Hyperion, le feu Hölderlin
p. 44-48
Texte intégral
1Si l’on trouve un jour au cœur du soleil un gaz inouï qui transperce la table des éléments, je supplie ces Messieurs de la Commission internationale des conventions physiques de l’appeler Hyperion.
2Hyperion serait une flamme qui se nourrit de flamme, une matérialisation de la pureté idéale : comme une création par la parole, un roman, le roman de Hölderlin, l’éther de sa poésie.
3Il serait grand temps qu’un gaz nouveau qui, par exemple, ne servirait qu’à la vie, porte le nom du premier et dernier roman d’un jeune poète, d’un homme qui, à moins de vingt-cinq ans, avait déjà en esprit parcouru un cycle de sa propre éternité, fait le voyage d’une vie, d’un exil, découvert l’envers de lui-même, et la loi de cet inversement, et voulait renaître pour de nouveaux voyages, d’autres exils, d’autres morts de lui-même…
4Lisant sur un ouvrage de philologie les six périodes de travail qui ont abouti, en 1798, au roman que nous connaissons, j’y superpose, malgré moi, des éruptions solaires comme celle du 21 août 1973, photographiée par la station Skylab : une mèche soudain, photonique, magnétique, ionique – que de grec – s’échappe comme un geste de feu désinvolte et s’en va lécher des hauteurs considérables. L’énergie pure inscrit au tableau noir du ciel infini un graphe de feu. Dans le coronoscope de la fin du XVIIIe siècle, six rafales d’hélium infiniment minuscules, on s’en doute, proches de rien sur le diagramme Hertzsprung-Russel, et pourtant, la matrice de toute une vie : éruption de Tubingen (1792-1793), de Waltershausen (1794), version métrique (fin 1794-début 1795), jeunesse d’Hyperion (1795), avant-dernière version (1795), version finale (1796-1798), qui se termine par : « davantage, la prochaine fois ».
5De cette vie, quasi achevée déjà en ces six brèves périodes, un rayonnement fossile nous traverse encore pour des siècles, à travers le filigrane des accrétions du dernier état : Hyperion oder der Eremit in Griechenland. Tübingen Cotta, 1797-1799).
6Il s’agit d’un roman par lettre, de 160 pages environ, censé se dérouler en 1770, quelque part entre l’Allemagne, la Grèce et l’Asie Mineure. Les bibliothécaires le classent dans la rubrique : roman philosophique…
7Le héros s’appelle Hyperion, celui qui va au-dessus, du nom de ce titan dont on ne sait – quelle importance – s’il est le fils de Gaia et d’Ouranos, incestueux époux de sa propre sœur Théeia, qu’il aurait engrossée d’Helios (le Soleil), d’Eops (l’Aurore) et de Séléné (la Lune), où tout simplement le Soleil lui-même, comme son nom l’indique, un archétype de la lumière, prêt déjà à brandir la lyre, emporter Délos, inciter au délire les voyants
8Hyperion- nous sommes en 1770, année de naissance, ou presque, de Hölderlin, Napoléon, Beethoven – est un jeune Grec qui vient de séjourner quelque temps en Allemagne et rentre chez lui, d’où il écrit à son ami, un Allemand curieusement nommé Bellarmin. Il lui raconte son enfance, sa jeunesse. La nature où il a grandi (l’idyllique île de Tina), son bon maître Adamas, qui lui a enseigné les sciences de la nature, la mythologie, la philosophie et a su le gagner aux vertus de l’antique peuple grec, Smyrne où il est venu pour obéir à son père, soucieux qu’il apprît les arts maritimes et guerriers, ainsi que les mœurs et Constitutions des peuples cultivés, où il a fait la connaissance décisive d’un homme nommé Alabanda, agitateur mystérieux, lui-même fortement agité et tumultueux, qui lui confie ses plans de lutte pour la libération de la Grèce du joug turc, sa déception quand il découvre qu’Alabanda, pour parvenir à des fins politiques si nobles, recourt à des procédés réprouvables et s’entoure de personnes qu’il n’aime pas, la rupture, la souffrance de la rupture, le passage d’Asie Mineure en Grèce proprement dite, dans l’île de Kalaurée, chez son ami Notara, où il rencontre Diotima, qui incarne pour lui toutes les qualités de la Grèce antique, sagesse, beauté, qui l’initie à sa véritable et noble mission : être l’éducateur de son peuple.
9C’est alors qu’il reçoit une lettre d’Alabanda, lui annonçant que, après la déclaration de guerre des Russes aux Turcs, l’heure de la libération de la Grèce a sonné. Avec l’accord de Diotima, Hyperion rejoint son ancien ami, qui s’est entre-temps séparé de ses premiers comparses. Ils fondent une armée de libération formée de montagnards hellènes qu’ils instruisent au maniement des armes et des idées politiques de la cité antique. Lors de la prise de Misistra (Sparte), l’armée de libération se comporte en gang de pillards qui bientôt se débande. Hyperion, blessé, s’engage dans la flotte russe. Las, les Russes sont battus, Hyperion, gravement blessé à la bataille de Tschesme (5 juillet 1770), ne doit la vie qu’à un hasard heureux. Alabanda prend la fuite en Asie Mineure. Hyperion se remet lentement de ses blessures et forme le projet de se retirer dans les Alpes ou les Pyrénées en compagnie de Diotima, tandis qu’Alabanda rejoint son mouvement secret. Mais dans le même temps, Diotima se meurt, rongée par un mal insidieux. Dans ses dernières lettres, elle tâche de consoler Hyperion et lui désigne le seul royaume vraiment libre et inaccessible à la mort : celui de l’esprit.
10Hyperion quitte alors la Grèce et vient en Allemagne (celle de l’enfance de Hölderlin) où il est fortement déçu par la superficialité, la gravité stérile, l’esprit de querelle obtus et froid, la barbarie invétérée des Allemands. Seule l’amitié de Bellarmin et la merveilleuse nature du printemps allemand l’inspirent de nouveau à l’unisson du souvenir de Diotima. Hyperion revient en Grèce, où il vit dès lors retiré, en harmonie avec la nature et dans le souvenir de Diotima. Le seul espoir qui subsiste s’est construit autour de la leçon de tous ces voyages : les dissonances du monde sont comme les querelles des amants, grosses de la paix et de la réunion de ce qui a été séparé.
11Aucun cinéaste n’aurait pris ce roman. Déjà, on pouvait trouver que six ans pour écrire ces 160 pages, c’était bien long. Et que l’histoire racontée, en tant qu’histoire, n’est pas grand-chose. Elle manque furieusement de détails. Et il faut prendre sur soi pour extraire du texte un tissu narratif cohérent, en faire un synopsis présentable. Ni fait, ni à faire.
12Pourtant, il y a plus vide encore pour nos critères, plus fascinant, plus solaire : le Fragment d’Hyperion. Ou, si l’on veut, les 29 pages que Schiller a bien voulu imprimer dans sa revue « Thalia », en novembre 1794.
13Un jour, pendant son séjour à Waltershausen, chez Charlotte von Kalb, dont il tâchait d’éduquer le fils, Hölderlin a trouvé l’énergie intérieure, et sans doute l’occasion externe, de mettre enfin à exécution le projet qu’il avait conçu dès 1792. La baronne von Kalb avait de très bonnes relations avec Schiller, à Iéna. Elle ménagea la rencontre. Pendant l’été 1794, Hölderlin travailla d’arrache-pied. En septembre, les cinq premières lettres du manuscrit étaient envoyées à la composition. En novembre, le fragment d’Hyperion paraissait.
14Ce fragment avait consumé tous les états antérieurs. Mais il ne s’agissait pas non plus des cinq premières lettres de la future version publiée. C’était une éphéméride intermédiaire, l’une des plus belles éruptions enregistrées du feu du ciel Hölderlin.
15Les lettres de l’époque nous renseignent bien sur le projet intellectuel de l’œuvre : Hölderlin veut décrire dans son roman le passage de la jeunesse à la maturité de l’homme, de l’affect à la raison, du royaume de l’imaginaire à celui de la vérité et de la liberté. La base philosophique est clairement identifiée par tous : Critique du jugement de Kant, Phèdre de Platon, l’essai de Schiller : Sur la diginité et la grâce.
16Mais la suite est étonnamment absente de cette phase. Certes, le destinataire des lettres, le Kallas du premier manuscrit de Tübingen, est déjà devenu Bellarmin. Smyrne est déjà sous nos yeux. Adamas est déjà le bon maître, etc. Mais, pour l’essentiel, l’histoire historique, l’aventure romanesque de la rencontre avec Alabanda, la participation à la guerre, la situation historique déterminée etc. n’existent pas encore. Rien n’en est un seul instant suggéré. Ce fragment est une sorte de nouvelle moderne, dont la substance est constituée par la rencontre avec une femme, nommée Melite, qu’Hyperion effleure à peine physiquement, aime en son cœur, écoute douloureusement, recherche, fuit, et qui disparaît. Cette femme est sans doute plus proche de Charlotte von Kalb que de Suzette Gontard, et pourtant, elle a déjà quelque chose de Diotima. Quant au récit, il est au sens propre déroutant : les repères géographiques sont d’une discrétion qui confine à l’irréalité. C’est à peine si l’on peut mesurer que le temps d’Homère, ou de Périclès, est loin. On se croirait dans la Grèce classique. Le seul véritable univers décrit en continuité de façon concrète est l’univers intérieur du narrateur, tourmenté par cette rencontre. Et pourtant, cette Grèce de trois fois rien, cette alternance de maintenant et de jadis, d’ici et de là-bas, toujours en fugue, baigne dans une lumière dont on ne repère jamais le principe, immédiate, omniprésente, dont la vérité a fasciné tous les lecteurs familiers du Sud, comme si la poésie des anciens et l’économie de la puissance imaginaire de Hôlderlin avaient produit ce maximum de vérité dans la concentration d’une écriture urgente, brûlante. Il n’y a pas ici une atmosphère, vaguement infusée de psychologie. Il y a mille fois – comme de la Terre au Soleil – plus fort : un élément.
17Ce miracle a quelque chose de l’extraordinaire description des Vosges, un 20 janvier, par un autre génie de l’élément : Büchner. Et l’Hyperion de Hölderlin a parfois des cris et des gestes impulsifs qui seront ceux de son Lenz.
18Est-ce à dire que Hölderlin n’avait pas encore lu sa « documentation » : Le Voyage du jeune Anarchasis en Grèce de l’abbé Barthélémy, les Voyages en Grèce et en Asie Mineure de Richard Chandler, ou la traduction par Reichard du Voyage pittoresque de la Grèce du comte de Choiseul-Gouffier ? Pas encore lu x et y, pas encore rencontré Alabanda-Sinclair, pas encore rencontré Suzette-Diotima, pas encore suivi les cours de Fichte, pas encore quoi ? Pas encore vécu. Pas encore vécu les guerres de coalition. Bien sûr ! ou si vous voulez : que non, pardi ! Mais peu importe…
19C’est qu’Hyperion n’est pas un roman, mais l’éther même dans lequel vit, se développe, progresse Hölderlin, la substance spirituelle et poétique issue des années de jeunesse, le produit des lectures, des rêveries, des longues promenades, des bouts d’écriture, des douloureux exercices et des regards vers le Sud, par-delà les brumes, depuis les hauteurs du Stift, la matière issue du long dialogue avec le Soleil.
20C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’il ait jamais été fini. Une fois achevé, il était déjà temps, urgent, de recommencer, de passer à Empédocle, puis d’Empédocle aux terres mêmes du Sud brûlé, en France, et de celles-ci au feu de Sophocle. Dans les années de la tour, Hôlderlin, qui lisait et relisait à voix haute son Hyperion, comme s’il s’en était nourri littéralement, songea à des remaniements, écrivit l’inouï chant orphique que lui adressait Diotima par-delà la mort : on peut dire que c’est sans doute son dernier poème continu et cohérent et donc inachevé. Tout était dans ce feu Hyperion : l’amour, la fraternité, la souffrance, l’Histoire, la beauté, la Grèce, l’Allemagne, la nature. Si peu de chose en fait, au souffle chaud de l’astre, et pourtant : Tout.
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Bruno Maderna - Heinz Holliger
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