Entretien radiophonique avec Bruno Maderna
WEFM Chicago, 23 janvier 1970
p. 18-24
Texte intégral
1Monsieur Maderna, nous nous sommes aperçus que les dictionnaires de musique comportent de sérieuses lacunes en ce qui concerne les compositeurs contemporains. Je lis par exemple, dans un texte très récent à votre sujet : « Maderna Bruno, né à Venise en 1920, a étudié la direction d'orchestre avec Hermann Scherchen et a dirigé des concerts dans toute l'Europe… »
2Certes, votre dictionnaire est un peu trop succinct ! J'ai fait des études normales au conservatoire Santa Cecilia à Rome, puis j'ai suivi des cours de perfectionnement à l’académie Chigiana de Sienne ; j’ai terminé mes études en 1940. Ensuite j’ai fait la guerre – comme tout le monde – un peu d’un côté et un peu de l’autre – une fois de plus comme tout le monde – et à la fin j’étais un rien, un zéro, comme tous les Italiens de l’époque. J’ai commencé à composer, et je dois dire que mon lancement en tant que compositeur est le fait presque du hasard ; il est dû à un critique américain, Virgil Thompson.
3Thompson avait fait un voyage en Europe pour voir ce qu’il en restait, pour visiter les ruines du Vieux Continent. Nous nous sommes rencontrés à Venise, où j’enseignais à l’époque au Conservatoire et où je suivais le cours international de perfectionnement en composition donné par G. F. Malipiero, cours auquel assistaient également de nombreux compositeurs américains. Malipiero fut si élogieux à mon égard que Virgil Thompson voulut me rencontrer chez moi et voir mes partitions ; il écrivit ensuite un article splendide dans l’édition parisienne du « New York Herald Tribune », où il annonçait la naissance d’un grand compositeur. Cet article me fut extrêmement utile ; en effet, j’ai été invité, immédiatement après, à présenter une courte composition dans le cadre de la première édition de la Biennale de Venise qui a suivi la guerre. C’est ainsi que j’ai débuté.
4J’ai commencé ensuite la direction d’orchestre, et cela aussi est dû presque au hasard. A cette époque, il n’y avait que Rosbaud et Scherchen qui dirigeaient de la musique moderne ; tous les autres prétendaient qu’il s’agissait d’une musique impossible, que les instrumentistes ne réussissaient pas à la jouer, etc. Il était indispensable que le chef soit également un compositeur et que, connaissant les problèmes de l’écriture contemporaine, il les explique à l’orchestre. J’ai commencé ainsi à recevoir de nombreuses invitations aussi bien en Italie qu’en Allemagne, même si cette musique ne plaisait pas beaucoup.
5Au fond, c’est encore comme ça aujourd’hui : pour la musique contemporaine, il y a des chefs spécialisés. Par exemple, c’est surtout pour cette raison que Boulez ou Maderna sont invités aux Etats-Unis. Il me semble important que celui qui dirige soit un compositeur : l’activité même de direction a commencé avec des compositeurs comme Mozart, Wagner, etc.
6Certes, mais nous parlerons de cela tout à l’heure. A présent, je voudrais en savoir plus sur les débuts de votre activité musicale. Avez-vous été initié à la musique par votre famille ?
7Oui, et j’ai commencé tôt car mon grand-père gagnait sa vie ainsi. Il disait toujours qu’un homme qui joue du violon peut faire tout ce qu’il veut et qu’il irait certainement au Paradis, même si c’est un voleur.
8Moi aussi, j’ai entendu parler de vous pour la première fois dans l’article de Virgil Thompson, et je me souviens que l’on citait votre Requiem…
9Ah, oui, un long requiem que j’ai écrit immédiatement après la guerre. Je l’ai perdu cependant. C’était une grande composition, avec un double orchestre et deux chœurs ; Thompson voulait le faire jouer en Amérique, mais il ne trouva pas l’ensemble instrumental approprié : quand il y avait les deux orchestres, il manquait le second chœur, et quand il y avait deux chœurs, il n’y avait pas de double orchestre. A l’époque, il était difficile, même en Amérique, d’avoir à sa disposition de nombreux exécutants. Ce fut pour moi, en quelque sorte, une carte de visite. Aujourd’hui, ce travail semblerait assez naïf ; cependant, en ce temps-là, nous n’avions que la possibilité d’écrire un requiem et de mourir ensuite.
10Aviez-vous, à cette époque, déjà commencé à écrire de la musique dodécaphonique ?
11Oui, cependant le Requiem fut une œuvre de transition. Vous voyez, chez nous, avant la guerre, on ne connaissait pas bien la musique de l’école de Vienne ; mais nous étions cependant bien mieux informés qu’en Allemagne. En effet, Mussolini avait un grand ami, le futuriste Marinetti. Il n’était pas très intelligent, mais il écoutait beaucoup Marinetti qui le poussait vers la modernité et le progrès dans les arts. C’est pourquoi nous n’étions pas totalement séparés du reste de l’Europe. Des compositeurs comme Dallapiccola et Petrassi, autrement dit la génération qui a précédé la nôtre, ont pu rester en contact avec la musique de Bartók, de Stravinsky et des Viennois certainement beaucoup plus que ne pouvaient le faire les compositeurs allemands. C’est curieux : un pianiste qui n’aimait pas la musique de l’école de Vienne – Benedetti Michelangeli – fut le premier à présenter en Italie, au début des années 60, tout l’œuvre pianistique de Schœnberg et de Webern. Aujourd’hui, tous les musicologues en parlent, mais à cette époque-là il était le seul à s’en occuper.
12J’aimerais savoir quand et comment vous avez commencé à vous intéresser à la technique sérielle ; quand avez-vous connu les œuvres des Viennois ?
13Dans mon cas – comme dans celui de tous les jeunes compositeurs italiens – ce fut une évolution logique ; il est impossible de composer sans rencontrer cette forme de pensée.
14On commence à étudier la polyphonie, puis la polyrythmie de Stravinsky et celle de Bartok, ensuite, en continuant à chercher avec curiosité, on découvre le mode de pensée des Viennois. Je ne crois pas que l’idée de Schœnberg soit si importante ; ou plutôt elle le fut pour lui-même et tout au plus pour Berg et pour Webern. Quelque temps avant sa mort, c’est-à-dire après la guerre, il fut étonné du succès qu’avait connu la technique dodécaphonique. Il écrivit également une très belle lettre, lue à Milan au cours d’un congrès organisé par le neveu de Malipiero. Dans cette lettre, il disait qu’il n’était pas sûr de la nécessité d’organiser un congrès sur la technique sérielle et il recommandait de se garder de tout fanatisme, de tenter de développer ses propres idées, car n’importe quelle théorie qui n’évolue pas est morte : il faut toujours la modifier et l’adapter aux exigences de chacun. Par exemple, un Italien et un Américain ont vécu des expériences différentes, des mouvements de pensée différents, ils n’ont pas les mêmes points de vue éthiques et esthétiques que ceux dont était issu l’expressionnisme.
15On prétend que la musique sérielle est le fruit de l’expressionnisme, mais c’est faux. Si l’on écoute attentivement la musique de la Renaissance, on découvre le même esprit ; on découvre des tendances analogues dans la peinture maniériste. Au cours de cette période de l’Histoire, ces courants étaient très répandus et Philippe de Vitry lui-même allait dans ce sens. Et l’on peut même penser, en dehors du domaine artistique, aux modes d’adaptation du milieu : au fond, même le sérialisme ne fait que suivre le principe de développement, le principe qui consiste à ne jamais rester immobile, à ne jamais s’arrêter. Beaucoup de compositeurs en Amérique refusent d’adopter la technique de Schœnberg – et pourquoi pas ? Ils ont raison. Ils refusent ce système parce qu’ils pensent qu’il en existe de meilleurs. En fait, la meilleure voie est celle qui consiste à être soi-même, à la limite sans en être conscient – et telle est la voie indiquée par Schœnberg.
16Durant vos années d’études avec Malipiero, votre professeur s’intéressait-il aux nouvelles techniques ?
17Bien sûr, Malipiero était l’ami personnel des Viennois. Il disait qu’ils étaient trop compliqués, mais il ajoutait aussitôt qu’il avait le plus grand respect pour eux. C’est étrange, Malipiero est capable aujourd’hui encore d’écrire des œuvres qui ressemblent à un patchwork et de s’approprier, avec une sensibilité extrêmement fine, les langages les plus divers. C’était un homme réellement ouvert et il faisait grand cas de la personnalité de chacun. Mais il disait toujours : « Je n’aime pas ce système pour moi, mais j’ai un profond respect pour le groupe de Vienne et j’aimerais que tu travailles dans ce sens. »
18Est-ce Malipiero qui a suscité chez vous le goût pour la musique de la Renaissance ?
19Sans aucun doute. Cette musique me plaisait depuis mon enfance, mais j’en ai été encore plus convaincu durant mes études avec Malipiero. Nous étions vraiment amis à cette époque. Un jour, en 1948, il vint chez moi, et me demanda de transcrire la première partie de l’Odekaton A, avant que l’université de Pennsylvanie ne s’y intéresse. Il en avait trouvé une copie à Trévise. Chaque jour, il en transcrivait quelques pages, puis nous l’étudiions ensemble. Il était réellement enthousiasmé par cette musique et il essaya même de la faire exécuter par des petits groupes instrumentaux d’étudiants.
20Les débuts de votre carrière de chef d’orchestre se confondent avec votre activité de compositeur. Est-il vrai que vous avez commencé à diriger pour que vos œuvres puissent être connues ? Quelqu’un devait bien les diriger, et c’était logique que ce quelqu’un fût vous-même. Est-ce ce besoin qui vous a poussé vers Scherchen, ou bien aviez-vous commencé à étudier avec lui auparavant ?
21Eh bien ! parlons de Scherchen, que vous connaissez mieux que moi, à partir de l’époque où il a été en Amérique. Pour nous, Européens, Scherchen était le symbole vivant de la musique contemporaine. Quand je l’ai rencontré, il traversait une « bonne » période. Il faut savoir que c’était un homme au tempérament difficile : le matin, tout semblait aller pour le mieux, l’après-midi, il vous plongeait dans le désespoir le plus total. Il connaissait tout le monde en Europe, et il participait à toutes les polémiques. Il est venu à Venise en 1948 pour assurer un cours de direction d’orchestre que j’ai suivi. Il me demanda : « Vous êtes compositeur, pourquoi suivez-vous mon cours ? » Je lui répondis que je fréquentais ses cours pour le connaître, pour avoir avec lui un contact humain, pour pouvoir discuter de musique et pour connaître ses opinions sur de nombreux problèmes. Pendant deux ou trois ans, Scherchen eut une grande importance pour nous ; puis, sans doute est-il devenu trop vieux, il lui vint l’idée saugrenue que la musique était morte avec Wagner. Une autre de ses lubies était sa conviction de ne pas savoir composer. Il disait toujours qu’il aurait aimé composer et pas seulement exécuter la musique des autres, et que la seule manière pour lui de composer était de « modifier » la musique qu’il dirigeait. Au cours de ses dernières années, il était devenu très difficile.
22Il devait avoir un caractère vraiment particulier, il en transparaît quelque chose dans ses exécutions : on le sent dans les enregistrements, même quand il dirige le répertoire traditionnel. Il était peut-être né sous le signe de Mercure !
23Il avait une sexualité débordante, et il était terriblement égocentrique. Il lui était difficile de vivre avec les autres : c’était un dictateur. En théorie, il était contre le nazisme, mais au fond de lui-même il était nazi, par son fanatisme et son intolérance vis-à-vis des opinions d’autrui. De plus, il était raciste d’une façon typiquement allemande. Il était capable de dire : « Tu as écrit un beau morceau de musique, un morceau de musique trop beau, tu es donc un surhomme et tu peux faire ce que tu veux. La vie normale des autres hommes n’est pas pour toi, car toi tu es un surhomme. » Et il croyait vraiment ce qu’il disait. C’est une forme d’intellectualisme qui, poussée à l’extrême, devient du racisme, du pur racisme.
24Vous avez cité tout à l’heure un autre grand chef d’orchestre, Hans Rosbaud. N’avez-vous jamais travaillé avec lui ?
25Non. Un soir il m’avoua qu’il n’était jamais parvenu à comprendre, pendant toute sa vie, comment on pouvait trouver belle la musique de Webern. Il admit avoir dirigé quelques-unes de ses œuvres, mais il ajouta que ce fut pour lui une souffrance, car il lui était impossible – physiquement impossible – d’approcher cette musique.
26Il décrivait Webern comme un homme petit…
27Oui, selon lui, Schœnberg était petit, seul Berg était grand ! Ensuite il ajoutait : « Même Verdi était petit, Wagner atteignait à peine une taille moyenne : seul Haendel était grand et beau. »
28Comment faire accepter aux abonnés des programmes comprenant de la musique d’avant-garde ?
29Je pense que le contexte historique joue un rôle important. Pensez que c’est seulement depuis trente ans, ou peut-être moins, c’est-à-dire seulement depuis la Seconde Guerre mondiale, que le public a commencé à être un peu éclectique, ainsi que nous, musiciens. Je me souviens, enfant, il y avait des concerts de musique ancienne, moderne, classique, mais surtout on entendait des œuvres des contemporains de Verdi ; c’était une approche très sectorielle, non pas, certes, aussi vaste que l’expérience picturale que nous connaissons depuis deux mille ans ici. Connaître la musique du Moyen Age, c’est pour moi aussi important que connaître la musique de Earle Brown. Nous avons besoin d’un horizon musical plus vaste avant de nous approcher de la musique contemporaine. Aujourd’hui, nous allons sur la Lune, mais nous ne pouvons pas pour autant ignorer Platon, même si ce philosophe est bien loin des nouvelles théories mathématiques. Je suis sûr que les astronautes connaissent Platon, alors pourquoi ne pas étudier aussi la musique ancienne ? La musique est très importante : avec la musique, on danse, on prie, on meurt, on prend ses repas, on va au concert, on est joyeux ou triste. C’est un moyen de communication infini. Quand il n’y a plus de mots pour exprimer ce qu’on ressent, là commence la musique ; et il y a de nombreuses circonstances où notre vocabulaire est insuffisant.
30Pour en revenir à votre question, je crois qu’il convient d’écouter beaucoup de musique « inhabituelle » pour devenir plus indépendant dans nos jugements ; non seulement à propos de la musique contemporaine, mais aussi en ce qui concerne les classiques (Beethoven, Mendelssohn et les autres). Voyez-vous, pour beaucoup de gens, Beethoven est comme la montagne de l’Everest ; mais pour qui connaît la période où il a vécu, pour qui connaît, par exemple, les petites danses de Schubert, Beethoven n’est plus une cime isolée. A ce moment-là, il atteint des hauteurs incroyables, quand il exprime musicalement les grands problèmes de son époque, les idéaux révolutionnaires, liberté, égalité, fraternité, l’espoir en Bonaparte. Ce n’est qu’en regroupant tout cela que l’on comprend Beethoven ainsi que la culture de son temps.
31Dans chacun de mes concerts, je tente d’intégrer au moins une œuvre de musique moderne, mais il faut s’assurer de pouvoir bien l’exécuter, sinon le public ne comprend pas et exprime immédiatement un jugement négatif : une mauvaise exécution de musique contemporaine laisse des traces plus profondes que quatre belles exécutions. En outre, il faut être très sévère, presque cruel : toute la musique d’aujourd’hui n’est pas toujours belle, même si c’est un de mes amis qui l’a écrite. Tous ceux qui écrivent de la musique – même si je les connais personnellement – ne doivent pas être considérés comme des « compositeurs ». Il y a trop de compositeurs aujourd’hui. Dans chaque pays, on lit des listes de deux cents, trois cents noms : des compositeurs costariciens, norvégiens, de tous les endroits du monde – c’est impossible. Si vous me parlez d’un compositeur norvégien ou de Patagonie qui vit à Paris, je peux vous croire, mais c’est difficile de composer si l’on a toujours vécu dans l’île de la Barbade. Il peut y avoir des phénomènes, même dans la musique folklorique, mais ce n’est pas ce que nous entendons par musique contemporaine. Nous connaissons les îles Galápagos depuis vingt ans, ainsi il devient nécessaire de jouer une œuvre qui vient de là-bas, même s’il n’y a rien. C’est le type d’idiotie où tombent de nombreuses associations de musique contemporaine ; des morceaux qui ne valent absolument rien sont présentés au public, et non seulement on dépense ainsi de l’argent sans raison, mais on le dépense contre la vraie culture. Il se peut que Earle Brown ou Bruno Maderna écrivent de belles pièces, mais ce n’est pas une règle. J’accepterais parfaitement qu’une institution m’offre de l’argent pour écrire un morceau et puis me dise, après l’avoir examiné : « Ça ne me plaît pas, donc je ne le fais pas jouer. » Nous savons tous qu’écrire une belle pièce n’est pas si facile ! Il y a des milliers de compositeurs aujourd’hui en Amérique. J’exagère peut-être, mais il y a vraiment beaucoup de gens qui écrivent de la musique. La même chose en France, mais de vrais compositeurs, il n’y a que Boulez et peut-être Gilbert Amy, et c’est tout. En Allemagne, c’est la même chose : les créations vraiment valables sont très rares. Il faut donc faire attention. A un bon public, à un public qui exige justement quelque chose de positif, il ne faut donner à entendre que de la musique valable.
32…
33Boulez soulignait la nécessité de distinguer le musée de la galerie : les œuvres du répertoire sont des marchandises d’acquisition pour le musée, et ceux qui souhaitent les écouter de nouveau n’ont qu’à aller les entendre là-bas. Mais il devrait y avoir également une autre série d’œuvres, celles des galeries, afin de mettre la nouveauté à la disposition du public qui voudrait les connaître.
34C’est certain, mais il y a une autre grande bataille à mener : nous devons combattre les interprétations « traditionnelles » des grandes œuvres. Le pauvre Beethoven, par exemple, devient ridicule avec toute l’emphase et la fausse grandiloquence dont on le surcharge ; de nombreux chefs d’orchestre célèbres ont attribué à Beethoven des intentions qu’il n’a pas. Nous, en Italie, nous ne sommes pas capables de bien interpréter Verdi : trop de pauses, trop d’arrêts et d’exagérations de toutes sortes que le compositeur ne voulait certainement pas. En France, on est terrible avec Debussy. Aucun chef français n’est capable de diriger ses œuvres : ils les jouent uniquement pianissimo. En Allemagne, c’est encore pire avec Wagner : les rythmes deviennent infinis, pour paraître plus wagnériens. A la fin, on se fait des grandes œuvres l’idée qu’on peut se faire de la peinture de Raphaël ou de Giorgione en ayant vu seulement des reproductions chez son coiffeur. Léonard de Vinci n’est que Mona Lisa, et ainsi de suite. La grande musique doit faire l’objet de discussions. Je ne dis pas Paisiello ou Schütz, qui n’intéressent pas le grand public, mais Mozart, Schubert, Verdi, Wagner, Beethoven, Schumann… doivent être approfondis parce qu’ils font partie encore aujourd’hui de notre culture. Considérons le théâtre de Shakespeare : les metteurs en scène continuent à chercher de nouvelles solutions, de nouvelles interprétations en partant du même texte. Pourquoi ne pourrait-on pas faire de même avec la musique ? Naturellement, non pas à la manière de von Karajan : lui, il dirige chaque fois la Septième de manière différente seulement pour le plaisir de surprendre. Vous savez que plus de vingt interprétations différentes de la Septième sont impensables : on peut élever quelque peu le chiffre du métronome, mais on ne peut pas transformer un andante en un allegro ! Il y a ceux qui dirigent la symphonie Jupiter à un rythme endiablé, uniquement pour faire quelque chose d’insolite. C’est une vraie folie. Jouer Mozart est toujours risqué ; il serait presque préférable d’y renoncer, mais quand on décide de le faire, il faut beaucoup étudier et s’en tenir exactement à ses indications. Il faut connaître la période où l’œuvre à été écrite, les circonstances où elle est née. Puis, il y a la nouvelle édition critique, publiée par Bärenreiter, qui compare tous les matériaux et est indispensable pour faire une bonne exécution. On y trouve, par exemple, de nombreux agréments qui avaient été supprimés dans les « révisions » suivantes. Pourtant, quand on tente de jouer Mozart de cette manière, on s’expose aux critiques les plus féroces, parce qu’on détruit une réalité, c’est-à-dire ce que chacun pense de Mozart – c’est comme si on tentait de modifier ce que quelqu’un pense de Kant ou de Leibniz.
35Le principal responsable, c’est la « tradition », conçue comme « somme » de toutes les plus mauvaises interprétations qui se sont succédé dans le temps.
36Il n’y a qu’une chose à faire, et nous pouvons le constater avec l’orchestre de Chicago : si cet ensemble a atteint aujourd’hui un tel niveau, c’est parce qu’il a été dirigé par des personnes comme Rainer et Solti, qui sont des hommes de culture et pas seulement des exécutants. De Solti, par exemple, j’ai entendu un Rigoletto meilleur que ceux qu’on entend en Italie et un Mozart plus beau qu’en Allemagne. Si un chef réussit à bien diriger, c’est-à-dire d’une manière historiquement juste, Verdi, Mozart, Moïse et Aron et la musique contemporaine, cela signifie qu’il a une vaste culture, et c’est fondamental. On peut dire la même chose de Giulini, mais dans la plupart des cas les grandes stars du podium sont des ignorants. Un peu de musique et un peu de langues étrangères, c’est tout ce que contient leur bagage culturel. Avec eux, on ne peut parler ni de philosophie ni de mathématiques, parce qu’ils n’y connaissent rien – et même en musique ils n’en connaissent pas davantage. Ils ont seulement des qualités physiques. Toscanini est l’archétype de ce terrible genre de chefs ; c’est dommage, parce que l’attaque de la Neuvième est restée dans la tradition, et tous les Monsieur Müller du monde sont fascinés à l’idée qu’en dix secondes on puisse faire autant de musique !
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988