Entretien avec Heinz Holliger
p. 92-101
Texte intégral
1Vous écrivez beaucoup pour la voix et, par là même, vous entretenez un rapport très profond avec la littérature. On retrouve dans vos œuvres Georg Trakl, Nelly Sachs, Paul Celan, Samuel Beckett, Friedrich Hölderlin, Robert Walser, qui constituent véritablement une famille spirituelle. Vous avez aussi travaillé dans votre jeunesse avec votre frère Erich Holliger, qui est metteur en scène et pour lequel vous avez écrit de nombreuses musiques de scène. Quelle est la nature de votre relation au théâtre ?
2Malgré mon intérêt pour Pinter et pour le théâtre américain en général, je n’ai que peu de contact avec le théâtre moderne. Même si j’ai écrit beaucoup de musiques de scène dans les années 57-59, je ne me suis jamais senti proche du théâtre musical dit « normal », c’est-à-dire institutionnalisé. C’est certainement le théâtre de Beckett qui me fascine le plus. Je n’ai naturellement pas choisi les textes les plus brillants du point de vue scénique, mais des pièces qu’on pourrait dire en quelque sorte « délaissées », absolument pas populaires, et qui ont très peu de succès ! Ce qui m’a intéressé, c’est l’économie extrême du geste et du mouvement : chaque mouvement a des milliers de significations, tout est ambigu. En tant que musicien, on est aussi attiré par la musicalité des textes de Beckett, même si elle semble exclure toute musique ajoutée ! Tout se passe parfois comme dans une chambre vide du point de vue acoustique : aucun son ne peut entrer, c’est un univers complètement clos, où l’on ne perçoit aucun écho, même pas sa propre voix. Il serait tout à fait idiot de mettre en musique de tels textes dans un sens traditionnel, et ce n’est évidemment pas ce que j’ai cherché à faire ! Le seul théâtre qui m’attire vraiment, en réalité, c’est le théâtre nô : j’y vais toujours lorsque je suis au Japon. Ce qui me fascine, comme chez Beckett, c’est l’extrême économie de gestes et l’ambiguïté (par exemple du chœur, qui vient de très loin) qui tranchent avec notre dramaturgie toujours très claire, au théâtre comme au cinéma. Dans le nô, l’ambiguïté est fondée sur un système formel, des gestes traditionnels, où chaque mouvement, chaque clin d’œil a une valeur sémantique. Moi, je dois établir pour chaque pièce un répertoire de symboles – je n’en ai pas à ma disposition ! Le traitement du temps – la capacité d’élargir le temps jusqu’aux limites de l’immobilité – est aussi un élément qui m’intéresse beaucoup dans le théâtre nô.
3– Quel a été votre point de départ, du point de vue compositionnel, avec les textes de Beckett ?
4Avec Come and Go, je voulais d’abord écrire simplement un trio instrumental. Puis j’ai commencé à multiplier et à projeter le schéma de la pièce, qui est extrêmement simple, dans l’espace. Une telle projection existe aussi dans Not I, mais à partir d’un être humain qui ne parvient plus à être un individu : cela m’a conduit à écrire une polyphonie jusqu’à seize voix. What Where, c’est une tout autre manière ; je respecte l’idée formelle de Beckett – une sorte de rondo musical en diminution qui va jusqu’à l’épuisement. Come and Go utilise aussi cette idée de rondo, mais de façon plus ouverte : cela ne finit jamais ! Et d’ailleurs, on ne connaît pas l’âge des personnages ! Dans What Where, au contraire, on sait qu’il s’agit de vieillards, mais ils sont dans un univers intemporel. J’ai voulu montrer, un peu comme dans Not I, que ces quatre personnages, y compris celui dont la voix est dédoublée, forment une unité : quatre voix graves ayant une même tessiture, une même expression. Ils chantent parfois bouche fermée, ou sont placés derrière la scène – on ne sait jamais qui chante. C’est comme le chœur dans la tragédie grecque : il commente et réagit de façon émotionnelle. Ce quatuor de voix se retrouve en miroir dans les quatre trombones, qui forment aussi une unité – une espèce de consort. Il y a un véritable mélange entre voix et trombones, de sorte qu’on ne sait pas vraiment d’où proviennent les sons (les trombonistes chantent aussi dans l’instrument).
5– La partie de percussion comporte de nombreux bruits ou sons réalistes, joués sur une panoplie impressionnante d’instruments : quelle est sa fonction ?
6Les deux percussionnistes sont comme des greffiers ; ils donnent les ordres pour les tortures. Ils sont un peu à l’écart. Tous les bruits qu’ils font sont hautement réalistes : bruits de tortures, de chaînes, de verres brisés, grincements avec les ongles sur du métal, bruits de brosses sur du métal rouillé, instruments noyés dans l’eau. C’est comme un sous-entendu, un trompe-l’oreille. Ce sont évidemment des symboles formels, des signes qui contribuent à définir la forme : on retrouve souvent les mêmes gestes pour des situations identiques. J’ai d’ailleurs employé un système dramatique quelque peu primitif : les interrogations sont toujours réalisées par un mouvement ascendant, les réponses par un mouvement descendant. Cela dit, il n’y a rien là d’un drame psychologique ! Bien sûr, on pourrait dire que la voix de Bam est celle de Dieu ; et, à la fin du spectacle, il éteint la lumière. Mais je ne veux pas proposer une telle interprétation !
7– L’écriture musicale dans What Where est très différente de celle de Come and Go : cela répondait à un désir précis de différenciation, d’articulation des deux œuvres ?
8La musique de What Where est très directe par rapport à celle de Come and Go : il n’y a pas de multiplicité temporelle, c’est comme un seul corps. Bam est seul, et tout cela se passe dans sa tête, comme dans Fin de partie, où la tour est la tête. Cela donne aussi un cadre pour les trois pièces sur Beckett, avec la voix seule au milieu. What Where m’apparaît comme un rituel de l’anéantissement – presque une pièce religieuse (notamment avec les trombones !). On y trouve aussi le cycle des saisons – du printemps à l’hiver – avec une allusion au Winterreise de Schubert qui existe également dans la pièce de Beckett. Le cycle s’arrête parce qu’il ne peut plus avancer – « no journey ». En écrivant What Where, Beckett a écouté sans cesse le Winterreise, auquel je fais moi aussi allusion à travers la mélodie initiale : « Gute Nacht ». Mais c’est presque rien, juste trois notes… Il ne faut pas oublier non plus une dimension importante des textes de Beckett, leur caractère clownesque, constamment présent !
9– Ces trois créations scéniques sur des textes de Beckett ont-elles été pensées comme un tout au départ ?
10Non, mais j’ai écrit les trois œuvres en rapport les unes avec les autres ; toutefois, la sonorité est complètement différente à chaque fois.
11– Comment s’articule la dramaturgie de la musique par rapport à celle des pièces de Beckett ?
12La musique recrée une dramaturgie, mais à partir des indications de Beckett, qui sont très précises et qui constituent une sorte de chorégraphie. Elles sont toujours présentes, qu’elles soient mises en évidence ou cachées par la musique.
13– Avez-vous été en rapport avec Beckett lui-même, avant, pendant ou après l’écriture des œuvres ?
14Je crois qu’il n’aimait pas du tout l’idée d’ajouter une musique à ses pièces de théâtre. Il aurait sans doute détesté Come and Go, parce que j’ai utilisé sa pièce comme un prétexte et que je l’ai finalement complètement détruite. Avec What Where, j’ai réalisé une adaptation plus stricte, mais je n’aurais jamais choisi ce texte si je ne l’avais pas vu dans une mise en scène fantastique de Alan Schneider, à New York : j’ai eu immédiatement les voix dans l’oreille. Une telle mise en scène, qui réalisait au millimètre celle que demande Beckett, serait la mise en scène idéale pour ma musique…
15- Comment êtes-vous parvenu à composer les différentes couches de Come and Go de sorte qu’elles soient jouables dans des versions à la fois indépendantes et variables ?
16J’ai travaillé comme pour un triple contrepoint renversable dans tous les sens. Chaque groupe représente une voix. J’ai d’abord écrit le premier acte uniquement avec les flûtes et, ensuite, j’ai composé des variations. Le tout est traité un peu dans le sens de Carter : chaque groupe possède ses champs harmoniques, ses caractères gestuels et temporels. Cela doit en même temps former une unité et être écouté indépendamment. Il n’y a pas de hiérarchie entre les groupes : voix et instruments forment une seule unité.
17– Votre écriture comporte beaucoup de mélismes qui s’entrecroisent librement ; vous semblez éviter des structures rythmiques contraignantes, fondées sur la pulsation…
18J’avais autrefois une extrême allergie à l’égard de la musique puisée ; c’est peut-être à cause de Boulez ! Je suis plutôt schumannien – c’est le plus grand compositeur du rubato à mon avis ! Mais dans What Where, la musique est très stricte rythmiquement, parfois même la pulsation naît des pas. J’aime la combinatoire du temps mobile et du temps immobile. J’écris des rythmes compliqués, différenciés, calculés, mais je ne supporte pas le temps de l’horloge.
19– A propos du cycle Scardanelli, j’aimerais savoir ce qui vous a poussé vers Hölderlin, un poète qui a beaucoup inspiré les musiciens, notamment ces dernières années ?
20Je dois dire que ce retour à Hölderlin est venu après mon propre cycle ! J’ai en effet composé Scardanelli-Zyklus avant les œuvres de Nono, Zender, Killmayer et autres… Il existe d’ailleurs un pionnier dans la musique suisse, le compositeur Theodor Fröhlich – le seul musicien romantique suisse ! Il y a eu, au cours du XXe siècle, Hauer, qui s’est concentré presque exclusivement sur Hölderlin, Wolpe, Eisler, Fortner, Hindemith – des compositeurs que l’on n’associe pas facilement avec la poésie de Hölderlin, sans parler de Pfitzner…
21– Justement, il y a dans la culture allemande une certaine association entre Hölderlin et une idéologie patriotique quelque peu réactionnaire…
22Hölderlin a été utilisé de façon abusive – notamment par les nazis – et il a été longtemps mal compris. En réalité, ce fut le pionnier d’une démocratie allemande ; il a lutté contre le royalisme. Et seule sa maladie l’a préservé de l’emprisonnement. Lorsqu’il a voulu écrire un drame patriotique pour la nouvelle République souabe, ce fut La Mort d’Empédocle, peut-être le texte théâtral le plus énigmatique et le plus hermétique qui soit ; il était conçu pour être joué à l’occasion d’une sorte de fête populaire célébrant la naissance de la République.
23Mais de toute façon, ce n’est pas ce Hölderlin-là que j’ai choisi, ce n’est pas le Hölderlin le plus connu qui m’a fasciné en tant que compositeur, mais celui qui s’est lui-même nommé Scardanelli, le Hölderlin qui s’est caché derrière le masque de la prétendue folie, le poète expulsé de la société et qui a vécu interné dans la tour de Ttibingen pendant trente-six ans. Il y a écrit beaucoup de poèmes, dont seule une petite partie a survécu, principalement ceux des dernières années : on sait qu’il a rempli des milliers de pages qui furent détruites au début de son internement. Ces poèmes sont presque uniquement centrés sur les quatre saisons. Mais la nature n’y est pas descriptive ou romantique, l’homme est toujours placé au-dehors d’elle, comme derrière une vitre. Il voit sa beauté, mais elle reste intouchable, inapprochable. Il y a très peu de signes qui décrivent les saisons ; les poèmes se ressemblent beaucoup, ils sont construits sur des rythmes très réguliers, plutôt statiques, des rythmes iambiques très simples. Or Hölderlin avait expérimenté les rythmes grecs les plus variés, poussant la langue allemande dans ses derniers retranchements !
24Au début de mon travail, il y avait une création instrumentale sans aucune tension harmonique, une musique comme figée, gelée, fondée sur les seules harmoniques naturelles des cordes et des cors (y compris le cor des Alpes). En écrivant cette pièce, j’ai soudain repensé aux derniers poèmes de Hölderlin, qui me semblaient offrir la même atmosphère, et j’ai ressenti la nécessité de la voix. Je pourrais dire que ces poèmes m’ont saisi, qu’ils se sont en quelque sorte emparés de moi. D’un coup, j’ai écrit trois pièces pour chœur ! Je me souviens, j’enregistrais pour Philips des concertos romantiques pour hautbois ! Ensuite, c’est devenu pour moi une sorte de journal ; j’ai repris l’idée des œuvres instrumentales qui étaient à la source de mon travail, et j’ai composé des commentaires des pièces vocales qui sont comme des miroirs instrumentaux. J’avais ainsi une série d’épisodes détachés, mais ayant de fortes relations entre eux. Et je suis finalement arrivé à trois cycles de quatre saisons. Dans un premier temps, les pièces instrumentales étaient pour moi une alternative : je les ai d’ailleurs appelées Exercices, dans le sens d’exercices spirituels et mentaux, non dans celui d’études. La dernière pièce écrite fut celle qui était à la source du cycle, Eisblumen, pour sept cordes jouant uniquement des harmoniques naturelles : c’est un commentaire de Winter.
25– L’ensemble du cycle est-il pensé comme une structure globale, ou peut-on l’agencer librement ?
26Je n’ai jamais de conception globale, celle d’une grande forme, d’une forme en arche, etc. ; l’œuvre est comme un journal, et chaque pièce est une des feuilles de ce journal. Toutes sont extrêmement statiques – il n’y a pas d’éléments gestuels ou dramatiques. La seule obligation consiste à jouer au moins un cycle des saisons – mais on peut commencer avec n’importe laquelle. Il faut aussi que les commentaires instrumentaux ne suivent pas l’original vocal, c’est-à-dire qu’il y ait toujours des enchevêtrements. Mais les interprètes choisissent leur propre dynamique, leur propre conception de l’ensemble. On pourrait d’ailleurs échanger les poèmes en conservant la même musique : j’ai évité de me placer à l’intérieur du climat et de la pensée propres à un poème spécifique. Je me suis plutôt attaché à ce qui ressort de l’ensemble de ces poèmes durant cette période. C’est un peu comme si la parole poétique accompagnait le discours sonore.
27– Peut-on parler d’un portrait de Hölderlin dans la tour, à travers les références à sa biographie ?
28Il y a seulement des analogies. Je n’ai retenu de la vie de Hölderlin que les dates qu’il inscrivait lui-même au bas de certains poèmes – des dates complètement anachroniques ; c’était pour moi un moyen dramaturgique. Les éléments biographiques fonctionnent comme des sous-entendus dans le traitement musical : je me sers par exemple des dates de la vie du poète, ou des initiales des personnes qui lui étaient proches ; j’utilise certains documents, comme des mélodies qu’il jouait au piano dans la tour, ou des fragments de la musique de son professeur de flûte, ou encore des textes laissés dans le livre d’or d’un ami (qu’on pensait de Hölderlin, mais qui sont en fait de Klopstock).
29– C’est aussi parce que Hölderlin avait pratiqué la flûte que cet instrument joue un rôle solistique dans le cycle ?
30Oui, cela provient des données documentaires. La pièce pour flûte solo, t(air)e, est peut-être au centre de toute la problématique de Hölderlin dans la tour : l’air en tant que lied, avec ces poèmes d’une grande simplicité, semblables à des chansons populaires.
31– Si l’on analysait le cycle de façon détaillée, ces éléments devraient apparaître comme significatifs, ou s’agit-il simplement pour vous d’un chiffrage, d’un point de départ pour l’invention musicale ?
32Je ne peux pas travailler à partir de procédés abstraits, même s’ils me fascinent musicalement ; j’ai toujours besoin d’un rapport avec quelque chose de concret. Par exemple, le triple canon de Sommer 2 : la première voix est notée en demi-ton, senza vibrato, senza espressivo ; la deuxième voix est écrite en quarts de ton, avec une dynamique flexible et espressivo ; la troisième voix est en huitièmes de ton, molto espressivo, avec une dynamique extatique. Je désire ainsi exprimer le sentiment d’une contrainte : il faut traverser ces différentes couches, ce qui provoque la sensation d’une compression presque douloureuse du temps. Cela n’a pas grand-chose à voir avec le poème lui-même : la situation de l’auteur est comme sous-entendue à travers le procédé technique. Mais je n’aurais jamais inventé un tel procédé pour lui-même. Il en va ainsi avec le morceau Choral, qui ressemble à un chant d’église, avec ses strophes et ses versets : ce choral est fondé sur un axe symétrique représenté par la note ré (c’est le son vital de Hölderlin, comme d’ailleurs de Zimmermann, et c’est l’initiale de Diotima : D = ré dans la notation musicale allemande) ; il intervient uniquement dans la partie « automne », pour le temps de la mort. Les voix sont disposées autour de l’axe du ré de façon parfaitement symétrique : les deux voix extrêmes sont en tons entiers, alors que les voix intérieures sont en demi et en quarts de ton ; cela crée des harmonies sans tension, certaines voix apparaissant comme des ombres portées.
33– Ce sont à la fois des procédés techniques et symboliques…
34Ce sont, comme je les appelle, des « exercices » ! Je me frotte aux techniques les plus strictes de la composition, surtout à celles de la Renaissance. Ce sont toujours des formes très statiques.
35– Ce caractère statique est-il lié à l’enfermement de Hölderlin dans la tour ?
36A vrai dire, c’est un monde que j’avais besoin de faire résonner. J’ai écrit, durant la période de composition de Scardanelli, d’autres pièces plus gestuelles. Mais j’éprouvais alors la nécessité de m’asseoir à ma table et d’écrire ces pièces autour de Hölderlin comme on écrit un journal ; comme un compositeur baroque, par exemple, pouvait composer une double ou une triple fugue sur le coin de la table ! C’était la nécessité d’une concentration extrême sur un matériau très restreint, et peut-être aussi une réaction vis-à-vis de la musique très directe et explosive que j’avais écrite auparavant, celle de Cardiophonie ou du Quatuor à cordes. J’ai écrit sur les premiers poèmes de Hölderlin deux ans seulement après le Quatuor… comme à l’extrême opposé ! Si le Quatuor à cordes est perçu comme une pièce négative, destructrice – pour moi c’est très positif de se battre encore contre quelque chose ! – le cycle Scardanelli se situe dans l’atmosphère d’une retraite, mais qui n’est pas celle d’une tour d’ivoire !
37– Faut-il l’entendre comme un renoncement ou comme une autre forme de résistance ?
38Comme une forme de résistance ! Comme la volonté de se concentrer sur des choses extrêmement simples, de ne pas effacer ses propres traces derrière la complexité, mais de se confronter à l’évidence, de se mettre dans une position où il est impossible de mentir, dans une situation absolument non théâtrale et dénuée de tout ornement. C’est une attitude aussi vis-à-vis de ce qui nous entoure, de la vie en général.
39– Pourrait-on parler, à votre sujet, d’une quasi-identification à certaines figures romantiques comme Hölderlin et Schumann, à une fascination pour l’expérience de la folie ?
40C’étaient déjà mes « idoles » lorsque j’étais adolescent. Cela n’a pas changé et ne changera plus. Peut-être faudrait-il parler de disposition psychique, ou peut-être est-ce une caractéristique suisse ! Mais ma fascination pour des personnalités comme Schumann ou Hölderlin est aussi un chemin pour mieux me connaître moi-même. Quant à ce qu’on nomme « folie », c’est un jugement porté par les autres ! Je n’ai en fait aucun programme, aucune théorie à dévoiler !
41– Avez-vous été influencé, dans votre approche de Hölderlin, par les travaux de Pierre Bertaux, qui ont notablement modifié le point de vue traditionnel sur le poète ?
42Je connaissais le livre de Bertaux, Hölderlin und die französische Revolution, avant de commencer le cycle Scardanelli. J’avais, bien sûr, lu beaucoup de livres en allemand sur Hölderlin auparavant ; mais le livre de Bertaux a été une sorte de révélation. Grâce à sa culture bilingue, il a su retrouver les sources et les influences jacobines de Hölderlin – il a, par exemple, comparé les journaux des jacobins avec les premiers hymnes et a trouvé de nombreuses correspondances -, les significations très concrètes liées à Bordeaux, etc., tandis que les Allemands cherchaient des significations hermétiques et parfois grotesques ! J’aime beaucoup sa manière d’approcher Hölderlin ; en revanche, j’aime moins ses analyses littéraires… Mais je dois parler aussi de l’influence de l’un de mes professeurs à l’école de Langenthal, Bernard Böschenstein, un grand spécialiste de Hölderlin : ses écrits m’ont aussi beaucoup influencé. Il faut encore mentionner l’importance de la nouvelle édition critique.
43– Nous parlions tout à l’heure des « exilés » de la société : la quasi-totalité des poètes que vous avez choisis de « mettre en musique » font partie, me semble-t-il, de cette catégorie : Robert Walser en est un exemple particulièrement frappant. Vous avez, pour votre dernière œuvre, intitulée Beiseit, choisi des poèmes de jeunesse de Walser…
44Encore un exclu ! Walser a passé une grande partie de sa vie en asile. Il était d’une extraordinaire fragilité psychique. Les poèmes que j’ai choisis, Walser les a écrits à l’âge de dix-huit ans – nous sommes donc dans une situation inverse de celle de Hölderlin. Ces poèmes ont toutefois le même caractère d’intouchabilité – noli me tangere – que ceux de Hölderlin à la fin de sa vie. Il y a toujours, chez Walser, une certaine distance, une mise à l’écart – Beiseit. Mais il y a aussi la douceur des poèmes romantiques à la Eichendorff, un caractère paisible, alors que chez Hölderlin le refus et le masque sont omniprésents. Hölderlin était une sorte d’étranger à l’intérieur de la littérature romantique. Mörike, qui avait des rapports avec lui lorsqu’il vivait dans la tour, a détruit plusieurs de ses poèmes en pensant que cela n’avait aucune valeur, que c’était l’expression d’un malade mental. On ne sait d’ailleurs pas si Hölderlin connaissait la poésie de Eichendorff, de Kerner ou de Lenau – certainement pas. Ses idoles étaient Klopstock et, à un certain moment, Schiller. Le cycle Walser met en évidence la richesse du geste : c’est une musique extrêmement ouverte, à l’opposé de celle écrite pour Scardanelli, quoique, à travers les sonorités de la voix de haute-contre et de l’accordéon, on y retrouve un certain caractère glacé… Mais je crois que la musique de Beiseit n’a rien à voir avec celle de Scardanelli.
45– Comment avez-vous résolu le problème de l’alliage des timbres assez hétéroclites de la voix de haute-contre, de la clarinette, de l’accordéon et de la contrebasse – une formation qui rappelle d’ailleurs celles de la musique populaire suisse ?
46Une musique que j’ai détestée !… Avant de commencer à écrire l’œuvre, je rêvais de cette sonorité ! Au départ, je voulais écrire trois lieder sur des poèmes de Walser, Leuthold et Mayr – trois fous ! L’ambiance sonore, je l’avais très précisément en tête. A tel point que j’ai écrit certains lieder extrêmement vite, parfois deux par jour.
47– Peut-être est-ce le moment de vous demander justement de quelle manière vous écrivez…
48Il y a évidemment plusieurs façons. Certaines choses jaillissent sans que rien, apparemment du moins, n’ait été préparé ; d’autres sont préparées intérieurement très longtemps, et je les écris en général rapidement. Pour les lieder de Walser, j’ai bien sûr beaucoup travaillé intérieurement, mais cela est venu comme un torrent, j’en ai écrit onze pratiquement d’un seul trait. Le Quintette, en revanche, a été plus laborieux ; j’ai dû travailler davantage pour obtenir ce que je voulais ! Pourtant, je trouve que c’est une musique beaucoup plus simple. En général, toutefois, j’écris dans un laps de temps assez bref. Je sais par exemple ce que je vais écrire la semaine prochaine, où j’ai six jours libres consacrés à la composition…
49– Le travail intérieur fournit-il une image très précise de la partition ou seulement une idée globale, des directions ?
50Il y a déjà toute la musique ! Ce qui n’empêche pas de faire des expérimentations sur des morceaux de papier… Autrefois, sous l’influence de Boulez, je travaillais à partir de grands tableaux, mais je n’en éprouve plus le besoin depuis longtemps. Je suis incapable de remplir un cadre. Pour moi, la composition est comme un voyage dans un territoire inconnu, et je veux rester libre de la décision sans avoir à « traîner » le poids du matériau ! Je ne crois pas que la musique soit moins complexe pour autant, au contraire. Elle est en tous les cas moins facilement analysable !
51– Pourrait-on dire qu’une telle démarche suppose, à la base, un style personnel solide, bien défini ?
52Non, au contraire, j’ai le besoin quasi obsessionnel d’avoir pour chaque œuvre une nouvelle approche, même si c’est pour atteindre le même centre. Je suis incapable de faire deux fois la même chose : je vais jusqu’au bout de mes possibilités et de mes forces, dans une direction donnée, puis je cherche un autre chemin. L’essentiel est, finalement, de se trouver soi-même (il y a plusieurs façons différentes d’y parvenir !)…
53- Vous ne réutilisez donc pas dans une œuvre nouvelle des éléments découverts et exploités dans une création antérieure ?
54Très peu. J’essaie plutôt d’oublier ce que j’ai écrit. Naturellement, il existe des références inconscientes, des procédés techniques que l’on emploie plusieurs fois – et puis mes moyens sont tout simplement limités ! Je travaille dans le cadre de mes possibilités…
55– Vous répugnez au commentaire sur vos propres œuvres : comment imaginez-vous l’auditeur « idéal » de votre musique ?
56Je nourris peut-être l’illusion que l’auditeur de ma musique devrait être complètement ouvert, sans préjugés, et capable d’une écoute très aiguë ; il serait en mesure d’écouter ce qui lui est proposé sans critères trop bien établis. Je ne voudrais pas mettre des barrières entre lui et moi, notamment au travers d’un discours explicatif. C’est pourquoi je n’aime pas écrire des textes sur mes créations ; c’est pour moi une manière de se cacher. Je considère que la musique entre aussi par la peau ; on doit d’abord instaurer une relation quasi inconsciente avec elle avant de mettre en route l’appareil intellectuel. Songez à des compositeurs comme Haydn ou Schubert, qui n’ont pratiquement rien laissé sur leurs œuvres ! Cela ne m’empêche pas d’aimer les compositeurs-écrivains comme Schumann ou Debussy…
57– Vous sentez-vous plutôt isolé dans le contexte musical actuel, ou avez-vous le sentiment d’appartenir à un « mouvement » quelconque, à une famille spirituelle ?
58J’ai toujours été à l’écart des groupes et des tendances ; je dois avouer qu’il y a peu de compositeurs qui me fascinent véritablement aujourd’hui. J’ai entendu il y a quelques jours, par exemple, une œuvre récente de Lachenmann – Allegro sostenuto -, eh bien, cela me suffit pour une année ! Il y a là une telle force créatrice que je me sens comblé. Mais c’est sans doute une position injuste. Peut-être suis-je arrivé à un point où je ressens le besoin d’une concentration sur ce qui est pour moi vraiment essentiel…
59– Comment vivez-vous la dissociation – ou la complémentarité – entre la vie d’instrumentiste reconnu, constamment invité par les plus grandes institutions dans le monde, et la vie de compositeur appartenant plutôt à une famille spirituelle d’exclus et de marginaux ?
60Un instrumentiste n’est finalement qu’un employé de la société ; il ne la représente pas ! Il y a d’ailleurs des interprètes, comme Horszowski ou Lipatti, qui furent des moines, des ermites, des exilés de la société ; il y en a évidemment beaucoup qui font partie du jet-set ! Mais je ne suis pas gêné par cela. J’éprouve le besoin d’aller vers les gens – je n’ai aucune envie de jouer pour moi seulement ! Et cela implique d’aller dans la société. Je trouve important de pouvoir toucher quelqu’un par mon jeu, même à travers une pièce qui n’est pas essentielle. En réalité, la double activité de compositeur et d’interprète ne me pose aucun problème !
61(Entretien réalisé en novembre 1990 et juin 1991.)
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