pater Filucius (1872) de Wilhelm Busch (1832-1908), dessinateur et écrivain connu aujourd'hui encore pour ses récits en vers à la fois humoristiques et cruels, dont l'exemple le plus célèbre reste Max et Moritz (1865).
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