Hugo Wolf, les quatre vérités d’un compositeur critique
p. 7-45
Texte intégral
Celui qui combat pour la justice et la vérité et part en campagne contre le mensonge a tendance à s’échauffer. (Hugo Wolf, 15 juin 1884)
Au-delà du scandale
1Les textes dont nous présentons ici la première édition française font partie des cent douze chroniques musicales que Wolf a rédigées entre janvier 1884 et avril 1887 pour l’hebdomadaire Wiener Salonblatt. Wolf était chargé de rendre compte librement des événements musicaux de la semaine écoulée. Une chronique pouvait être entièrement consacrée à un concert, à une représentation d’opéra, voire à l’annonce du programme de la saison. Elle se composait le plus souvent d’une succession hétérogène de comptes rendus rédigés au gré des sorties du critique, sans autre lien que le hasard des programmes. C’est parmi ces comptes rendus, toujours restitués dans leur intégralité, qu’a été établi pour la présente édition un choix de textes représentatif.
2Ces textes constituent, avec la correspondance de Wolf, un document incontournable pour connaître la pensée du compositeur. Et le fait qu’ils sont antérieurs à ses premières œuvres totalement originales n’en diminue pas le moins du monde la validité. Jusqu’à la fin de sa vie, Wolf les assumera pleinement. S’il s’est opposé à leur publication en volume1, c’est tout simplement qu’il n’était pas satisfait de son style, caractérisé, il est vrai, par l’humour plus souvent que par l’élégance. Il ne semblait cependant pas en regretter les aspects les plus polémiques qui, avec le recul du temps, auraient pu lui paraître excessifs.
3Aujourd’hui encore, ce sont les pointes les plus acérées qui sont dans toutes les mémoires, celles dirigées contre Brahms en particulier. Elles comptent au nombre des invectives célèbres entre compositeurs dont l’histoire est assez riche pour remplir des anthologies divertissantes2. Cet aspect polémique constitue le versant le plus spectaculaire des critiques de Wolf, sinon toujours le plus nuancé. La part d’argumentation y est bien souvent inversement proportionnelle à l’habileté des formules. À une lecture attentive, on distingue cependant, dans le vacarme des invectives, des considérations qui émanent du cœur même de la poétique de Wolf. On voit se dessiner, au-delà du scandale, les contours d’une pensée exigeante.
4C’est dans le souci d’en faire apparaître plus clairement les lignes de force, voire les contradictions, qu’a été pris le parti de regrouper les textes selon les genres musicaux, tout en respectant, dans chaque partie du livre, leur chronologie. Cette démarche, qui n’est pas sans précédent dans l’histoire de l’édition3, s’est imposée aisément. Les textes de Wolf sont de nature très différente selon qu’ils rendent compte d’une symphonie, d’un quatuor ou d’un opéra. Le répertoire symphonique était dominé par le débat autour de la musique à programme. Wolf s’y est engagé passionnément, négligeant le plus souvent les questions d’interprétation. Les qualités de la Philharmonie de Vienne allaient de soi. À l’inverse, les récitals de piano et une partie importante des concerts de musique de chambre étaient l’occasion de comparer les mérites des artistes aux prises avec un répertoire familier. Quant au lied, on est tout d’abord déçu par le peu de place qu’il occupe dans les chroniques de Wolf. Cela tient à de multiples raisons que nous aurons à évoquer. Signalons d’emblée que les remarques de Wolf sur l’art du chanteur d’opéra nous dédommagent largement de la déception causée par la rareté des mentions du lied. Ses exigences en matière de phrasé et de diction, de vérité psychologique et d’intelligence du texte peuvent s’appliquer avec la même pertinence à l’interprétation du lied. On constate qu’il avait en la matière des idées parfaitement claires avant le tournant décisif de 1888 qui a révélé la pleine maîtrise de son art. Et l’on a peine à croire que celui qui s’exprime avec une telle assurance est à la recherche de lui-même et n’a pas encore obtenu la reconnaissance du public.
5Qui était Wolf à vingt-quatre ans ? Telle est la question à laquelle il convient de répondre avant de retracer l’arrière-plan esthétique sur lequel se détachait la pensée du jeune critique compositeur.
Un nouveau Kreisler dans une gazette de Philistins
6Lorsqu’il rédige sa première chronique, Wolf est pratiquement inconnu à Vienne. Comment en serait-il autrement ? Il n’a encore rien publié depuis neuf ans qu’il vit dans la capitale autrichienne. L’aurait-il fait que ses compositions n’auraient guère attiré l’attention. La voix originale qui se manifestera avec les Mörike-Lieder de 1888 ne s’y laisse qu’à peine percevoir. Son parcours n’a été jusqu’ici qu’une suite de déconvenues : études interrompues dans trois écoles de province, renvoi du Conservatoire de Vienne pour impertinence au cours de la deuxième année d’études (1877), rupture de contrat au théâtre de Salzbourg où il ne tient que deux mois dans la préparation des chœurs pour des productions d’opérettes (1881), refus de plusieurs maisons d’édition de publier ses lieder. Les contacts de Wolf se limitent à un cercle d’amis généreux qui croient malgré tout en l’avenir de ce compositeur quasi autodidacte. C’est par l’entremise de deux d’entre eux qu’il devient critique musical au Wiener Salonblatt4.
7Il s’agit assurément d’une besogne alimentaire, encore que très mal rétribuée5, mais combien plus séduisante que les leçons de piano privées qu’il donne sans enthousiasme. Le critique a sa place réservée au concert comme à l’opéra. Il peut sortir jour après jour, assister aux événements marquants de la vie musicale viennoise. Les billets de presse ouvrent à Wolf les portes des institutions, ses chroniques celles de la vie publique. Entrée très remarquée qui ne tarde pas à mettre ce marginal de vingt-quatre ans au centre de l’attention du monde musical. Ses textes spirituels et incendiaires font scandale ; ils sont impatiemment attendus, lus à haute voix et commentés dans les cafés. On s’en amuse ou l’on s’en indigne, mais on ne peut y rester indifférent. Lorsqu’il quitte abruptement le journal en avril 1887, le « loup sauvage » (der wilde Wolf), comme on se plaisait à nommer le critique, est devenu une véritable institution viennoise. La réputation du polémiste aura précédé celle du compositeur.
8Ce succès de scandale se comprend aisément. Wolf ne cesse de s’en prendre aux piliers de la vie musicale : les institutions et leur public, les compositeurs les plus respectés, les critiques qui font autorité. Cette attitude était certes de tradition dans la critique musicale depuis le début du XIXe siècle. Mais le ton prédominant des textes de Wolf semble vouloir surpasser en agressivité tout ce que l’on avait pu lire jusqu’alors. Ou plutôt, ce n’est pas tant le vocabulaire qui diffère, mais l’insolence avec laquelle le critique apostrophe des particuliers ou la collectivité publique. On sent à plus d’une reprise chez Wolf une volonté d’en découdre personnellement avec ceux qu’il considère comme responsables d’une injustice, en particulier lorsqu’une œuvre admirée n’a pas rencontré le succès escompté. Le compte rendu de l’œuvre et de son interprétation est alors littéralement submergé par une bouffée de rage. Ce n’était assurément pas le résultat d’un calcul, d’une volonté d’attirer à tout prix l’attention, mais bien la marque d’un tempérament hors du commun6. L’intransigeance au nom de l’idéal esthétique trouvait dans la vie quotidienne son pendant dans des accès de colère légendaires, dans une susceptibilité à fleur de peau et des changements d’humeur imprévisibles. Atteint de troubles de la personnalité connus sous le nom de syndrome maniacodépressif, Wolf vivait tragiquement au cœur de son destin personnel les excès de ses comptes rendus. De même que dans l’entourage du compositeur les amis les plus proches pouvaient être à tout moment victimes de ses emportements, personne n’était à l’abri de la plume du critique. À commencer par les lecteurs du Wiener Salonblatt, qui étaient d’ailleurs en majorité des lectrices.
9Il est vrai que cette gazette du dimanche ne s’adressait pas précisément à l’intelligentsia viennoise. Fondée en 1870 par un ex-officier du nom de Moritz Engel, elle n’avait d’autre ambition que d’évaluer les mérites de la dernière mode et les fluctuations de la bourse, de rendre compte des mariages somptueux et des événements sportifs. La haute société y célébrait vaniteusement ses valeurs dérisoires. C’était selon une formule de Karl Kraus souvent citée un « torchon servant les intérêts communs de l’aristocratie et du ballet7 ». Le contraste ne pouvait être plus grand entre la page de titre du journal, entièrement occupée par le portrait d’aristocrates en vue, et le feuilleton de la dernière page où Wolf publiait ses diatribes. Engager un enfant terrible détestant le ton artificiel des conversations de salon dans ce Salonblatt revenait à introduire « un derviche tourneur dans un boudoir », selon l’expression de Ernest Newman8, ou plutôt un loup dans la bergerie, pour reprendre le jeu de mot auquel donnait lieu le nom du critique.
10Wolf s’est érigé en dénonciateur, en diseur des quatre vérités. Il ne manquait pas de modèles. Les représentants les plus illustres de la critique musicale n’étaient-ils pas tous animés du désir de faire triompher la vérité sur le mensonge, ou du moins ce qu’ils considéraient comme tel ? Hoffmann et Weber, Schumann et Berlioz, Liszt et Wagner, autant d’exemples illustres dont Wolf pouvait se réclamer. Il ne se fera pas faute de citer abondamment leurs écrits. C’était rappeler que la plume du critique pouvait être également celle d’un compositeur. Il ne tenait qu’au public de s’en aviser. C’était surtout apporter une précieuse caution à ses jugements. Parmi ses prédécesseurs, Ε. T. A. Hoffmann et Schumann occupent une place particulière. Une lignée se dessine, marquée par des affinités électives, la conjonction de la littérature et de la musique, mais aussi par la maladie et par l’ombre de la folie9.
11Les écrits d’Hoffmann ont représenté un modèle stylistique qui transparaît dans plus d’une page. Les références à l’auteur des Fantaisies dans la manière de Callot ne constituent que la part la plus explicite d’une dette par ailleurs évidente dans la forme littéraire de certains textes (« un monologue », « un rêve ») ou simplement dans le ton général adopté. Sa vie durant, Wolf comptera Hoffmann au nombre de ses auteurs préférés10. En l’occurrence, plus encore qu’un modèle stylistique, Hoffmann lui a fourni une véritable figure d’identification en la personne du maître de chapelle Johannes Kreisler. Quintessence du marginal excentrique incompris de son entourage, ce double littéraire d’Hoffmann avait déjà exercé une véritable fascination sur Schumann et Brahms. Wolf y a succombé à son tour dès son adolescence. Il se reconnaissait dans son ironie mordante, partageait son mépris de toute compromission.
12Quant à Schumann, il avait déjà été le principal modèle de Wolf dans le domaine du lied. Modèle écrasant, comme en témoigne cette annotation en marge d’un lied sur un poème de Chamisso, esquissé en 1878 : « Trop schumannien donc inachevé ». Lorsqu’il prend la plume du critique, c’est encore Schumann et sa confrérie des « Compagnons de David », elle-même largement inspirée d’Hoffmann, dont il se souvient souvent. Le modèle n’était pas moins intimidant dans le domaine de la critique. Schumann ne rendait pas compte de concerts au fil de l’actualité locale, mais d’œuvres nouvellement éditées. De plus il ne s’exprimait pas dans un hebdomadaire mondain, mais dans une revue spécialisée. La Neue Zeitschrift für Musik, qu’il avait lui-même fondée en 1834 et dirigée durant une dizaine d’années, s’adressait à des lecteurs avisés, capables de lire à l’occasion les exemples musicaux illustrant ses commentaires. Schumann était bien conscient de la valeur littéraire et analytique de ses textes. Il les avait réunis vers la fin de sa vie en un volume qui résumait une décennie marquante de l’histoire de la critique. Son dernier article intitulé « Chemins nouveaux » était consacré à l’éloge de celui qu’il considérait comme son héritier spirituel : Johannes Brahms. Une aberration selon Wolf, qui alla jusqu’à affirmer que s’exprimait « davantage d’esprit et d’émotion dans un seul coup de cymbales de Liszt que dans les trois symphonies de Brahms et les sérénades par-dessus le marché » (27 avril 1884). Cette position partisane et dépassée depuis longtemps a été maintes fois citée. Elle ne prend tout son sens que dans le contexte de la critique de Wolf où elle se situe : une défense du poème symphonique Tasso de Liszt, reçu froidement par le public viennois11. De façon plus générale, il convient de la replacer dans la perspective de l’ancienne querelle esthétique entre musique à programme et musique absolue, dont elle constitue l’un des derniers avatars. Wolf en a rencontré quelques-uns des principaux protagonistes. Retraçons ces rencontres avant de considérer de plus près ce qui en a résulté pour Wolf. Ce sont des événements qui ont beaucoup compté dans les années d’apprentissage précédant l’activité du jeune critique.
Deux esthétiques et trois rencontres : Wagner, Brahms et Liszt
13« Il y a au royaume des idées des guerres intestines qui ressemblent aux guerres athéniennes. Aux temps de ces dernières, celui qui ne prenait pas ouvertement parti et se contentait s’assister en spectateur passif aux combats sans en subir les inconvénients était dénoncé publiquement comme un traître à la patrie12 ». Les « guerres intestines » auxquelles Liszt faisait allusion en 1855, en préambule à son étude sur Harold en Italie de Berlioz, avaient bien entendu pour objet la légitimité de la musique à programme. Elles avaient en effet divisé l’Allemagne en deux partis. D’un côté les tenants de la musique absolue, de l’autre ceux de la musique à programme. En prenant activement le parti de Berlioz, Liszt prononçait un plaidoyer pro domo, engagé qu’il était lui-même dans la composition d’un nouveau genre de musique à programme dont il était le créateur : le poème symphonique. Liszt avait de son côté un défenseur actif en la personne de Wagner, occupé en ces mêmes années 1850 à formuler les bases théoriques du « drame musical13 ». Les prémisses sur lesquelles se fondaient ces nouveaux genres, que Wolf devait reprendre fidèlement, étaient apparentées. Beethoven avait dit le dernier mot dans la forme symphonique classique, mais il avait également montré la voie à suivre dans sa Neuvième Symphonie. Le recours à l’Ode à la joie de Schiller invitait à fonder les nouveaux genres musicaux sur l’union de la poésie et du développement symphonique. Placés sous le signe de la fusion idéale des arts, les genres de la « musique de l’avenir » procédaient ainsi d’une réflexion sur l’héritage beethovénien. Ils en constituaient selon Liszt et Wagner la seule leçon productive, pour peu que l’on prenne en considération plus largement les tendances de l’histoire.
14Aussi différents soient-ils, Berlioz, Liszt et Wagner apparaissaient dans les années 1850 comme des esprits que rapprochait un même idéal de modernité. Franz Brendel, idéologue de la musique à programme et successeur de Schumann à la rédaction de la Neue Zeitschrift für Musik, les regroupait (à rebours du bon sens géographique) en une « nouvelle école allemande » (Neudeutsche Schule). Les articles apologétiques de Brendel présentaient les créations de cette « école » comme les seules dignes d’intérêt. La nouveauté formelle était garante d’authenticité. C’était la seule voie à suivre car, en dehors de celle-ci, le musicien était voué à l’insignifiance de l’épigone à laquelle Brendel condamnait même les symphonies de Schubert, de Mendelssohn et de Schumann14. Cette interprétation « progressiste » de l’histoire n’était pas dénuée d’une certaine arrogance. Elle ne faisait pas l’unanimité.
15Brahms était de ceux qui n’avaient pas rejoint la bannière de la « musique de l’avenir ». Il restait fidèle aux formes classiques, composant dans les années 1850 des œuvres de musique de chambre, des sonates pour piano et des lieder. Quand il se tournera vers la symphonie, ce sera dans la forme traditionnelle en quatre mouvements. Contrairement à Liszt, Wagner ou Berlioz, Brahms n’a guère laissé d’écrits en dehors d’une très riche correspondance. S’il n’a pas pris la plume pour affirmer les valeurs esthétiques auxquelles il croyait, il a imprudemment ajouté sa signature en 1860 (année de naissance de Wolf) à une lettre ouverte qui protestait contre le programme des Weimariens. Avant que le texte maladroit n’en fût reformulé à sa satisfaction (c’est-à-dire en excluant de la critique les opéras de Wagner qu’il admirait), la lettre fut publiée, et aussitôt tournée en ridicule par Brendel. Dès lors, les partis qu’évoquait Liszt dans son texte sur Berlioz devinrent apparemment irréconciliables. C’était encore le cas en 1875, lorsque Wolf arrive à Vienne.
16Wolf a été très tôt wagnérien. Il n’a que quinze ans lorsqu’il assiste, peu après son arrivée à Vienne, à une représentation de Tannhäuser donnée en présence de Wagner. « La musique de ce grand maître m’a complètement bouleversé et je suis devenu un wagnérien » écrit-il à son père15. Habité depuis cet instant par l’idée fixe de rencontrer le maître de Bayreuth, il parvient dès le mois suivant à lui soumettre naïvement ses œuvrettes pour piano. Wagner n’y jette pas un regard, mais encourage Wolf à lui montrer ses compositions lors de son prochain passage à Vienne. Il n’y aura pas d’autre rencontre. Cette unique entrevue dans une suite d’hôtel « où s’étalait un luxe véritablement royal16 » aura cependant suffi à marquer profondément l’imagination du jeune provincial. Wagner représentait l’image même du succès. Il venait de conquérir le public viennois grâce aux efforts conjugués du chef d’orchestre Hans Richter et de Franz Jauner, nouveau directeur de l’Opéra. L’étoile de Wagner ne cessera de monter dans le ciel viennois au point que l’ensemble de ses opéras dominera le répertoire dans les années 1880, au détriment de Meyerbeer et de Verdi. Lorsque Wolf prendra la plume du critique, la cause wagnérienne n’aura plus besoin d’avocat à Vienne.
17Wolf a voué, sa vie durant, un véritable culte de la personnalité à Wagner. Il en connaissait à fond les partitions (dont il réalisa des transcriptions pour piano), mais aussi plusieurs écrits ; au-delà de l’enseignement esthétique, il allait jusqu’à en adopter les idées les plus anecdotiques (sur l’alimentation végétarienne17) ou les préjugés antisémites les plus méprisables, avec d’ailleurs la même ingratitude envers ses bienfaiteurs que son modèle. Cette vénération, qui comportait sur le plan de la création un risque dont n’était que trop conscient celui que l’on devait appeler le « Wagner du lied », n’avait cependant pas empêché Wolf d’admirer Brahms, dans un premier temps, pour ses accomplissements dans le domaine de la musique de chambre et du lied18. Dans le contexte des luttes partisanes qui prévalait alors, c’était faire preuve d’une rare (mais en l’occurrence passagère) clairvoyance : du point de vue des genres musicaux, Wagner et Brahms étaient complémentaires. C’était aussi faire preuve de pragmatisme. Brahms vivait à Vienne. Une recommandation de l’auteur du Deutschs Requiem était susceptible d’ouvrir bien des portes.
18Wolf lui rendit visite en mars 1879, chargé de quelques manuscrits de lieder. Il attendait la reconnaissance de son génie. Il fut traité en écolier. Le témoignage rapporté par Max Kalbeck n’est sans doute pas à prendre au pied de la lettre lorsqu’il présente un Wolf obséquieux baisant la poignée de la porte de Brahms. L’ami et premier biographe de Brahms avait trop souvent été maltraité par le critique du Wiener Salonblatt pour faire preuve d’une totale objectivité. Mais il est digne de foi lorsqu’il relate les conseils de Brahms :
Les compositions qu’il m’apportait, me raconta Brahms, ne valaient pas grand-chose. Je les ai parcourues en détail avec lui en attirant son attention sur toutes sortes de problèmes. Il avait bien quelque talent, mais ne prenait pas les choses assez au sérieux. Je lui exposai très sincèrement ce qui lui manquait, lui conseillai de prendre des leçons de contrepoint, et l’envoyai chez Nottebohm. Cela lui suffit et il ne revint jamais. Maintenant, il crache du poison et de la bile19.
19Wolf était blessé. Mais il suivit le conseil de Brahms et alla voir Gustav Nottebohm qui demandait cependant des honoraires au-dessus de ses moyens. « Il n’y a rien à faire avec Nottebohm, écrit Wolf à son père. Il veut trois florins la leçon et refuse d’en donner à moins. Je me débrouillerai bien sans lui, et de toute façon, Brahms m’envoie chez lui uniquement par pédanterie d’Allemand du Nord20 ». Double humiliation que de manquer à la fois de métier et des moyens financiers pour en faire l’apprentissage. À l’instar de Rousseau humilié par Rameau, Wolf s’est transformé en adversaire, adoptant presque inconditionnellement l’hostilité des wagnériens. Brahms lui reprochait ses lacunes en contrepoint ? Wolf le présentera aux lecteurs du Wiener Salonblatt comme « un musicien habile, qui s’y entend en contrepoint, qui a des idées parfois bonnes, parfois excellentes, parfois mauvaises, parfois déjà entendues, et bien souvent pas d’idées du tout » (30 novembre 1884). Cela dit, on aurait tort de réduire l’attitude de Wolf à de l’amour-propre blessé. La condamnation de l’œuvre symphonique de Brahms se fondait, on le verra, sur les critères esthétiques de la Zukunftsmusik auxquels il adhérait.
20La rencontre de Wagner avait été éblouissante, celle de Brahms humiliante. Celle de Liszt fut décisive. Elle eut lieu exactement quatre ans plus tard, en avril 1883, à l’occasion d’une visite du grand Hongrois à Vienne. « Hier à 11 h du matin je suis allé chez Maître Liszt ! », écrit Wolf à ses parents. « Je lui ai joué quelques-uns de mes lieder qui lui ont beaucoup plu, au point qu’il m’a serré contre lui et embrassé sur le front. Il a été très aimable et gai, et a exprimé l’espoir d’entendre une œuvre de grande dimension de ma part21 ». L’accueil chaleureux de Liszt, qui avait lui-même reçu de Beethoven le baiser de la reconnaissance artistique, apportait à Wolf l’encouragement tant attendu, à une époque où aucune de ses œuvres n’était éditée ni même jouée. Quant au conseil d’entreprendre une composition de plus vaste dimension, il correspondait très exactement aux aspirations du jeune Hugo qui, depuis quelque temps déjà, était en quête d’un livret d’opéra. Le chemin qui mène au Corregidor (1895) sera, on le sait, encore long. Pour l’heure, Wolf aborde un autre genre « de grande dimension », celui même dont Liszt était l’initiateur : il se met au début de l’été à la composition de son poème symphonique d’après Kleist, Penthésilée. L’œuvre ne sera achevée que deux ans plus tard. Sa genèse est donc contemporaine de l’activité du critique. C’est à tous points de vue de la même encre que furent écrits ce poème symphonique et les textes consacrés à la défense de Liszt.
21Défendre Liszt, était-ce bien nécessaire ? L’auteur septuagénaire de la Faust-Symphonie n’était-il pas fêté depuis longtemps à travers toute l’Europe ? Ses pages symphoniques n’avaient-elles pas trouvé dès la première heure des avocats d’une autre envergure, à commencer, on l’a vu, par Wagner ? Wolf n’ignorait rien de tout cela. Mais il avait également constaté qu’à Vienne les poèmes symphoniques du maître de Weimar n’étaient pas souvent joués. La Philharmonie était certainement l’un des meilleurs orchestres du monde ; c’était aussi l’un des moins ouverts à la nouveauté.
« Guerre aux Philistins... » : la Philharmonie et son public
22Le conservatisme de la Philharmonie était légendaire. Il était inscrit dans l’histoire de l’orchestre, depuis sa fondation en 1842 par Otto Nicolai. Son répertoire se composait des valeurs sûres, c’est-à-dire tout d’abord de Beethoven. Wolf n’avait rien à redire sur ce point précis. Il regrettait au contraire que l’on néglige les « classiques » au profit des divertissements à la mode. C’est du côté de la musique plus récente que commençaient les problèmes. Les conditions auxquelles le répertoire de la Philharmonie pouvait être élargi avaient été fixées en 1862 par un règlement qui n’encourageait guère aux expériences aventureuses22. Avant d’être jouée en concert, toute nouvelle œuvre devait d’abord être soumise au comité de l’orchestre, constitué du chef d’orchestre, du Konzertmeister et de trois musiciens. Cet obstacle franchi, elle faisait l’objet d’une lecture interne (Novitätenprobe) exécutée par l’ensemble de l’orchestre. Un jury composé d’un groupe de douze instrumentistes et du comité votait alors pour ou contre l’exécution publique de l’œuvre. Il n’était pas rare que le vote soit négatif. Plus d’un chef s’était heurté au conservatisme de l’orchestre. Hans Richter n’était que le dernier en date.
23La confrontation était prévisible. Hans Richter (1843-1916) était un défenseur enthousiaste de la « nouvelle école allemande ». Il s’était fait un nom de chef wagnérien à l’Opéra de Munich du temps de Hans von Bülow (1830-1894) avant d’être engagé à la tête de l’Opéra et de la Philharmonie de Vienne en 1875, c’est-à-dire l’année où Wolf entrait au Conservatoire. Cinq ans plus tard, il reprenait de surcroît pour une dizaine d’années la direction des concerts de la Société des amis de la musique. Tout cela ne l’empêchait pas d’apparaître régulièrement à Bayreuth, où il assura notamment la première exécution intégrale de la Tétralogie en 187623.
24On voit que Richter jouissait d’une renommée exceptionnelle sur le plan international et d’un pouvoir considérable dans la vie musicale viennoise. On comprend qu’il se soit senti en position de faire souffler sans tarder un vent frais sur les programmes de la Philharmonie. Dès la première séance de comité, il reprochait à l’orchestre de négliger Liszt et Berlioz, et passait aussitôt à l’acte en dirigeant lors de la première saison un poème symphonique de Liszt, La Bataille des Huns. L’opposition de l’orchestre n’en restait pas moins vive, et Richter devait parfois en ignorer le vote pour imposer de nouvelles œuvres de Liszt ou de Berlioz. Son action était d’autant plus difficile qu’elle rencontrait non seulement l’hostilité de l’orchestre mais aussi celle du public.
25Le conservatisme des abonnés de la Philharmonie n’était un secret pour personne. Il se doublait aux yeux de Wolf d’une frivolité profanatrice. Aussi ces abonnés, comme les habitués du parterre de l’Opéra, ont-ils constitué l’une de ses cibles les plus régulières. Bien souvent, l’attention du critique se déplaçait de la scène à la salle pour en dénoncer l’inattention. « Être assis à côté d’un abonné est peut-être un grand honneur, mais un plaisir très limité24 », déclare Wolf, bien conscient du fait que cet « abonné » ne faisait souvent qu’un avec celui du Wiener Salonblatt. C’est dans ces moments que Wolf s’identifiait le plus volontiers à son modèle hoffmannien, Johannes Kreisler, pour démasquer les « Philistins ». Indissociable des pièces pour piano et des critiques musicales de Schumann25, le terme remontait en réalité au premier romantisme littéraire. Les milieux estudiantins qui l’avaient mis à la mode entendaient dénoncer à la fois une attitude et des goûts. La première était pour ainsi dire intemporelle et ne dépendait en aucune façon du contexte stylistique. Selon la formule du poète Ludwig Pfau, « les Philistins sont des gens charmants, toujours semblables hier comme aujourd’hui26 ». Dans ses « Pensées sur la haute dignité de la musique » incluses dans les Kreisleriana, Hoffmann en dressait un portrait (qui doit beaucoup à Novalis) auquel Wolf s’est explicitement référé en protestant contre le public de l’Opéra qui bavarde durant l’ouverture de Fidelio (15 juin 188427) :
Que dirai-je des grands concerts publics, qui fournissent l’occasion la plus avantageuse qu’il y ait de causer, avec accompagnement de musique, avec tel ou tel ami... ou si l’on en est encore à l’âge présomptueux, d’échanger de douces paroles avec telle ou telle dame (et la musique elle-même n’est-elle pas là pour fournir un heureux prétexte à ces entretiens) ? Ces concerts sont les véritables centres de distraction de l’homme d’affaires – et il faut de beaucoup les préférer au théâtre, car celui-ci donne parfois des représentations qui fixent l’esprit d’une manière absolument illicite sur un sujet complètement frivole et faux, si bien qu’on court le danger de se laisser aller à la poésie, chose dont se doit bien garder soigneusement quiconque tient à son honneur de citoyen28.
26On l’a vu, Wolf ne se contentait pas de décrire le public, mais le prenait directement à partie. C’est également dans une des plus célèbres pages de Hoffmann, l’essai sur « La Musique instrumentale de Beethoven », que l’on trouve le germe de cette attitude :
Le puissant génie de Beethoven accable la plèbe des musiciens : c’est en vain qu’elle prétend se roidir pour lui faire face. Mais nos juges à l’esprit sage jettent autour d’eux des regards nobles ; ils nous affirment [...] que ce bon Beethoven n’est assurément pas dépourvu d’une très riche et d’une très vive imagination, mais qu’il ne sait pas y mettre un frein ! [...] Mais n’est-ce pas plutôt qu’échappe à votre faible regard l’intime et profonde cohésion de chacune des compositions de Beethoven ? Que vous seuls êtes responsables si vous ne comprenez pas la langue du maître, parfaitement intelligible pour l’initié ? Que pour vous enfin, la porte du sanctuaire le plus secret demeure fermée29 ?
27Les accusations d’arrogance que Wolf adresse au public viennois de la Symphonie fantastique de Berlioz dans sa critique du 5 avril 1885 apparaissent comme un écho du texte de Hoffmann, amplifié dans le registre de l’injure autant que dans la longueur des invectives. La mention de Beethoven au cœur d’une critique censée rendre compte de l’œuvre de Berlioz semble même trahir cette généalogie, à moins qu’il ne s’agisse d’un hommage délibéré au modèle hoffmannien : « Qui êtes-vous pour avoir le front de demander des comptes au divin ? Si votre vue est basse, votre esprit confus et votre tête à l’envers, faut-il donc qu’il en soit de même de l’artiste (et assurément pas du “Maître”) ? Croyez-vous que les mélodies de Beethoven soient sorties tout droit de votre cœur ? Ce serait tout de même amusant. Vous qui formez le public des concerts philharmoniques, vous n’avez jamais compris, ni senti, ni entendu Beethoven ».
28Le public n’a pas mesuré le génie de Berlioz – ou de Liszt en d’autres occasions – il est donc immature et incompétent. Mais aussi violemment que Wolf s’en prenne à lui, il finit par l’innocenter. Les vrais coupables sont ailleurs. C’est bien sûr la Société Philharmonique qui « par son attitude conservatrice a déformé le jugement du public de nos concerts ». Wolf était persuadé que les grandes œuvres finissent toujours par trouver leur public pour peu qu’elles soient assez souvent jouées. Il aurait suffi que la Philharmonie donne « à chaque concert une pièce de Liszt ou de Berlioz » pour que la résistance initiale des auditeurs cède progressivement la place à de « l’admiration, plus tard de la vénération, de l’amour et de l’enthousiasme30 » (1er novembre 1884). En d’autres termes, l’orchestre n’était pas à la hauteur de sa responsabilité, qui aurait consisté « à éduquer le public, à le cultiver », plutôt que d’aller au-devant de ses goûts et d’établir ses programmes selon des critères purement commerciaux. Mais, en dernière analyse, la Philharmonie ne porte qu’une part de la responsabilité car, selon Wolf, « ce n’est plus l’organisateur du concert, mais la presse qui établit le programme » (22 mars 1885). La presse, c’est-à-dire la critique, ou du moins une certaine critique, apparaît ainsi comme la cause de tous les maux dont souffre la société musicale viennoise. Au terme de son compte rendu de la Symphonie fantastique, Wolf lui déclare ouvertement la guerre : « Que “Guerre aux philistins, guerre aux critiques” soit dorénavant notre cri de ralliement ».
« ... guerre aux critiques » : Eduard Hanslick
29Le procès de la presse musicale n’était pas nouveau. Au XIXe siècle, c’était même l’une des principales motivations – outre les considérations matérielles – qui poussaient les compositeurs à passer du papier à musique à celui du critique. Encouragés par Hoffmann, puis par Liszt, à dénoncer l’arrogante incompétence des critiques de profession plutôt que de la subir passivement, les compositeurs utilisaient les rubriques musicales des journaux pour régler des comptes avec les représentants d’une profession que Wagner proposait d’abolir pour immoralité après l’avoir exercée lui-même. Wolf entrait donc sur ce point dans une tradition déjà riche. Il semble qu’il ait voulu, à cet égard encore, dépasser ses prédécesseurs.
30Il s’agissait d’expliquer non seulement les échecs rencontrés par les pages symphoniques de Liszt et de Berlioz à la Philharmonie, mais aussi le succès de Brahms. Un succès très récent : ce n’était qu’avec sa Troisième Symphonie donnée le 2 décembre 1883 que le Hambourgeois avait conquis l’orchestre et le public de Vienne. Au-dessus des luttes partisanes, Hans Richter y avait activement travaillé, ce que Wolf ne parvenait pas à comprendre. L’essor de Brahms coïncidait donc très exactement avec l’activité critique de Wolf. Ce dernier ne pouvait l’expliquer que par la « réclame » de la presse. Schumann avait en son temps dénoncé le succès du pianiste et compositeur Henri Herz en faisant remarquer que « si les critiques, au moment où se levait cette prétendue étoile dont on parle tant, en avaient relevé l’éloignement du soleil de l’art au lieu de lui donner par leur bavardage une importance à laquelle le compositeur ne croyait pas lui-même, on se serait remis depuis longtemps de ce rhume artistique31 ».
31C’est en des termes très semblables que Wolf définit la trajectoire de Brahms. Son succès ne peut tenir qu’aux intrigues de la « Sainte Trinité critique » qui domine la vie musicale viennoise, fait et défait les réputations, dicte et censure les programmes, menace les interprètes d’ignorer leur concert si Brahms n’y figure pas, véritable « cerbère à trois têtes qui, quoique sur des positions perdues d’avance, veille aux portes de la misère musicale et ne laisse entrer que ceux qui causent la ruine totale, la mort et la décomposition du bon goût32 ». De qui se compose cette « trinité », effectivement très active à Vienne ? De Ludwig Speidel (1830-1906), de Max Kalbeck (1850-1921) et surtout de leur maître à penser, Eduard Hanslick (1825-1904). Si les comptes rendus critiques des deux premiers sont pour la plupart tombés dans l’oubli, Hanslick est encore considéré de nos jours comme l’un des témoins privilégiés de son temps.
32Hanslick avait été l’un des premiers à contester la validité de la musique à programme. Ses conceptions esthétiques étaient diamétralement opposées à celles de Liszt et de Wagner. Après avoir commencé par soutenir activement Wagner à l’époque de Tannhäuser, il s’était montré de plus en plus critique à partir de Lohengrin. Wagner ne le lui avait pas pardonné et l’avait représenté dans les Maîtres chanteurs sous les traits du censeur pédant Beckmesser, nommé dans un premier temps Veit Hanslich. De son côté, Hanslick n’avait guère fait preuve de retenue dans ses comptes rendus de Tristan ou de L’Or du Rhin. Il était cependant admiratif de bien des pages wagnériennes, même parmi les drames musicaux de la maturité. Son rejet des poèmes symphoniques de Liszt était en revanche sans concession.
33Or Hanslick dominait la presse musicale viennoise depuis plus de vingt-cinq ans. Titulaire d’une chaire de musicologie à l’Université de Vienne, il était devenu dès 1855 le critique attitré de Die Presse, puis de l’importante Neue freie Presse de 1864 jusqu’à sa mort en 1904. Ce quotidien « faisait autorité entre 1866 et 1900 non seulement à Vienne et ailleurs en Autriche, mais aussi en Allemagne et même dans d’autres pays. Sur la page de titre, sous l’éditorial qui faisait la pluie et le beau temps dans le monde politique, le feuilleton de Hanslick apparaissait, signé de ses initiales, Ed. H.33 ». Son style élégant et spirituel (que Wolf enviait), la connaissance des partitions dont témoignaient ses textes publiés deux fois par semaine, aussi bien que l’autorité dont jouissait son traité d’esthétique mainte fois réédité, Du Beau dans la musique (1854), lui assuraient une place en vue dans la vie musicale viennoise. Son avis était respecté dans les instances décisionnelles, si bien que Wolf lui-même, ne suivant que son pragmatisme, lui avait fait transmettre au début de l’année 1883 (c’est-à-dire peu avant de rencontrer Liszt) quelques-uns de ses lieder dans l’espoir d’en faciliter la publication. La réponse de Hanslick était flatteuse, mais le critique n’entreprit rien de concret pour aider le compositeur : « Cher Monsieur, bien qu’il ne soit pas facile pour mes yeux de déchiffrer la très petite écriture de vos manuscrits, je lui dois cependant la découverte d’un talent nouveau et très prometteur, et j’ai l’honneur de vous retourner vos lieder sensibles et intéressants avec tous mes remerciements34 ». Une année plus tard, Wolf ne voyait plus en Hanslick que l’adversaire de ses idoles, réduisant sa pensée à l’image caricaturale qu’en avait donnée Wagner.
34La pensée de Hanslick était en réalité bien plus nuancée que ne le laissaient entendre ses adversaires. Mais il faut reconnaître qu’elle pouvait prêter à malentendu. Son traité d’esthétique, Du Beau dans la musique, comportait une part de « réaction » polémique dirigée contre « l’esthétique du sentiment » dont il retraçait les erreurs chez ses prédécesseurs, de Mattheson à Wagner. On en pouvait facilement déduire un formalisme réducteur. En vérité, Hanslick n’entendait pas nier toute participation du sentiment dans l’expérience artistique. Il en contestait la validité dans l’évaluation du sens et de la valeur des œuvres. Bien conscient que cette partie de son traité, qu’il qualifiait lui-même de négative, était la plus problématique, il avait ressenti la nécessité de la justifier de la façon suivante dans la préface à la huitième édition de 1881 :
C’était le moment où les coryphées de la musique de l’avenir élevaient le plus haut la voix ; ils ont naturellement entraîné à une réaction les hommes de ma religion artistique. Lorsque je donnai la deuxième édition, les symphonies à programme de Liszt étaient venues tout récemment à leur rescousse ; la musique y était dépouillée, d’une manière bien plus complète que nous ne l’avions vu jusqu’alors, de toute signification et valeur intrinsèques et n’était plus guère présentée à l’auditeur que comme un moyen de susciter des visions dans son esprit. Depuis lors, nous avons eu aussi Tristan et Iseult, L’Anneau du Nibelung et la doctrine wagnérienne de la « mélodie infinie », c’est-à-dire l’absence de forme érigée en principe, l’ivresse de l’opium dans le chant et dans l’orchestre, pour le culte de laquelle un temple a été spécialement érigé à Bayreuth35.
35Le point central de désaccord touchait à la question de la « signification intrinsèque », du « contenu » de la musique. Selon la redéfinition paradoxale de la relation dialectique entre forme et contenu que proposait Hanslick, c’est la forme elle-même qui devait être considérée comme le contenu (Inhalt) de la musique ; c’est en elle que s’incarne l’élément spirituel de l’art. Le matériau musical porte en lui toutes les virtualités du poétique, du spirituel ; composer est « un travail de l’esprit sur un matériau susceptible de spiritualité » (ein Arbeiten des Geistes in geistfähigem Material). Définie comme une succession kaléidoscopique de « formes sonores en mouvement », l’œuvre musicale exprime donc immédiatement, et sans aucune référence à des concepts extra-musicaux, l’essence de la pensée.
36Trop vite qualifiées de formalistes, les conceptions de Hanslick reprenaient en vérité la thèse fondamentale sur laquelle les premiers romantiques avaient édifié la métaphysique de la musique instrumentale : pour Tieck, Wackenroder et Hoffmann, la grandeur de la musique résidait dans son autonomie. Longtemps asservie à la poésie dans un système des arts déterminé par le concept d’imitation, la musique instrumentale avait trouvé dans la forme symphonique classique le lieu de son émancipation. Hanslick percevait le recours à des déterminations formelles littéraires telles que les proposait la musique à programme comme une menace pour cette autonomie de la musique absolue. Il ne pouvait que dénier toute légitimité esthétique au poème symphonique dont le « contenu », selon l’idéal de Liszt, résultait de l’interaction entre un sujet poétique connu d’avance et une partition qui en proposait une méditation dans l’ordre des sons. Et l’on comprend qu’il ait trouvé dans les symphonies de Brahms de quoi satisfaire son idée du « Beau musical ».
37Hanslick ne composait pas, Brahms n’écrivait pas. Le premier pouvait facilement apparaître comme l’idéologue du second. En vérité, Brahms ne souscrivait pas inconditionnellement aux conceptions de Hanslick, ni à toutes ses prises de position. À l’inverse, le critique exprimait à l’occasion des réserves où se manifestait son incompréhension des intentions de Brahms. Wolf ne manquait jamais de relever ironiquement ces réserves. Mais il persistait à considérer le théoricien et le compositeur comme indissociables : « Il est bien connu que cette gentille petite publication (Du Beau dans la musique) qui a pour auteur M. Hanslick dénie tout contenu et toute expression à la musique. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Comme M. Brahms confirme cette belle théorie d’une manière étonnamment convaincante par ses non moins belles compositions, rien ne nous reste à dire à ce propos36. [...] ».
38Les textes élogieux de Hanslick avaient assurément pu favoriser dans une certaine mesure la réception de Brahms à Vienne. Si Hanslick était sans illusion quant à l’influence que sa critique exerçait sur les interprètes, il lui concédait un certain pouvoir sur le public, considérant qu’elle « était le plus utile lorsque les auditeurs se trouvaient confrontés à une nouveauté, et qu’ils n’osaient pas encore formuler un jugement sur la base de ce qu’ils ressentaient spontanément. Si la critique expliquait alors avec une totale conviction que le nouvel artiste méritait une louange sans réserve ou un rejet radical, alors le public qui n’avait qu’esquissé son jugement se sentait conforté dans son instinct37 ». Wolf aura trouvé dans ces lignes publiées en 1894, pour peu qu’il les ait lues (ce dont on peut douter), la confirmation de ses idées délirantes sur la conspiration de la critique, seule responsable du succès de Brahms. Il fallait pour en arriver à cette conviction absurde avoir de sérieux reproches à adresser aux compositions de Brahms. Quels étaient ces reproches ? Ils étaient nombreux. On n’en retiendra ici que trois.
Les masques de Brahms et la naïveté de Bruckner
39La première erreur de Brahms selon Wolf était de rester attaché aux formes de la symphonie classique en quatre mouvements. Cela suffisait à disqualifier une œuvre qui n’était pas en accord avec l’esprit du temps. Wolf ne faisait que mettre en pratique une philosophie de l’histoire héritée de Liszt. Mais il avait pour l’exprimer des formules simples et fortes qui lui conféraient une nouvelle autorité. À propos de Tasso de Liszt (27 avril 1884) : « Il revenait à Beethoven, musicien pur, de dire le dernier mot dans le genre de la symphonie comme il revient à Liszt, musicien poétique, de dire le premier dans celui du poème symphonique (et il en sera peut-être le maître définitif) ». Ainsi, tandis que Hanslick avait rejeté le poème symphonique au nom des limites naturelles du Beau, Wolf condamnait les symphonies et sérénades de Brahms (ou celles de Dvorak) au nom des nécessités historiques du moment.
40De manière significative, Wolf empruntait très souvent ses métaphores au registre de l’histoire politique. Il comparait les transformations introduites dans la musique par la première génération romantique à la Révolution française, l’action de Wagner à celle de Napoléon. Revenir aux formes de l’âge classique, comme si la pensée n’avait pas progressé, était une erreur aussi grotesque que pathétique. « Brahms peut être comparé à un immigré isolé au temps de la Révolution française. De fait, il ressemble fortement aux deux émigrés du Napoléon de Grabbe dont le dramaturge trace le portrait que voici : “des basques, des bajoues, des allures et des idées surannées, des fantômes du bon vieux et bien stupide temps d’alors ! Ils ne savent rien de la Révolution et de ses années sanglantes ; mais ils ont survécu [...].” Comme jadis on dansait des menuets ou on écrivait des symphonies, Monsieur Brahms compose les siennes, quoi qu’il soit advenu depuis lors » (30 novembre 1884).
41Très présente dans la pensée de la « nouvelle école allemande », la lecture politique du paysage musical contemporain comportait une conséquence qui n’était pas sans importance dans l’activité critique. Elle impliquait que le jugement de valeur se fondait sur une instance impersonnelle et objective. Qui s’en remet au jugement de l’histoire n’engage pas la responsabilité de son goût personnel. Il se met du même coup à l’abri du reproche de subjectivité38. Il est intéressant de rappeler que, dès 1835, Schumann proposait un parallèle entre partis politiques et musicaux où l’héritage beethovénien était déjà revendiqué par la jeunesse qui « méprise la forme » :
L’époque contemporaine est caractérisée par ses partis. À l’instar des partis politiques, on peut diviser les partis musicaux en Libéraux, Centristes et Réactionnaires ou en Romantiques, Modernes et Classiques. À la droite siègent les Anciens, les Contrapuntistes et Anti-chromatiques, à la gauche la jeunesse, les bonnets phrygiens, ceux qui méprisent la forme, qui ont l’insolence du génie, parmi lesquels les Beethovéniens occupent une place éminente. Au juste-milieu hésitent pêle-mêle jeunes et vieux. On leur doit la plupart des productions du jour, créatures de l’Instant, engendrées et aussitôt anéanties par lui39.
42Pour Wolf, composer des symphonies « fardées des formes classiques et arborant comme des colifichets l’esprit du classicisme » (27 avril 1884) était donc une aberration parce ce que cela revenait à forcer les idées musicales sur le lit de Procuste des formes classiques. Liszt les avait qualifiées de « périmées et stériles40 » et en avait tiré des conséquences exemplaires : il avait « créé une nouvelle forme avec une sûreté parfaite en donnant consciemment la priorité à l’Idée poétique » (27 avril 1884). La place centrale accordée à l’Idée poétique en rendait le choix et la compréhension essentiels. C’était la tâche du programme, qui selon Liszt n’avait « d’autre but que de préparer l’audition en indiquant quelles ont été les impulsions spirituelles qui ont poussé le compositeur à créer son œuvre, et quelles sont les pensées qu’il a cherché à y incarner41 ».
43On touche ici à la seconde erreur imputée à Brahms, qui était de se refuser à livrer la moindre indication au public sur la genèse de ses œuvres. On sait bien que des « impulsions spirituelles » d’ordre extra-musical n’y étaient pas toujours étrangères. Les citations et allusions musicales en livraient autant d’indices pour un cercle d’initiés. Elles permettent aujourd’hui de reconstituer de véritables programmes cachés. Mais ce n’est pas tant la présence de ces éléments qui était décisive, que la valeur esthétique que le compositeur leur attribuait. Une œuvre ne peut être considérée comme « programmatique » que dans la mesure où le compositeur la déclare telle et en « prépare l’audition » par un texte. Or Brahms voulait que l’on juge ses œuvres en termes spécifiquement musicaux. Lui reprocher l’absence de programme dans ses symphonies revenait ainsi à les évaluer selon des critères esthétiques qui leur étaient étrangers. Le même reproche adressé à l’Ouverture tragique (16 mars 1884) se comprend mieux. Il s’agissait là d’un genre historiquement lié à des actions théâtrales, ce que Liszt n’avait pas oublié en évoquant la généalogie du poème symphonique. Un titre aussi général que Ouverture tragique était irritant pour un auditeur familier des ouvertures de Coriolan et de Manfred, Wolf n’était pas le seul à vouloir en préciser le « contenu ». Il pensait à Macbeth, Hanslick à Hamlet, et Kalbeck à Faust42.
44Les arguments invoqués jusqu’ici pour critiquer Brahms étaient cohérents, du moins selon les a priori esthétiques de Wolf. Relevons qu’ils devenaient encombrants pour rendre compte du phénomène paradoxal de Bruckner, c’est-à-dire d’un compositeur qui parlait le langage de Wagner dans les formes symphoniques créées par Haydn, et qui renonçait, lui aussi, à toute indication de type programmatique. Rien de tel n’avait été prévu par Liszt et Wagner lorsqu’ils avaient proclamé, autour de 1850, la fin de la symphonie. Si, après la mort de Mendelssohn et de Schumann, aucun compositeur ne semblait en mesure de contredire cette thèse, Wolf se voyait confronté à une autre réalité. La symphonie traditionnelle connaissait indéniablement un renouveau non seulement en Allemagne avec Bruckner, Brahms et finalement Mahler, mais aussi dans le reste de l’Europe avec Tchaïkovski, Borodine, Franck et Dvořák. Tout en considérant les symphonies de Bruckner comme « les plus importantes qui aient jamais été écrites depuis Beethoven », Wolf reprochait à leur auteur de n’avoir pas le courage « d’accorder la première place » à l’Idée, c’est-à-dire d’en déduire les implications formelles (28 décembre 1884). « Des conceptions sublimes et une exécution incohérente », tel était le verdict du critique. Bruckner n’en restait pas moins un géant comparé à Brahms. Le premier était naïf mais jouissait d’« une force naturelle extraordinairement créatrice », le second souffrait d’une absence d’idées mais la dissimulait habilement par ce que Wolf appelait des « masques ». Ce troisième reproche était nettement plus sérieux : il se situait sur le plan moral.
45Qu’entendait Wolf par la métaphore du masque ? L’ambition brahmsienne de renouer avec les grands modèles du passé dans chacun des genres qu’ils avaient marqué de leur génie. Palestrina, Schütz, Bach, Händel, Beethoven – autant de références incontournables, selon Brahms, pour qui voulait enrichir durablement le répertoire des polyphonies vocales, de l’oratorio, de la variation instrumentale ou de la symphonie ; autant de masques, selon Wolf, qui ne voyait dans ce conservatisme assumé qu’un historicisme irréfléchi. Le premier se considérait comme le dépositaire des valeurs intemporelles de l’Histoire43, le second comme le défenseur des exigences de la modernité.
46Il est vrai que, dans de très rares cas, le dialogue qu’entretenait Brahms avec le passé pouvait tourner au pastiche. Tandis que les Variations sur un thème de Händel opus 24 concilient de manière géniale l’esprit baroque et l’écriture pianistique la plus personnelle, le Triumphlied opus 55 apparaît comme une copie sans originalité des grands chœurs händeliens. On comprend que Wolf ait pu la percevoir comme un masque stylistique. Sa critique a cependant pris un tour particulièrement cruel en désignant cette œuvre sacrée inspirée par la victoire allemande de 1870 et dédiée à l’empereur Wilhelm comme « une farce affublée du masque de Händel [ein Händelscher Maskenscherz], quelque peu soporifique hélas, comme toutes les mascarades de Brahms (16 janvier 1887) ». L’image pathétique de la mascarade ennuyeuse n’était en vérité pas nouvelle. Wolf l’empruntait à Wagner, qui l’avait évoquée dans un essai de 1879 intitulé « Über das Dichten und Komponieren » :
Composez, composez même s’il ne vous vient aucune idée. Pourquoi dirait-on « composer » – mettre ensemble – s’il était encore nécessaire d’imaginer ? Mais choisissez-vous un masque d’autant plus voyant que vous êtes plus ennuyeux : cela amuse ! Je connais des compositeurs qui apparaissent à leur concert-mascarade un jour sous le masque du chanteur de rue (« An allen meinen Leiden »), le lendemain coiffé de la perruque-Halleluia de Händel, une autre fois en joueur de czardas juif, et finalement en solide compositeur d’une symphonie n° 1044.
47En faisant successivement allusion aux Liebeslieder-Walzer, au Triumphlied, aux Danses hongroises et à la première symphonie de Brahms (désignée en 1878 par Bülow comme « la dixième45 »), Wagner entendait dénoncer ce qu’il considérait, non sans une certaine mauvaise foi (on pense à Liszt), comme un éclectisme stylistique. Wolf connaissait fort bien le texte de Wagner. Il s’y était même explicitement référé dans l’une de ses premières critiques, consacrée à une sérénade de Standford (16 mars 1884). Mais en l’occurrence, il reprenait à son compte la métaphore du masque sans indiquer sa source. Peut-être était-ce pour faire oublier le contexte polémique dans lequel Wagner l’avait formulée. On aurait pu être tenté de réduire la critique à de l’amour-propre blessé. En effet, Brahms venait de recevoir (en mars 1879) un doctorat honoris causa de l’Université de Breslau qui le désignait comme le premier musicien d’Allemagne (« Artis musicae severioris in Germania nunc princeps »). C’est en réaction à cet événement solennel que Wagner avait cherché à tourner en ridicule sous les traits d’un amuseur de bal masqué celui que l’on venait d’honorer. Le ton sur lequel il avait apostrophé les « spectateurs » comptait assurément au nombre des modèles de Wolf en matière de polémique :
Vous riez ? Cela vous est facile, spectateurs spirituels ! Mais ces compositeurs, eux, sont très sérieux et même si austères que, pour vous faire passer l’envie de rire, l’on vient de décerner à l’un d’eux un diplôme qui le désigne comme le prince d’entre les compositeurs de notre temps. Serait-ce peut-être précisément cela qui vous fait rire ? Le prince de la musique vous semblerait très ennuyeux si vous étiez assez malins pour remarquer que rien de particulièrement digne ne se cache derrière son masque, mais simplement quelqu’un de tout-à-fait comme vous, avec qui vous pouvez à votre tour jouer à mettre un masque. C’est à dire feindre de l’admirer, ce qui vous amusera quand vous aurez remarqué que, de son côté, il fait semblant de vous croire46.
48Le ton était grotesque, mais l’enjeu très sérieux. Wagner s’en prenait à la « dignité » de Brahms, c’est à dire à la grandeur monumentale de ses symphonies qui lui avait valu d’être reconnu comme l’héritier de Beethoven. Le maître de Bayreuth percevait cette réussite dans un genre dont il avait proclamé la mort comme un défi, une remise en cause de sa philosophie de l’histoire. Au moment où l’on plaçait sur un même pied Beethoven et Brahms, il s’agissait donc de marquer les abîmes séparant le génie authentique de son industrieux émule. De manière significative, c’est par des considérations sur le sublime beethovénien où « nous ne sommes justement pas dans une mascarade » que Wagner engageait la polémique. La mascarade apparaissait au contraire comme un divertissement vulgaire, « le seul amusement dans notre monde ennuyeux gouverné par le progrès47 ».
49La métaphore du masque a escorté la réception de l’œuvre de Brahms jusque tard dans le XXe siècle, sans toutefois être toujours chargée de la connotation négative que lui avait conférée Wagner48. De tous les masques dont ce dernier affublait Brahms, Wolf n’a cependant retenu que le « masque händelien ». L’épithète n’entendait pas limiter la portée de la critique aux pages inspirées par l’auteur du Messie. Il mettait l’accent sur la restauration de valeurs jugées périmées. Le style de Beethoven était encore trop proche, son héritage trop vivant, pour que l’on puisse parler de « masque beethovénien ». Händel se situait au contraire dans un passé que ne reliait aucune tradition continue, en particulier en terres germaniques. « L’irrésistible force d’expression » (1er mars 1885) de ses grands chœurs appartenait au monde révolu de la théâtralité baroque. On pouvait poursuivre Beethoven, mais l’on ne pouvait que revenir à Händel.
50À la différence de Wagner, qui avait donné de Brahms l’image d’un éclectique protéiforme, Wolf en dressait ainsi un portrait néo-baroque, voire néo-classique. Il le rapprochait du sculpteur danois Bertel Thorwaldsen (1770-1884), dont l’idéal était de ressusciter la sculpture de l’antiquité gréco-romaine dans l’esprit de Johann Winckelmann49, évoquant « le drapé classique de la toge qui flotte autour du squelette fragile des idées dans ses symphonies » (11 avril 1886). Wolf ne parlait que de « classicisme », non de « néo-classicisme ». Si le terme est anachronique dans les années 1880, il n’est cependant pas hors de propos. Car c’est précisément au sujet de Brahms qu’il fera une vingtaine d’années plus tard sa première apparition dans l’historiographie musicale50, sous la plume d’un Vincent d’Indy soucieux de relativiser dans un esprit nationaliste l’influence allemande sur l’évolution de la musique du XIXe siècle.
L’écriture musicale, chez Saint-Saëns, est toujours très classique ; on rencontre parfois dans ses œuvres certaines juxtapositions de tonalités malaisément explicables ; mais il sait toujours donner à ces voisinages difficiles une solution correcte et élégante, qui n’a rien de commun avec les lourdes maladresses tonales si fréquentes dans les œuvres de Brahms et des néo-classiques allemands51.
51Dans un compte rendu de concert que Vincent d’Indy ne connaissait très probablement pas, Wolf avait établi exactement la même distinction entre le classicisme « naturel » de Saint-Saëns et la pose artificielle de Brahms :
Les choses se présentent avec le classicisme de Saint-Saëns de la même manière qu’avec celui de Brahms, à la différence qu’il constitue chez Saint-Saëns une conséquence naturelle de sa formation (il fut longtemps organiste), alors qu’il ne s’agit pour Brahms que de dissimuler son inaptitude créatrice. Je veux parler ici du masque händelien. Mais Saint-Saëns se comporte de manière si innocente dans son déguisement, tandis que Brahms, qui est au fond tout aussi anodin, s’y complaît avec tant de prétention52 !
52L’image d’un Brahms artificiellement figé dans une pose « classique » est devenue un lieu commun en France53, puis en Allemagne et dans le monde anglo-saxon. C’est finalement Schoenberg qui, à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur (1933), devait inviter à redéfinir la position historique de Brahms dans un texte radiophonique au titre programmatique : « Brahms le progressiste54 ». Le néo-classicisme avait assurément pris un autre visage dans les avant-gardes des années 1920. Et c’est non plus Brahms mais Stravinsky qui, sous la plume de Schoenberg, s’est vu paré des attributs désuets d’un autre âge. Le portrait qu’il dressa, dans une de ses Trois satires pour chœur mixte opus 28 (1925), du « petit Modernsky », affublé d’une perruque « tout à fait comme papa Bach », n’était pas sans ressemblance avec l’image que Wolf avait donnée de Brahms en compositeur de menuets.
« La vérité jusqu’à la cruauté » ou l’art de la représentation caractéristique
53Au-delà de tout ce qui les séparait dans leur appréciation de Brahms, la comparaison entre Wolf et Schoenberg peut se poursuivre au niveau de l’idéal esthétique qu’ils opposaient à ce qu’ils ressentaient comme des masques ou des déguisements : la vérité de l’expression. C’était la clef de voûte de l’expressionnisme, c’était aussi le « premier principe » de Wolf, comme il l’expliquait à son ami Emil Kaufmann en 1890 :
En ce qui concerne Brahms, je suis toujours incapable de partager votre point de vue. Vous allez me traiter de têtu, mais je suis simplement un homme qui a des principes et des points de vue radicaux. Mon premier principe en art est de suivre la Vérité dans tout ce qu’elle a de sévère, d’âpre, d’impitoyable, la Vérité jusqu’à la cruauté. Kleist par exemple – et Wagner plus que tout autre – est mon homme. Sa merveilleuse Penthésilée est à la fois la tragédie la plus vraie et la plus cruelle qui soit sortie du cerveau d’un poète ! Et même Mörike, cet enfant chéri des Grâces ! À quels excès sa muse ne se laisse-t-elle pas emporter lorsqu’elle tourne son visage vers la face démoniaque de la Vérité ! Le « Erstes Liebeslied eines Mädchens » [Premier chant d’amour d’une jeune fille] en offre un exemple concluant. Et quelle intensité crispée, quelle complaisance sensuelle dans la douleur ne parle-t-elle pas dans ces vers inimitables :
Erinn’rung reicht mit Lächeln die verbittert
Bis zur Betäubung süssen Zauberschalen ;
So trink’ich gierig die entzückten Qualen.
(Besuch in Urach)
Le souvenir me tend en souriant l’amer calice enchanté
Au contenu d’une douceur à faire perdre les sens ;
J’y bois ardemment les exquises souffrances.
(Visite à Urach)
ça, c’est écrit avec du sang, et seul celui qui est prêt – dans la souffrance – à s’abandonner du plus profond de son être à une vraie sensation peut entonner un tel chant. Mais combien, oh combien éloigné de cela est celui que je ne veux pas ici nommer ! Cela en reste chez lui à la « mélancolie de l’impuissance ». « Le reste est – silence55 » !
54Les exemples que donne Wolf sont marqués par une forme d’excès assurément étrangère à l’univers brahmsien, qu’il s’agisse de la violence de Penthésilée ou de l’érotisme de « Erstes Liebeslied eines Mädchens56 ». La pièce de Kleist avait été, on l’a vu, à l’origine de son poème symphonique ; de même, le poème de Mörike lui avait inspiré en 1888 une musique « d’un caractère si saisissant [schlagende Charakteristik] et d’une telle intensité qu’elle lacérerait les nerfs d’une statue de marbre57 ». Quant aux « exquises souffrances » de la Visite à Urach, elles sont tirées d’un poème dont le propos est exposé à sa première strophe : « Die Wahrheit selber wird hier zum Gedichte » (La Vérité elle-même devient ici un poème). La célèbre phrase sur « la mélancolie de l’impuissance » de Brahms était toujours bonne à prendre comme caution. Dans ses chroniques, Wolf ne l’avait que prudemment paraphrasée sans en mentionner l’auteur. On aurait pu s’apercevoir qu’elle était tirée d’un pamphlet dirigé contre Wagner : Le Cas Wagner de Nietzsche.
55En opposant à la douce mélancolie brahmsiennne une imagination qui ne recule devant aucune des réalités de la vie psychique, y compris les moins avouables ou les plus terrifiantes, en mettant plus haut le Vrai que le Beau, Wolf revendiquait certains des principes fondamentaux par lesquels s’est défini le réalisme musical au XIXe siècle58. Bien des aspects de son œuvre lyrique relèvent de cette sensibilité. Non pas nécessairement dans le registre de l’excès. Les œuvres que Wolf donne en exemple dans la lettre à Kaufmann ne sont guère représentatives du ton qui prédomine dans ses lieder. Mais elles rendent bien compte d’une volonté de caractériser le contenu émotionnel d’un texte, de rechercher, au-delà des illustrations imitatives (dont Wolf critiquait les abus chez ses contemporains59), la vérité psychologique. « Die Charakteristik » dont parle Wolf à propos de son « Erstes Liebeslied eines Mädchens » est un des termes centraux de sa pensée. Il apparaît très souvent dans ses critiques, que ce soit sous cette forme substantivée (difficilement traduisible en français) ou sous forme adjectivée (« charakteristisch ») pour rendre compte des œuvres, voire de leur interprétation. Rien d’étonnant à cela si l’on songe à l’importance qu’il avait revêtue dans les débats autour de la « musique de l’avenir » en Allemagne, en particulier dans les textes de Liszt et de Franz Brendel.
56C’est dans ses pages humoristiques que Wolf portait à un comble d’originalité son art de la « peinture psychologique de caractère » (charakteristiches Seelengemälde60). La palette du compositeur comportait tous les dégradés de l’humour, du ton badin au ton grotesque, qui correspondaient à autant de subtilités dans la déclamation vocale et le langage harmonique. À l’opposé, Brahms cherchait le plus souvent à rejoindre la simplicité du chant populaire. Il en adoptait volontiers les formes strophiques (non sans y introduire de subtiles variations) et les tournures mélodiques, parfois aux dépens des règles de la prosodie. Ces entorses à la déclamation naturelle étaient inacceptables pour Wolf. L’ironie avec laquelle il décrit le « noble ton populaire » sur lequel « cela ioule jusqu’à la fin » dans un lied de Brahms sur un poème de Keller intitulé « Salome » est significative61. Elle est due en l’occurrence aux erreurs de déclamation commises par celui que Wolf nommait, dans la même lettre, le « maître de la cornemuse et de l’accordéon ». Si l’on compare ce que Wolf a fait du même poème de Keller, on comprend bien dans quel sens il mérite d’être considéré comme un « réaliste » du lied62.
57La condamnation du noble ton populaire rappelle celle du masque händelien ou de la toge classique. À l’instar des modèles symphoniques traditionnels, les formes et tournures mélodiques stéréotypées du chant populaire étaient pour Wolf des masques inaptes à révéler la vérité d’un poème. Dans sa toute dernière critique, il allait jusqu’à traiter « d’hypocrite » le compositeur autrichien Zois-Edelstein pour avoir commis « une de ces petites choses parfumées qui lancent des œillades de coquette à la simplicité naïve de la musique populaire, et sous le masque de Brahms qui plus est ! » (17 avril 1887). Selon les critères de Wolf, Brahms commettait l’erreur qui avait valu à Rossini d’être considéré par Wagner comme un compositeur de « mélodie absolue ». Au-delà de tout ce qui les séparaient, Rossini et Brahms tendaient à conférer à la ligne vocale une autonomie qui l’éloignait de son support poétique. Que ce soit sous le signe du bel canto ou celui du Volkslied, les exigences du dessin mélodique passaient avant celles de la déclamation et de la caractérisation. Central dans les débats autour de la musique instrumentale, le concept de musique absolue conservait ainsi sa pertinence dans l’évaluation des musiques vocales.
58L’ensemble des critiques que Wolf adressait à Brahms, aussi bien que l’exigence de vérité sur laquelle il les fondait, invite à un rapprochement avec l’esthétique qu’ont proclamée les artistes de la Sécession viennoise à sa fondation, en 1897. Le but de l’architecte Otto Wagner était d’« arracher le masque de l’historicisme » pour « montrer la vraie figure de l’homme moderne63 ». L’historicisme, en l’occurrence, s’étalait sur les façades de la Ringstrasse, où les styles du passé le plus lointain, de la Grèce antique au style baroque, connaissaient une renaissance destinée à célébrer la gloire du libéralisme. Pour le premier numéro de la revue de la Sécession, Ver sacrum, Gustav Klimt avait exécuté un dessin idéologique, une Nuda Veritas qui tendait un miroir au spectateur. Au-dessus, on pouvait lire cette devise que Wolf n’aurait certainement pas désapprouvée : La vérité est du feu, et dire la vérité signifie éclairer et brûler (Wahrheit ist Feuer und Wahrheit reden heisst leuchten und brennen).
59Pour Wolf, les grands édifices symphoniques de Brahms étaient également des façades sans relation avec la culture moderne, et ses Volkslieder inaptes à traduire la « vérité jusqu’à la cruauté ». Les chefs-d’œuvre de Brahms ne sauraient assurément se comparer à ce que l’on appelle « l’architecture de style » de la Ringstrasse, à l’exception cependant de son Triumphlied. De même que l’on adoptait un style néo-gothique pour construire les églises et la mairie de la Ringstrassse, Brahms avait délibérément choisi le ton solennel des grands oratorios de Händel pour rendre compte du caractère à la fois politique et religieux de la circonstance.
Paraphrase poétique
60Le fossé qui sépare les deux plus grands créateurs du lied de la seconde moitié du XIXe siècle peut sembler infranchissable. Or il ne l’est pas. Quelques lieder de Wolf révèlent que ses enthousiasmes d’adolescent pour Brahms ne s’étaient pas complètement éteints. Ses critiques musicales en portent de rares témoignages. Son admiration s’adressait assurément à des pages vocales ou de musique de chambre. Elles se situaient donc dans des genres étrangers aux débats de la musique à programme. En présence de ces œuvres, Wolf était capable d’abandonner son ironie pour essayer de rendre compte des impressions qu’il avait ressenties. Il n’y avait pas de place à l’indifférence. Si les œuvres qu’il considérait comme « indigestes » le rendaient physiquement malade, en revanche, les pages inspirées éveillaient son imagination. Les comptes rendus qui en résultaient prenaient souvent la forme de paraphrases poétiques qui nous semblent désuètes aujourd’hui. C’est déjà ce que pensait Hanslick qui, sans renoncer complètement aux métaphores et aux analogies, ne tentait jamais de paraphraser la partition.
61La querelle entre musique absolue et musique à programme portait autant sur la production de la musique que sur sa perception64. La forme du discours chargé de rendre compte de l’expérience artistique changeait selon les types d’écoute. La paraphrase poétique dont se méfiait Hanslick n’était cependant pas un épiphénomène de la musique à programme. Elle correspondait à un idéal, formulé autour de 1800 par Friedrich Schlegel et adopté par les compositeurs de la première génération romantique, selon lequel « le discours critique sur la poésie ne peut être que poétique65 ». Considérant à son tour « comme la plus haute critique celle qui parvient à susciter chez le lecteur une impression analogue à l’œuvre qui l’a inspirée66 », Schumann était convaincu qu’un écrivain tel que « Jean Paul pourrait contribuer à la compréhension d’une symphonie ou d’une fantaisie de Beethoven au travers d’un équivalent poétique (où il ne s’agirait même pas de cette fantaisie ou de cette symphonie) plus que ne sauraient le faire des douzaines de juges d’art, qui apposent leur échelle sur les flancs du colosse et le mesurent bravement en coudées67 ». Berlioz et Liszt ne pensaient pas autrement. Ils avaient simplement d’autres références littéraires68.
62L’enthousiasme pour la paraphrase poétique n’avait d’égale que la méfiance des mêmes compositeurs envers l’analyse « scientifique ». Schumann la comparait (à l’occasion de sa propre analyse formelle de la Symphonie fantastique) à une autopsie, Liszt à une observation au microscope « où l’on applique à l’art les lois de l’anatomie comparée », voire à une dissection « au bistouri (ou parfois même au couteau de cuisine)69 ». C’était, selon le mot de Debussy, « un crime de lèse-mystère70 ».
63On trouve tout de même des analyses éclairantes chez Liszt, Berlioz et Schumann. Wolf, en revanche, ne s’aventurait jamais sur ce terrain. Il est vrai que la plupart des lecteurs du Wiener Salonblatt auraient été incapables de l’y suivre. Mais son renoncement au jargon technique de l’analyse tenait à d’autres considérations. En « décomposant » les œuvres, l’analyse s’éloignait de ce qui comptait le plus à ses yeux : la « vision » première dans son unité. Pour Wolf, le compositeur de génie est un « visionnaire ». Il est saisi, dans un instant d’inspiration, par une image forte qui déterminera le caractère de sa composition. Le comble de l’art consiste alors à transmettre non pas la vision elle-même, mais « l’effet que sa vision a produit sur sa sensibilité musicale » (15 novembre 1885). La paraphrase poétique du critique peut à son tour tenter de restituer les images associatives que suscite l’œuvre achevée. Dans le meilleur des cas, la sensibilité de l’auditeur rejoindra l’imagination du créateur.
64Le problème se posait différemment dans la musique vocale où les images étaient offertes par le poète. Mais la question de la réaction à ces images restait entière. L’inspiration ne se commandait pas, elle pouvait se faire attendre, Wolf en avait fait l’expérience douloureuse. Mais lorsqu’elle venait, elle pouvait être foudroyante et faire surgir d’un coup la vision de l’œuvre à accomplir. En ce qui concerne la musique à programme, la grande affaire pour le compositeur était de trouver « le bon thème, vrai et caractéristique ». Même Berlioz n’y parvenait pas toujours selon Wolf, soit que la vision n’ait pas été assez éloquente (Ouverture du Corsaire), soit que l’Idée poétique ait été impropre à un traitement musical (Ouverture du Roi Lear). L’exigence de vérité dans la caractérisation se retrouve ainsi au cœur d’un jugement critique qui se formule sur la base d’une confrontation entre programme poétique et composition musicale.
65C’est cette même exigence de vérité, reportée sur la fidélité au texte musical et à la psychologie des rôles d’opéra, qui guidait Wolf dans son appréciation des interprètes.
« Les belles voix sont de froides beautés » : l’art du chanteur
66À lire les chroniques de Wolf, on pourrait croire qu’il ne témoignait qu’un intérêt limité au genre du lied. Les récitals de chant n’étaient pourtant pas si rares à Vienne. Wolf en commentait au contraire l’essor « épidémique » avec une ironie méprisante peu avant de quitter le journal, en avril 1887. On comprend mieux cette attitude lorsque l’on considère les programmes, composés le plus souvent d’un pot-pourri de lieder d’une qualité très inégale, d’airs d’opéras en réduction de piano et de pièces instrumentales. Quant aux cycles de Schubert et de Schumann, on n’en entendait le plus souvent que de brefs extraits, placés dans le meilleur des cas entre de grandes pages de musique instrumentale, au pire dans un océan de bluettes éphémères. Wolf n’avait pas tort de rappeler que l’on ne pouvait réduire les six cents lieder de Schubert et les trois cents de Schumann à une douzaine de pages célèbres (3 avril 1887).
67Son commentaire ironique sur les faveurs croissantes du Liederabend tenait également à un autre aspect de la composition des programmes : la place importante qu’y occupait Brahms. L’épidémie de récitals de chant était aussi une épidémie de lieder de Brahms. Certains artistes allaient même jusqu’à leur consacrer la moitié, voir la totalité de leur programme. Dans la mesure du possible, Wolf essayait tout simplement d’éviter ces concerts. Il avait mieux à faire ces soirs-là. Plutôt aller entendre Mignon d’Ambroise Thomas à l’Opéra que d’assister à la création de plusieurs lieder de Brahms par Gustav Walter (le 27 février 1885).
68Le ténor Gustav Walter (1834-1910) n’était pourtant pas n’importe qui. Il était à l’origine de l’engouement des Viennois pour le genre du Liederabend. La première soirée entièrement consacrée à Schubert qu’il avait donnée en 1876 (il était alors dans la troupe de l’Opéra) avait rencontré un succès considérable auprès du public. Il avait depuis lors donné chaque année un récital de lieder, voire plusieurs, et ses programmes ne faisaient aucune concession à la mode du pot-pourri. Les salles combles et l’enthousiasme du public incitèrent son agent de concert, Albert Gutmann, à organiser des récitals de lieder pour d’autres chanteurs et cantatrices qui n’étaient pas nécessairement liés à l’Opéra de Vienne. C’est ainsi que l’on put entendre Hermine Spiess, ou encore Amalie Joachim.
69Gustav Walter avait réalisé à Vienne ce pour quoi le baryton Julius Stockhausen (1826-1906) avait œuvré auparavant en Allemagne : faire passer le genre du lied de la sphère privée de la Hausmusik à l’espace public, et conférer aux programmes une véritable cohérence. Dès les années 1850, Stockhausen s’était attaché à faire entendre dans leur intégralité les grands cycles de Schubert, Schumann et Brahms71. C’est à ce chanteur que l’on devait la première exécution intégrale de Die schöne Müllerin à Vienne. Walter et Stockhausen avaient ainsi préparé le terrain sur lequel Wolf allait finalement s’imposer durant les années 1890. Ils étaient cependant affligés du même « défaut » qui suffisait à les disqualifier aux yeux de Wolf : ils étaient étroitement associés à Brahms dont ils avaient créé nombre de lieder72. Même si Wolf avait reconnu la beauté de certains des lieder de Brahms (« Von ewiger Liebe »), un chanteur qui leur consacrait une place trop importante dans ses programmes ne pouvait être que médiocre. La critique du Wiener Salonblatt était alors laconique et méprisante.
70On imagine le dépit de Wolf, obligé d’écouter tour à tour du Brahms et des lieder de compositeurs tels que Bungert, Förster ou Hager alors qu’il venait de composer des pages qui dépassaient ces derniers de plusieurs coudées. Il est frappant de constater que c’est précisément dans la période où il était confronté à tant de lieder de second rang que Wolf se remit à composer pour la voix. Jusqu’au 1er octobre 1886, ses œuvres instrumentales semblent avoir mobilisé toutes ses énergies, ne laissant de place que pour deux lieder sur des poèmes de Mörike73. En revanche, entre le 14 décembre 1886 et le 20 avril de l’année suivante, Wolf compose neuf lieder. On y trouve déjà, à côté de Scheffel, deux de ses poètes de prédilection, Eichendorff et Goethe74. Des réussites comme les deux « Soldats » aux traits humoristiques ou comme l’émouvant « Wanderers Nachtlied » laissent plus que présager les grands recueils de l’année suivante.
71Avec ces manuscrits dans ses tiroirs, comment Wolf aurait-il pu avoir la patience de commenter l’interprétation de lieder qui l’exaspéraient ? Les admirables lieder de Mozart, Schubert ou Löwe lui donnaient de trop rares occasions de révéler ses compétences en la matière. Ce n’est cependant pas à la suite d’un récital de lieder mais de l’exécution de la Missa solemnis de Beethoven que Wolf a formulé (dans ce qui représentait sa cinquième chronique) son idéal de l’art du chant, ce qui élevait le chanteur « au rang le plus haut » : « le charme mélodieux [Schmelz] de la voix, l’intensité [Innigkeit] de l’expression, le sens du rythme hors du commun et la pureté du phrasé75 ». Parmi ces indispensables qualités, qu’il voyait en l’occurrence réunies chez Rosa Papier-Paumgartner, et auxquelles on ajoutera l’intelligence du texte (maintes fois commentée en d’autres circonstances), l’intensité de l’expression, c’est-à-dire l’engagement sincère de l’artiste, comptait encore plus que la beauté vocale. Qu’un chanteur se contente de faire valoir son organe, il était certain d’essuyer les foudres du critique. Ce fut le cas du ténor Hans von Rokitansky au cours du même concert :
Que m’importe sa belle voix ? Les belles voix sont de froides beautés, du marbre éblouissant Que ce marbre se métamorphose en être de chair et de sang, qu’il trahisse la présence d’un cœur et d’une âme, et l’on se passera bien volontiers d’un tiers de sa froide beauté76.
72On pense, ici encore, au credo réaliste de Wolf. Les œuvres dignes d’intérêt devaient être « écrites avec du sang ». Leurs interprètes devaient à leur tour s’engager corps et âme dans leur restitution. Selon de nombreux témoignages, Wolf lui-même était capable d’émouvoir ses auditeurs lorsqu’il chantait d’une voix non travaillée mais expressive ses propres lieder. Ce qu’il disait de Carola Köppler dans le rôle d’Eisa de Lohengrin rendait probablement compte de l’impression qu’il faisait lui-même dans ces moments : « Le timbre de sa voix n’est pas agréable ; rauque dans le piano, stridente dans le forte ; ses mouvements manquent d’assurance, parfois trop discrets, mais non dénués de beautés. Elle me plaît, car son chant est expressif, et ses mouvements vrais77 ». Wolf n’était évidemment pas insensible à la qualité des timbres vocaux. Bien au contraire. Il ressentait très fortement le caractère propre à chacun d’eux. Car « la voix du chanteur est semblable aux instruments de l’orchestre, aux couleurs de la palette » (23 novembre 1884). L’adéquation entre la « couleur » de la voix et le caractère du rôle d’opéra qu’elle chantait était essentielle aux yeux du critique.
73Si un idéal abstrait de beauté comptait moins que la sincérité de l’expression et le caractère vocal, l’exigence de Wolf en matière de « pureté du phrasé » était la même pour tous. Il fallait que l’interprète réunisse en lui « le chanteur et le déclamateur », veillant toujours au « naturel de la diction », c’est-à-dire à l’équilibre entre le rythme des consonnes et la ligne des voyelles. « Accentuer fortement les dernières notes d’une phrase musicale » (8 juin 1884) était un pêché aussi grave que « de couper net un son après l’avoir fortement enflé. Cette interprétation peut dans certaines circonstances être d’une efficacité incomparable, dans un récitatif ou des morceaux de musique au caractère violent par exemple, mais pas dans la cantilène, pas dans le chant soutenu. Chaque son doit être arrondi, c’est-à-dire que le diminuendo doit obligatoirement suivre le crescendo » (24 mai 1885). Wolf était très attentif à la question des nuances. Aussi beau soit-il, un chant uniformément forte le plongeait dans l’ennui le plus profond (13 décembre 1884).
74Il allait par ailleurs de soi que le chanteur d’opéra devait être aussi un bon acteur. L’exigence n’était pas nouvelle. Toute la question était de savoir ce qui était propre à la satisfaire. Entre les mouvements hautement artificiels de l’opera seria du XVIIe siècle et le « naturel » qu’exigeait Wolf en matière de jeu scénique, il y avait des mondes de différence. La troupe de l’Opéra de Vienne était rompue aux exigences scéniques de Wagner. Cette troupe avait été formée par Hans Richter et Wilhelm Jahn (1835-1900), qui tint à la direction de l’Opéra de 1881 à 1897, soit durant dix-sept ans, un record de longévité. Beaucoup des chanteurs qui la composaient avaient travaillé avec Wagner à Bayreuth. Les productions qui s’y donnaient passaient pour l’exemple d’une cohérence de chaque instant entre la scène et l’orchestre. Celle-ci n’échappait pas toujours à un parallélisme schématique, et se dégradera en un maniérisme après la mort du maître. Les mises en scène de Bayreuth, que Wolf avait eu deux fois l’occasion d’admirer, n’en demeuraient pas moins une référence en la matière pour le critique du Wiener Salonblatt. Le terme de « mise en scène » doit être en l’occurrence relativisé dans une perspective historique. Il n’était pas encore question d’un art de la mise en scène qui propose une interprétation originale des œuvres du répertoire78. Wolf n’évaluait d’ailleurs jamais la conception d’ensemble du metteur en scène, mais se contentait d’en commenter certains détails. Le metteur en scène n’était que rarement mentionné sur les programmes de l’Opéra et il n’était guère présent dans la conscience du public. Cela ne changera véritablement qu’au tournant du siècle, avec Max Reinhardt en particulier.
75À l’époque où Wolf se rendait à l’Opéra, c’est donc en relation avec les exigences du rôle que la performance d’acteur de chaque chanteur était appréciée. L’instance sur laquelle se fondait le jugement était la partition. Les critiques de Wolf révèlent à quel point il les a étudiées. On sait qu’il était notamment capable de jouer au piano des actes entiers de Wagner, chantant à lui seul tous les rôles. Fort de cette expérience, il s’était formé une image précise de la psychologie des personnages qu’il détaillait en analyses élaborées au long de ses chroniques. Sa connaissance approfondie des œuvres lui permettait également de contrôler la fidélité au texte. La critique qu’il adressait à tout laisser-aller ou à la pratique des « coupures » qui mutilaient les partitions n’est pas sans rappeler la lutte que mènera Mahler contre la Schlamperei à la tête de l’Opéra entre 1897 et 1907. Mahler introduira par ailleurs plusieurs des innovations que Wolf avait souhaitées : la salle sera assombrie durant la durée du spectacle et son accès interdit aux retardataires. Mais Wolf ne sera plus en mesure d’apprécier ces améliorations. Sa réclusion dans une clinique psychiatrique coïncidera avec la gloire de Mahler. Il n’aura eu le temps que d’essuyer un refus du nouveau directeur à qui il proposait de faire représenter Der Corregidor. Les faiblesses dramaturgiques de l’opéra étaient évidentes. Wolf, si lucide en la matière au temps de son activité critique79, ne les voyait pourtant plus.
76L’ère Mahler a été si éblouissante qu’elle a relégué dans l’ombre le travail accompli par les directions précédentes. Les deux intendances que Wolf a connues n’étaient pourtant pas sans intérêt. Le prédécesseur de Jahn, Franz Ritter von Jauner (1832-1900), qui avait pris les commandes de l’Opéra en 1875, avait invité certains des compositeurs les plus significatifs du moment, toutes orientations stylistiques confondues, à diriger personnellement leurs œuvres. Verdi dirigea son Requiem ainsi que Aida en juin 1875, Wagner Lohengrin en mars 1876, et Brahms le Deutsches Requiem en novembre 187980. Aïda était toujours au répertoire dans les années 1880. Le futur auteur du Italienisches Liederbuch n’a pas trouvé un mot à dire sur le chef d’œuvre de Verdi, pas plus que sur La Traviata ou Le Trouvère. Il s’est contenté de rendre compte du mérite des chanteurs. Liszt l’avait rendu sourd aux beautés de Brahms, Wagner à celles de Verdi.
77De manière générale, Wolf distinguait la musique composée pour le public de celle qui l’était pour les chanteurs. Les maîtres de la tradition allemande de Gluck à Wagner, en passant par Mozart, Weber, Marschner et Lortzing appartenaient à la première catégorie, l’opéra italien le plus souvent à la seconde. Wolf reprochait à ses représentants ce que Hanslick reprochait à Liszt et Berlioz : de viser à l’effet. « Les notes aiguës sont décisives. L’action n’a donc eo ipso aucune importance pour le chanteur italien » (30 mars 1884). Le jeu d’acteur des Italiens, leur « manière caricaturale » était donc à l’opposé de l’idéal réaliste de Wolf. Selon l’humeur du critique et selon l’œuvre représentée, il en était amusé ou indigné. Il a réservé une de ses critiques les plus destructrices au Mefistofele de Boito, dans lequel il voyait le génie poétique allemand foulé au pied par la vulgarité italienne. Ce n’était pourtant pas là que le résultat d’un chauvinisme aveugle puisqu’il appréciait par ailleurs Auber et Bizet, et avait admiré Meyerbeer avant de se rallier à ses opposants wagnériens.
Des conséquences désastreuses
78L’engagement de Wolf au Wiener Salonblatt lui avait ouvert les portes des salles de concert. Ses textes les lui ont refermées. Lorsqu’il y frappa en qualité de compositeur, on lui fit payer ses critiques. La réaction était prévisible. Wolf aurait pu jouer la carte de l’opportunisme, préparer par des éloges hypocrites l’exécution de ses œuvres. Contre son propre intérêt, il exprima toujours ce qui lui apparaissait comme la vérité. Cette probité intellectuelle force d’autant plus l’admiration que le prix en était très élevé. Les deux grandes œuvres instrumentales auxquelles Wolf travaillait furent refusées de manière particulièrement humiliante. Son Quatuor en ré mineur, tout d’abord, refusé « à l’unanimité » par le Quatuor Rosé. Espérant voir créer son œuvre dans les meilleures conditions, Wolf avait approché à deux reprises le Quatuor Rosé. Fondé en 1882 par le jeune Arnold Rosé (1863-1946) qui venait d’être nommé Konzertmeister à la Philharmonie, cet ensemble s’était rapidement imposé à Vienne comme l’égal du célèbre Quatuor Hellmesberger. Wolf en avait reçu la réponse suivante :
Cher Monsieur Wolf ! Nous avons joué attentivement votre quatuor en ré mineur d’un bout à l’autre et décidé à l’unanimité de déposer cette œuvre chez le portier de l’Opéra. Auriez-vous l’obligeance de le récupérer aussi rapidement que possible ? Il pourrait facilement se perdre. Avec nos salutations les plus cordiales. Le Quatuor : Rosé, Loh, Bachrich, Hummer81.
79Ces lignes avaient été rédigées par Sigismund Bachrich, altiste du quatuor et compositeur d’opéras à ses heures. Il n’avait pas oublié combien Wolf avait ironiquement maltraité ses œuvres dans ses chroniques. La solidarité entre les membres de l’ensemble était d’autant plus grande qu’ils étaient tous également actifs à l’Orchestre Philharmonique. On a vu ce que le « loup sauvage » pensait de ses programmes.
80Wolf eut la maladresse d’étaler son humiliation sur la place publique. Les lecteurs du Wiener Salonblatt découvrirent du même coup, ce jour d’octobre 1885, ses ambitions de compositeur et son infortune82. Le pire était encore à venir.
81Une année plus tard, Wolf était parvenu à faire mettre son poème symphonique Penthésilée à l’ordre du jour de l’une des répétitions de la Philharmonie consacrées aux nouvelles œuvres, le 15 octobre 1886. Tapi dans l’ombre de la salle, le compositeur fut le témoin de la débâcle. Et il en fut cette fois bien trop affecté pour en faire un récit amusé à ses lecteurs. C’est « chargé comme une bombe de dynamite » qu’il écrivait trois jours plus tard à son beau-frère, Josef Strasser : « Vendredi dernier, ma Penthésilée a été jouée à la Novitätenprobe. Ma Penthésilée ? Non, c’était la Penthésilée d’un fou, d’un imbécile, d’un plaisantin et de qui vous voudrez, mais pas la mienne. Je ne peux pas vous décrire comment cette pièce a été jouée. On se croyait chez les fous. Là-dessus, éclats de rire dans l’orchestre ». Puis le coup de grâce, donné par Hans Richter : « Messieurs, je ne vous aurais jamais laissé jouer l’œuvre jusqu’au bout si je n’avais voulu me faire une idée de l’homme qui ose écrire comme il le fait sur Maître Brahms83 ». Dans ses mémoires, Richter donnera de la séance une version moins cruelle. Quoi qu’il en soit, à dater de ce jour, Wolf parlera de ce chef sur un autre ton.
82Comment réagissait Brahms lui-même aux attaques de Wolf ? Avec le détachement dont il était coutumier. Il était, semble-t-il, un des lecteurs les plus assidus des chroniques du « Davidsbündler bouffon » et faisait à ses amis la lecture des passages qui le concernaient84. Brahms ne prenait pas Wolf au sérieux, jusqu’au jour de 1894 où il assista dans la grande salle du Musikverein à l’exécution de deux de ses pièces pour chœur et orchestre, le Elfenlied et le Feuerreiter. Il fit alors partie de ceux qui applau-dirent le plus chaleureusement. Tout le monde n’eut pas son élégance. Des critiques menacèrent les chanteurs qui se mirent à intégrer des lieder de Wolf à leurs programmes de boycotter systématiquement leurs concerts85. C’était mettre en pratique les chantages par lesquels Wolf expliquait le succès de Brahms.
83Ces luttes partisanes nous semblent dépassées aujourd’hui. Elles commençaient à l’être du vivant des protagonistes. Hanslick avait dû reconnaître le talent de son adversaire à l’occasion du concert de 1894 au Musikverein. À la fin de sa vie, il se demandera même si l’avenir n’appartenait pas aux compositeurs qu’il avait combattus. Wolf parcourra de son côté une partie du chemin en sens inverse. Il relativisera l’importance du programme, refusant de donner la moindre explication au sujet du prélude orchestral de son opéra : « Si les gens ne sont pas saisis par la musique elle-même, aucun programme ne les aidera. Je déteste tout programme et m’en remets totalement à l’effet de la musique. Que chacun s’imagine ce qu’il veut en l’écoutant86 ». C’est l’attitude qu’adopteront peu après Mahler puis Schoenberg. Au cours du XXe siècle, l’esthétique de la musique à programme tombera progressivement en discrédit, apparaissant comme un « mauvais reste » du XIXe siècle. À l’opposé de Wolf qui imaginait un programme pour une ouverture de Brahms, on en arrivera à écouter les poèmes symphoniques comme de la musique absolue. Devenue elle-même un fait historique, la philosophie de l’histoire dont se réclamait Wolf fut à son tour soumise au verdict de la postérité.
Notes de bas de page
1 En 1896, selon Heinrich Werner. Voir : Hugo Wolfs musikalische Kritiken, édité par Richard Batka et Heinrich Werner, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1911, p. IV de la préface.
2 Voir : Nicolas Slonimsky, Lexicon of Musical Invective. Critical Assaults on Composers since Beethoven’s Time, New York, Coleman-Ross, 1953.
3 Eduard Hanslick l’avait notamment adoptée pour ses propres critiques à la fin du XIXe siècle.
4 L’initiative venait très probablement d’Adalbert von Goldschmidt, qui soutenait Wolf depuis son renvoi du Conservatoire. Elle a été réalisée grâce au joaillier Heinrich Köchert, qui publiait régulièrement des annonces publicitaires dans le Wiener Salonblatt. Köchert aurait même discrètement financé l’activité de Wolf en versant l’équivalent de son salaire au journal. Voir à ce propos le commentaire de Leopold Spitzer pour la récente édition publiée par la Internationale Hugo-Wolf-Gesellschaft in Wien : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, Wien, Musikwissenschaftlicher Verlag, 2002, vol. 2, p. 13-14.
5 Les honoraires mensuels de 60 Gulden ne suffisaient pas à assurer son existence.
6 Stéphane Goldet en a dressé un portrait nuancé dans le chapitre introductif de sa monographie. Voir : Stéphane Goldet, Hugo Wolf, Paris, Fayard, 2003, p. 11-36.
7 Karl Kraus, « Der Fall Kalbeck », Die Fackel, 158 (30 mars 1904).
8 Ernest Newman, Hugo Wolf, traduit de l’anglais par Hermann von Hase, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1910, p. 26.
9 À l’instar de Schumann, Wolf a contracté la syphilis dans sa jeunesse et a été interné quelques années avant sa mort dans un asile d’aliénés en raison des suites neurologiques de cette maladie.
10 Voir : Gustav Schur, Erinnerung an Hugo Wolf, édité par Heinrich Werner, Regensburg, Gustav Bosse, 1922, p. 36. Sur les lectures de Wolf, voir par ailleurs : Stéphane Goldet, Hugo Wolf op. cit., p. 15-16.
11 La pointe polémique de Wolf se fonde sur le constat que les cymbales, fréquemment utilisées par Liszt, sont absentes des symphonies de Brahms. Au début de sa critique, Wolf fait remarquer, à l’intention des défenseurs du bon goût « classique », que Beethoven avait introduit les cymbales dans sa Neuvième Symphonie.
12 Franz Liszt, « Berlioz und seine Harold-Symphonie », dans : Gesammelte Schriften, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1882 [Reprint Georg Olms, 1978], vol. 4, p. 3.
13 Opéra et drame date de 1851. En 1857, Wagner rédige Sur les Poèmes Symphoniques de Franz Liszt. Lettre à Μ. Β.
14 Voir : Franz Brendel, Franz Liszt als Symphoniker, Leipzig, Merseburger, 1859, p. 34.
15 Lettre du 23 novembre 1875, dans : Hugo Wolf, Familienbriefe, édité par Edmund von Hellmer. Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1912, p. 9-10.
16 Lettre non datée de Wolf à ses parents, ibid., p. 12.
17 Curieusement, Wolf abandonnera le régime végétarien à la mort de Wagner.
18 Wolf appréciait en particulier les Magelone-Lieder opus 33, ainsi que les Volkslieder qu’il accompagnait volontiers au piano lors de séances de Hausmusik.
19 Max Kalbeck, Johannes Brahms, Berlin, Deutsche Brahms-Gesellschaft, 1912, III, p. 411.
20 Lettre du 7 avril 1879 dans : Familienbriefe, op. cit., p. 42.
21 Lettre du 7 avril 1883, ibid., p. 59-60.
22 Voir : Herta et Kurt Blaukopf, Die Wiener Philharmoniker, Vienne, Löcker Verlag, 1992, p. 219.
23 Les relations personnelles de Richter avec Wagner remontaient à 1866. Le compositeur l’avait chargé de rédiger à Triebchen la copie au net de la partition des Maîtres chanteurs, puis plus tard celle de la Tétralogie. Par ailleurs, la mère de Richter avait incarné la Vénus de Tannhäuser dans la première viennoise de l’œuvre en 1857.
24 Critique du 1er février 1885 (non reprise dans notre recueil) dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 1, p. 84.
25 Voir les Danses des Davidsbündler opus 6 (1837) et la « Marche des Davidsbündler contre les Philistins » sur laquelle s’achève le Carnaval opus 9 (1834-35).
26 Ludwig Pfau (1821-1894), Philister : « Philister sind charmante Leute, / Immer die gleichen, gestern wie heute ». Wolf a composé sur un poème de Pfau un chœur avec accompagnement de piano en 1876.
27 Voir aussi le compte rendu de Fidelio du 25 janvier 1885, où Wolf adopte la même attitude en observant le public au cours de l’ouverture.
28 Ε. T. A. Hoffmann, Kreisleriana, dans : Fantaisies dans la manière de Callot. Τexte français de Henri de Curzon, Paris, Phébus, 1979, p. 63.
29 Ibid., p. 70.
30 Franz Brendel exprimait la même idée sur la nécessité de se familiariser avec les poèmes symphoniques de Liszt. Voir : Franz Brendel, Franz Liszt als Symphoniker, op. cit., p. 8.
31 Robert Schumann, Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 19145 vol. 1, p. 153-154.
32 Critique du 29 novembre 1885 (non reprise dans notre recueil), dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 1, p. 125.
33 Max Graf, Composer and Critic. Two Hundred Years of Musical Criticism, London, Chapman & Hall, 1947, p. 246.
34 Lettre datée du 1er février, citée dans : Frank Walker, Hugo Wolf. A Biography, London, J. M. Dent, 1968, p. 138.
35 Eduard Hanslick, Du Beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale. Traduction de l’allemand par Charles Bannelier revue et complétée par Georges Pucher. Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 57-58.
36 Ces lignes sont tirées d’un long passage du compte rendu de la Quatrième Symphonie de Brahms (9 janvier 1887) censuré par la rédaction du Wiener Salonblatt (non repris ici), mais reproduit dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 2, p. 108-110.
37 Eduard Hanslick, Aus meinem Leben, Berlin, Allgemeiner Verein für Deutsche Literatur, 18943, vol. 2, p. 298.
38 Voir : Carl Dahlhaus, Die Musik des 19 Jahrhunderts [= Neues Handbuch der Musikwissenschaft], Laaber, Laaber Verlag, 1989, p. 207.
39 Robert Schumann, « Der Psychometer » (1835), dans : Gesammelte Schriften, op. cit., vol. 1, p. 103. Wolf semble s’être souvenu de cette page dans son compte rendu des Variations sur un thème de Haydn de Brahms (7 décembre 1885), où il établit une typologie ironique des admirateurs de Brahms au terme de laquelle il place ceux qui « portent aujourd’hui le bonnet phrygien, demain l’habit des Jésuites, après-demain le frac pour mieux se pavaner le jour suivant en sans-culottes ».
40 Franz Liszt, « Berlioz und seine Harold-Symphonie », op. cit., p. 38.
41 Ibid., p. 50.
42 Le directeur du Burgtheater, Franz Freiherr von Dingelstedt, avait invité Brahms durant l’hiver 1880-81 à composer une musique de scène pour des représentations du Faust de Goethe que devait donner sa troupe à l’Opéra. Voir : Max Kalbeck, Johannes Brahms, op. cit., vol. 3, p. 257. Des recherches récentes incitent à considérer l’Ouverture tragique comme un thrène sur la mort du peintre Anselm Feuerbach. Voir : Hans-Joachim Hinrichsen, « “Auch das Schöne muss sterben” oder die Vermittlung von biographischer und ästhetischer Subjektivität im Musikalisch-Schönen. Brahms, Hanslick und Schillers Nänie », dans : Johannes Brahms oder die Relativierung der « absoluten » Musik, édité par Hans-Werner Heister, Hambourg, Von Bockel, 1997, p. 148.
43 Sur cet aspect de l’œuvre de Brahms et sa réception, voir : Matthias Schmidt, Johannes Brahms. Ein Versuch über die musikalische Selbstreflexion, Wilhelmshaven, Florian Noetzel, 2000.
44 Publié dans les Bayreuther Blätter, « Über das Dichten und Komponieren » a été repris dans les œuvres complètes de Wagner. Voir : Gesammelte Schriften und Dichtungen, Berlin [etc.], Deutsches Verlagshaus Bong & Co, 1883, vol. 10, p. 148.
45 Voir : Hans von Bülow, « Gemütsverderbnis durch die Zehnte Sinfonie », dans : Über Brahms, Stuttgart, Reclam, 1997, p. 55-56.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 147.
48 Voir notamment les textes d’Alfred Einstein (1941) et de Mauricio Kagel (1983) dans : Über Brahms, op. cit., p. 260 et 282.
49 Wolf reprenait la thèse erronée de Max Kalbeck (publiée le 18 janvier 1886 dans Die Presse) selon laquelle Brahms se serait inspiré d’une frise de Thorwaldsen pour composer sa Quatrième Symphonie. Voir la critique du 24 janvier dans la première partie du présent ouvrage.
50 Voir : Markus Bandur, « Neoklassizismus », dans : Handwörterbuch der musikalischen Terminologie, édité par H. H. Eggebrecht, Wiesbaden, Franz Steiner, 1994, p. 4.
51 Vincent d’Indy, Cours de composition musicale, Paris, Durand, 1909, vol. 2, p. 427. Le traité de d’Indy, dont l’orientation est antipathique à tous égards, se fondait sur les cours qu’il avait donnés à la Schola Cantorum en 1899-1900.
52 Critique du 1er janvier 1887 (non reprise dans notre recueil), dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 1, p. 181.
53 Même un partisan du rapprochement franco-allemand comme Romain Rolland qualifiait la Troisième Symphonie de Brahms d’« excellente œuvre néo-classique (s’il est possible toutefois d’être néo-quoi-que-ce-soit et excellent) ». Voir : Romain Rolland, « Musique française et musique allemande » (1905), repris dans : Musiciens d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1908, p. 480.
54 Édité en anglais en 1947, ce texte se trouve dans : Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 305. Schoenberg n’en voulait pourtant pas à Wolf pour ses prises de position hostiles à Brahms. Les critiques musicales de compositeurs devaient être jugées selon d’autres critères. « Je crois qu’ils [les compositeurs] luttent en premier lieu pour leurs propres idées musicales. Les idées des autres compositeurs sont leurs ennemies. [...] C’est la raison pour laquelle je n’en veux pas à Schumann pour ce qu’il a dit de Wagner, ou à Wolf pour ce qu’il a dit de Brahms. Mais j’en veux à Hanslick d’avoir attaqué Wagner et Bruckner. Wagner, Wolf, Mahler et Strauss luttèrent sans merci pour leurs idées. Mais ils luttaient pour des principes, ou plus encore pour l’application de ces principes ». Lettre du 21 décembre 1948 à Olin Downes, critique musical au New York Times, citée dans : Hans Heinrich Stuckenschmidt, Schönberg, Munich, Piper, 1989 [1974], p. 451.
55 Lettre du 5 juin 1890, dans : Hugo Wolfs Briefe an Emil Kaufmann, édité par Edmund Hellmer, Berlin, Fischer, 1903, p. 13-14. Les deux citations sur lesquelles se termine ce passage sont tirées du Cas Wagner de Nietzsche et de Hamlet de Shakespeare.
56 Sur ce lied et la tradition dans laquelle il s’inscrit, voir : Susan Youens, Hugo Wolf and his Mörike Songs, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 100-139 (chapitre 4 : « Sung desire : from Biedermeier erotica to fin-de-siècle lied »).
57 Lettre du 20 mars 1888 à Edmund Lang, dans : Hugo Wolf in Perchtoldsdorf. Persönliche Erinnerungen nebst den Briefen des Meisters an seine Freunde Dr. Michael Haberlandt, Rudolf von Larisch und andere, mitgeteilt von Heinrich Werner, Regensburg, Gustav Bosse Verlag, 1925, p. 40. Dans l’euphorie de la création, ce lied lui semblait le plus réussi qu’il ait jamais composé : « “Erstes Liebeslied eines Mädchens” (Ed. Mörike) est de loin la meilleure chose que j’aie produite jusqu’à aujourd’hui ». Ibid. Dès le lendemain, Wolf jugera « Fußreise » encore meilleur, comme le révèle la lettre du 21 mars 1888 adressée à Edmund Lang.
58 Voir : Carl Dahlhaus, Musikalischer Realismus, München, Piper, 1982, p. 41-58.
59 Voir notamment les remarques à ce sujet dans son compte rendu de La Création de Haydn (15 novembre 1885), p. 90.
60 Le concept apparaît sous la plume de Wolf dans son compte rendu de l’Ouverture du Roi Lear de Berlioz (30 mars 1884). En ce qui concerne l’humour dans l’œuvre de Wolf, voir : Susan Youens, Hugo Wolf. The Vocal Music. Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1992, p. 70-138 (chapitre 2 : « Of Wolf, Freud and Humor in Music »).
61 Lettre à Melanie Köchert du 20 août 1890. Voir : Hugo Wolf, Briefe an Melanie Köchert, édité par Franz Grabsberger, Tutzing, Hans Schneider, 1964, p. 11-12.
62 Pour un historique de cet aspect des lieder de Wolf en comparaison avec Brahms, voir : Heather Platt, « Hugo Wolf and the Reception of Brahms’s Lieder », dans : Brahms Studies. Licon & London, University of Nebraska Press, 1998, p. 102 sqq. On comparera également « Therese » de Brahms sur un poème de Keller (tiré du même recueil que « Salome ») avec « Du Milchjunger Knabe » que Wolf a composé sur une version ultérieure du même poème, ou encore le « Geistliches Wiegenlied » de Brahms avec le lied sur le même poème que Wolf a placé dans son Spanisches Liederbuch. Signalons cependant que Wolf a parfois recouru à la forme strophique variée.
63 Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, traduit de l’américain par Y. Thoraval, Paris, Seuil, 1983 [1961], p. 203.
64 Voir : Carl Dahlhaus, Musikästhetik, Laaber, Laaber Verlag, 1986, p. 83-84.
65 Friedrich Schlegel, Charakteristiken und Kritiken (1796-1801), édité par H. Eichner, Paderborn [etc.], Thomas-Verlag, 1967, [= Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, vol. 2], p. 162.
66 Critique de 1835 consacrée à Ferdinand Hiller dans : Gesammelte Schriften, op. cit., vol. 1, p. 44.
67 Ibid.
68 Berlioz citait les poètes antiques, tout en reconnaissant que l’indicible musical surpassait toute poésie. « Oui, grands poètes adorés, vous êtes vaincus » conclut-il, après avoir évoqué Virgile, au terme de son étude sur la Symphonie « pastorale » de Beethoven. Voir : Hector Berlioz, « Étude critique des symphonies de Beethoven », dans : À travers chants, Paris, Calmann Lévy, 1880 [1862], p. 43. L’étude de Berlioz avait paru dans la Revue et gazette musicale de Paris entre avril 1837 et mars 1838.
69 Franz Liszt, Gesammelte Schriften, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1882 (Reprint Georg Olms, 1978), vol. 4, p. 119.
70 Claude Debussy, Critique de concert du 1er avril 1901 dans : Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 19872 [1971], p. 23.
71 Voir : Edward F. Krawitt, The Lied. Mirror of Late Romanticism, Νew Haven & London, Yale University Press, 1996, p. 18.
72 Walter et Brahms avaient notamment donné ensemble un récital consacré à Schubert et à Brahms à la salle Bösendorfer le 23 février 1883. Ce concert n’avait certainement pas échappé à l’attention de Wolf. Parmi les lieder créés ce soir-là, il y avait « Therese » sur un poème de Gottfried Keller que Wolf devait mettre en musique en 1890.
73 « Die Tochter der Heide » (11.6.1884) et « Der König bei der Krönung » (13.3.1886) sur des poèmes de Mörike. L’Intermezzo pour quatuor à cordes a été achevé le 1er octobre 1886, le Quatuor en ré mineur en octobre 1884 et Penthésilée en 1885.
74 Eichendorff : « Der Soldat II » (14.12.1886), « Der Soldat I » (7.3.1887), « Die Kleine » (8.3.1887), « Die Zigeunerin » (19.3.1887), « Waldmädchen » (20.4.1887). Goethe : « Wanderers Nachtlied » (30.1.1887) et « Beherzigung » (1.3.1887). Les lieder sur des poèmes de Scheffel sont « Biterolf » (26.12.1886) et « Wächterlied auf der Wartburg » (24.1 1887).
75 Critique du 9 mars 1884 (non reprise dans notre recueil), dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 1, p. 20.
76 Ibid.
77 Critique du 11 janvier 1885 (non reprise dans notre recueil), ibid., p. 78.
78 Sur l’histoire de la mise en scène d’opéra au XIXe siècle, voir : Arne Langer, Der Regisseur und die Aufzeichnungspraxis der Opernregie im 19. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main [etc.], Peter Lang, 1997.
79 Voir notamment ses remarques sur Euryanthe de Weber.
80 Bizet aurait dû diriger Carmen en octobre 1875, mais la mort prit les devants.
81 Cité dans : Hugo Wolfs Kritiken im Wiener Salonblatt, op. cit., vol. 2, p. 76.
82 Voir le texte n° 60 du 23 octobre 1885. Le quatuor de Wolf ne sera créé, par le Quatuor Prill, que le 3 février 1903, c’est à dire quelques jours avant la mort du compositeur.
83 Lettre du 18 octobre 1886, dans : Hugo Wolf, Familienbriefe, op. cit., p. 74-75.
84 Voir : Ernst Decsey, Hugo Wof. Das Leben und das Lied, Berlin, Schuster & Loeffler, 19217 [1903-06], p. 43.
85 Voir : Leopold Spitzer, Hugo Wolf, Wien, Holzhausen Verlag, 2003, p. 87.
86 Lettre du 22 février 1896, dans : Hugo Wolf, Briefe an Oscar Grohe, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1905, p. 219.
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Chroniques musicales (1884-1887)
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