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Une sérénade de Stanford et l’Ouverture tragique de Brahms

16 mars 1884 [n° 9]

p. 53-56


Texte intégral

Tout va plus follement encore dans une salle de concert que dans un asile d'aliénés. (Hugo Wolf 22 mars 1885)

1Le concert du Philharmonique du 9 mars dernier nous a malheureusement donné l’occasion de découvrir, entre autres, une œuvre nouvelle de Charles-Villiers Stanford1, une sérénade en cinq sections pour grand orchestre. Excepté l’arsenal des turqueries, il ne manquait, pour mettre le public vraiment dans l’ambiance d’une sérénade, que les quatre tubas de Wagner et peut-être encore quatre cloches. Il est tout à fait étonnant de voir à quel point, sans rime ni raison, le gros de nos compositeurs modernes passe outre les bornes des moyens musicaux et de la forme. On entend couramment dire que c’est à cause de la musique wagnérienne, qui met la tête à l’envers aux jeunes gens : personne ne sait plus rien faire sans un grand orchestre, etc.

2(À tous ceux qui propagent de telles inepties, nous conseillons d’ouvrir le dixième tome des œuvres complètes de Wagner et de lire bien attentivement le chapitre intitulé « Sur la poésie et la composition » et pour faire bonne mesure – c’est le cas de le dire ! – également le chapitre suivant consacré à « La poésie d’opéra et la composition en particulier » en lui accordant toute l’attention requise. Mais, surtout, que tous les compositeurs aujourd’hui vivants et productifs (Liszt est la seule exception) se remettent en mémoire les deux textes cités à l’instant avant de s’arracher les cheveux et de lever les yeux au ciel, emplis de sombres pensées, ou, s’ils ne les ont point encore lus, qu’ils comblent rapidement cette lacune avant qu’on ait à déplorer un autre sinistre. Monsieur Stanford se serait alors conduit en homme d’honneur et aurait laissé tomber l’idée de composer une sérénade, de même que maintes symphonies ne seraient jamais sorties du giron obscur de l’insignifiance pour s’exposer à la lumière du jour, à condition toujours que l’on ait affaire à des musiciens honorables animés par le souci de promouvoir la vérité plutôt que le mensonge et le faux-semblant. Personne n’est obligé d’aller confesser ses faiblesses devant tout le monde sur la place publique. Celui qui ne peut composer, qu’il s’en arrange en son for intérieur. Je veux bien qu’il prétende être compositeur, mais, s’il est rusé et matois, il évitera d’être mis en demeure d’en faire la preuve, comme Suzanne lorsqu’elle déclare dans Les Noces de Figaro : « Prouver que j’ai raison serait admettre que je pourrais avoir tort2 ». Mais que disent nos compositeurs modernes à travers leurs œuvres, sinon qu’ils sont tout simplement incapables de composer ? Ce doit être une sensation particulièrement agréable ou un horrible aveuglement qui pousse toujours et encore nos compositeurs modernes à se présenter au public dans leur nudité repoussante. Le misérable chiffon d’une banale mélodie d’opérette pourrait couvrir leur nudité, mais ils préfèrent se montrer nus comme Marsyas l’écorché3. Vraiment, ils suscitent notre compassion et, puisque ce sont des malades incurables, obsédés par l’idée fixe de composer, nous n’allons point les disséquer plus longtemps au scalpel.)

3Pour rectifier des conceptions aussi tordues, souvenons-nous par exemple de Siegfried-Idyll. C’est une pièce très sérieuse et qui assurément n’a pas été composée du tout par boutade. Qu’on regarde donc l’orchestre : une flûte, un hautbois, une clarinette, un basson, un cor, une trompette et le quintette à cordes. Alors ? Cela ne sonne-t-il pas agréablement à l’oreille sans qu’on ait pourtant doublé les bois ? Sans les quatre cors et les deux trompettes habituelles ? Sans timbales ? Quelle forme concise et homogène, pour ne rien dire du contenu ! Pourrait-on vraiment donner à cette pièce un autre titre que « Idylle » ? Et à quoi tient cette justesse4 ? À ceci que Wagner n’avait pas alors l’intention d’écrire une symphonie ni, si tout était allé de travers, de rebaptiser à la hâte « Idylle » la pièce qu’il venait d’écrire. Il voulait précisément composer une idylle et rien d’autre, mais vraiment rien d’autre. Il évoqua mentalement l’image d’une idylle et, comme cette vision a gagné en clarté dans son esprit, elle a aujourd’hui sur la sensibilité du spectateur les mêmes effets. L’auditeur n’aurait d’ailleurs pas eu besoin du titre « Idylle » pour percevoir intuitivement une pièce appartenant précisément à ce genre. Mais qui donc pourra trouver une sérénade dans la petite nouveauté de Stanford, même si le mot « Sérénade » figure bien dans le programme ? Les vents gémissent, les timbales roulent, les cuivres grincent, les crins des archets sautent en l’air comme des apparitions miraculeuses, et il n’est guère besoin d’une grande imagination pour reconnaître dans tout ce fatras sinon tous les hauts faits des Grandes Invasions, au moins quelque aimable épisode comme le sac de Rome par les Vandales ou une autre chose semblable. Que vient faire tout ce vacarme absurde dans une sérénade ? Nous craignons fort que cette sérénade ne doive son existence d’éclopée à une symphonie qui a mal tourné. Intituler « Sérénade » un avorton aussi vide de forme que de sens seulement parce que l’on se permet, sur ce sol que j’appellerais cosmopolite (où, de nos jours, le premier gâcheur venu s’essaie à la sérénade parce que c’est la forme la plus commode et la plus complaisante pour ne rien dire), de se laisser aller autant qu’on le désire aux phrases ampoulées et aux banalités, est un méfait terrible et déshonorant dont d’ailleurs le compositeur fautif subira lui-même les conséquences. Car celui qui offre des choses incompréhensibles et ineptes ne doit pas se plaindre, et c’est peu cher payé, s’il reste incompris et est rejeté. C’est ce qui est arrivé au compositeur Stanford et il l’a bien cherché.

4L’Ouverture tragique de Brahms nous rappelle fortement les fantômes des drames de Shakespeare dont la présence effraie tant le meurtrier, alors que leur apparition reste invisible aux yeux des autres personnages. Nous ne savons certes pas quel est le héros tué par Brahms dans son Ouverture tragique. Admettons que Brahms soit Macbeth et l’Ouverture tragique l’incarnation du spectre de Banquo, tué avec les premiers coups d’archet qui s’abattent comme des coups de hache. Au fil de l’œuvre, le fantôme de la victime lui apparaît à plusieurs reprises, les coups de hache réintroduisent le thème du meurtre, comme au début de l’ouverture, lui rappelant le souvenir de ces événements. Effrayé, il se détourne et cherche à se rassurer par un calme feint. Brahms-Macbeth l’exprime excellemment dans un motif médian très tarabiscoté, très artificiel. Ce processus se répète jusqu’à la fin de l’ouverture. Et maintenant, déplaçons-nous de la salle d’apparat du château du roi à la salle de concert de la Société des amis de la musique. Le public en sait aussi peu sur l’Ouverture tragique que l’entourage de Macbeth sur son acte criminel. L’ouverture commence. Coups de hache ou coups d’archet ! Thème du meurtre ! Remords ! Le fantôme de Banquo apparaît. Brahms-Macbeth fait gémir et geindre les bois. Pourquoi gémir et geindre ?, se demande le public. Le fantôme disparaît et l’on entend alors le thème médian tarabiscoté. Brahms-Macbeth se donne une contenance et feint le calme. Soudain, le fantôme apparaît à nouveau, mais le public ne peut comprendre le bégaiement et les divagations de Macbeth-le-compositeur, car il ne sait rien de l’acte criminel et donc ne peut voir le fantôme. Complètement déboussolé par ces scènes pénibles, il aimerait bien pouvoir se retirer. Mais Lady Macbeth s’avance vers les auditeurs et, incarnation de l’amabilité, leur parle comme chez Shakespeare : « Restez assis, Seigneurs, le roi est souvent ainsi et cela depuis sa jeunesse... Oh, ne vous levez pas ! L’accès passe bien vite : dans un instant, il sera redevenu lui-même. Si vous lui accordez moult attention, vous l’irritez et le mal perdure davantage5 ». Il me semble que la dernière phrase donne matière à méditation – – – –

5En plus de ces deux pièces, on a entendu le Concerto pour violon de Beethoven interprété de façon impeccable par Arnold Rosé, avec la pureté et la perfection technique qui lui sont propres, comme il sait le faire. Le concert s’est achevé par la Symphonie en si bémol majeur de Volkmann6, œuvre fraîche et pétillante, composition plaisante et naturelle, sans prétention et peu exigeante pour l’orchestre. [...]

6Musikverein, 9 mars 1884. Philharmonie, dir. Hans Richter : J. Brahms, Ouverture tragique (deuxième audition). C. V. Stanford, Sérénade (première audition). L. van Beethoven, Concerto pour violon (soliste : Arnold Rosé). R. Volkmann, Symphonie n° 2 en si bémol majeur.

Notes de bas de page

1 L’Irlandais Sir Charles-Villiers Stanford (1852-1924) a fait une brillante carrière de compositeur, chef d’orchestre et pédagogue en Angleterre après s’être formé sur le continent, notamment auprès de Carl Reinecke et de Friedrich Kiel. Il a enseigné la composition et diverses disciplines musicales au Royal College of Music et à l’Université de Cambridge, où il a été amené à diriger en 1877 le concert accompagnant la remise d’un doctorat honoris causa à Brahms avec qui il entretenait des relations amicales. Ce détail ne contribuait certainement pas à rendre Wolf plus favorable à ses œuvres.

2 Wolf paraphrase librement le récitatif n° 7 de l’acte I où Susanna déclare : « Non ha d’uopo di scusa un’innocente ».

3 Le satyre Marsyas, qui jouait de la flûte, avait eu l’impudence de défier la lyre d’Apollon. Ce dernier avait gagné le concours et condamné Marsyas à être pendu à un arbre et écorché vif.

4 « Cette justesse » : en allemand « treffende Charakteristik ».

5 Citation littérale tirée de l’acte III, scène 2, de Macbeth dans la traduction de Dorothea Tieck.

6 Le compositeur allemand Robert Volkmann (1815-1883) s’est formé à Leipzig entre 1836 et 1841, où il a été fortement marqué par l’influence de Mendelssohn et de Schumann. Il a ensuite passé la plus grande partie de sa carrière à Budapest où il a enseigné l’harmonie et le contrepoint dans le Conservatoire fondé par Liszt. Il s’est illustré dans tous les genres musicaux, à l’exception de l’opéra. Son trio dédié à Liszt comptait au nombre de ses œuvres les plus appréciées.

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