Venetian Journal
Pour ténor, orchestre et bande magnétique
p. 80-81
Texte intégral
1Maderna composa son Venetian Journal entre 1971 et 1972. Il dirigea lui-même la première présentation de cette œuvre, au Lincoln Center de New York, le 12 mars 1972. Cette composition est écrite pour ténor, bande magnétique et orchestre. Celui-ci comprend seize musiciens, sans compter les percussionnistes, et privilégie les instruments à vent. Le texte est l’œuvre du dramaturge américain Jonathan Levy, qui s’inspira lui-même d’un écrivain anglais passionné de voyages et de mondanités, James Boswell (1740-1795), qui, dans son Journal, rend compte de ses expériences à travers de brillants récits.
2Le jeune Boswell parcourt donc le continent et se trouve à Venise, étape obligée pour la formation culturelle des intellectuels et des artistes ou, tout simplement, celle des jeunes gens de bonne famille. Boswell a vingt-trois ans dans l’œuvre de Jonathan Levy. Durant son séjour vénitien, il part à la recherche des plaisirs et des conquêtes, passant tour à tour de l’ennui à l’enthousiasme. Il s’intéresse à l’art, à la musique, à l’opéra, mais surtout à « l’ammour – « amour » – « love » (murmuré, roucoulé ou hurlé), inspiré par une société galante et raffinée dans laquelle se détache une figure emblématique, celle de Mme Michell « lively, spirituelle, appétissante ». Le temps s’écoule entre rendez-vous mondains, progrès dans la « belle langue » et moments de mélancolie où le jeune homme s’accuse de n’être qu’un libertin, un « ignoramus » (titre de la fugue qui conclut la partition). Perplexe, il laisse les jours s’enfuir sans arriver à s’engager dans une direction précise, jusqu’à ce que, enfin, il trouve une philosophie qui se résume dans la conclusion lapidaire : « TANT PIS AND MENO MALE, TOMORROW NOUS PARTONS PER ROMA ! » Formulation ouverte, qui correspond à un mode éternel de comportement.
3Dans un tableau aux contours flous et indéfinissables, dont la forme s’apparente au théâtre musical par la richesse des états d’âme et l’importance des gestes demandés au ténor, Venetian Journal frappe et conquiert immédiatement l’auditeur par son ironie mordante, son caractère de musique libertine ; c’est peut-être dans cette création que l’on trouve l’aspect le plus original et le plus insaisissable de Maderna. Le tableau étrange et cosmopolite de Venise au XVIIIe siècle ressort à travers le mélange des différentes langues : anglais, dialecte vénitien, français, italien laborieux (« I MAKE PROGRESS WITH LA BELLA LINGUA »), que tout bel esprit de l’époque était au moins tenu de bredouiller.
4Mais le même tableau, les mêmes impressions naissent aussi des sons produits en direct ou enregistrés – dans lesquels s’entrecroisent, avec une marge aléatoire savamment contrôlée, des citations littéraires ou des expressions populaires : ainsi la Biondina in gondoleta (la blondinette en gondole), les roulades caricaturales du ténor (dans lesquelles vient s’insérer la trompette, qui cite le final de la Symphonie n° 88 de Haydn), les mélodies sur des rythmes de danse, le Requiem de Mozart, qui souligne, sur le thème du Quam olim Abrahae, encastré dans la fugue Ignoramus, la passagère et regrettable dépression du protagoniste (« in my black moments »).
5Dans cette réinvention d’un paysage sonore improbable, les interventions de la bande magnétique jouent un rôle déterminant en accentuant l’effet de distance. Elles préfigurent ce qui arrivera plus tard d’une façon directe, ou bien elles sont des échos déformés de moments déjà entendus, le clavecin en filigrane, les voix, les percussions, les claquements, les clapotis : une matière onirique (provenant en partie de la bande originale du Rire, utilisée par Maderna en de nombreuses occasions) qui donne une couleur irréelle à la scène et provoque un imperceptible sentiment de malaise.
6Ainsi dans Venetian Journal, des langues inextricables se mêlent et contribuent à donner une description irrévérencieuse et spirituelle de Venise, grâce à l’utilisation de différents matériaux sonores empruntés à diverses époques. L’œuvre aboutit à une sorte de divertissement qui prend des allures de dandysme, mais où se cache un sens plus profond : sans doute, cette composition est-elle une métaphore de l’éthique musicale de Maderna, qui construit des langages nouveaux avec la conscience de pétrir inévitablement les restes d’une histoire proche ou lointaine.
7Dans Venetian Journal, sans doute peut-on voir autre chose qu’une sorte d’apothéose de l’éclectisme ou d’étalage virtuose d’une écriture pleine de feux d’artifice, capable de tout ; sans doute faut-il trouver ici la révélation de sa nature de fiction. Loin du tourment d’un Schoenberg, cette satire subtile est celle de tous les « ismes » qui condescendent à porter un masque et à refouler la conscience de leur propre historicité (qu’ils soient rétrospectifs ou d’avant-garde). Cette satire assume en outre comme étant la sienne la vision désenchantée, aussi courageuse qu’antihéroïque, d’un Boswell illuministe et libertin. Ainsi, avec lui, peut-on reprendre plusieurs fois : « TANT PIS AND MENO MALE ; TOMORROW NOUS PARTONS PER ROMA ! » Le hasard (mais est-ce vraiment le hasard ?) veut que ce soit justement Rome qui ait été le théâtre de cet ultime triomphe de la géniale transgression de Maderna, Satyricon.
8BARCAROLLE
En gondole la blondinette
L’autre soir m’accompagna
De plaisir la pauvrette
Au sommeil presque s’abandonna.
O malheureux sort qu’est le mien !
O dur et cruel destin
O frères, de grâce, pleurez sur moi :
Si grande est ma douleur
Que tous mes rires se sont changés en pleurs.
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