Un Maître et ses maîtres
p. 14-17
Texte intégral
1Le 13 novembre 1973, à Darmstadt, est mort Bruno Maderna. Il avait cinquante-quatre ans. Il savait depuis quelque temps qu’il était condamné. A cette nouvelle, il avait réagi en accroissant le rythme déjà forcené de son travail. De sa grosse voix, que la maladie avait rendue rauque, il disait sereinement à ses amis : « Je résisterai encore quelques mois. Je ne prends pas d’engagements au-delà de 1974. »
2La mort l’emporta plus tôt. Mais, parallèlement à son activité de chef d’orchestre, et ses continuels déplacements entre les pays et les continents, il avait, dans les dernières années, intensifié sa production de compositeur. Comme s’il savait déjà qu’il lui restait peu de temps, comme si le pressait l’angoisse de dire tout ce qu’il portait au-dedans de lui et de confier sa mémoire à quelque chose de plus durable que les applaudissements éphémères dus à l’interprète. A voir la quantité d’œuvres importantes qui fleurirent dans les quatre dernières années de sa vie, on se demande où il trouvait le temps et le recueillement nécessaires à la composition. De son vivant, nous avions l’habitude de le considérer comme un grand compositeur en puissance et de dire sentencieusement : « Dommage qu’il se gaspille à ce point dans la direction d’orchestre. » Aujourd’hui où, un an après sa disparition, nous nous penchons sur son œuvre pour honorer sa mémoire, il nous faut avant tout corriger cette opinion. Son œuvre de compositeur est énorme et, qui plus est, complète. Nous nous étions accoutumés à l’idée de Maderna comme un chef d’orchestre qui aurait pu être un grand compositeur. Mais, dans un siècle, on parlera de Maderna comme d’un grand compositeur qui était également chef d’orchestre, métier dans lequel il fit beaucoup pour la diffusion de la musique de tous ses amis et collègues de tous les pays. L’Histoire reconnaîtra le compositeur.
3De quelques années seulement plus âgé que Berio et Nono, il avait pris, au sein de la troisième génération de la nouvelle musique italienne, une place de guide, comparable à celle de Balakirev dans le groupe des Cinq. Il était le « fort en thème », le premier de la classe qui transmet la leçon à ses camarades. « Seul l’enseignement, direct ou indirect, de Bruno Maderna introduisit dans la musique italienne l’expérience de l’expressionnisme : il exerça une action incomparable sur les jeunes compositeurs, dont il ne fut pas le premier à profiter. » C’est ce qu’on peut lire dans ce précieux vade-mecum de l’avant-garde musicale qu’est Fase seconda, de Mario Bortolotto. Mais, par la suite, l’ouvrage ne parle plus expressément de l’art et de la musique de Maderna, lacune d’autant plus surprenante dans un livre qui avait été conçu au départ comme un recueil de monographies sur les protagonistes de la toute nouvelle musique italienne. Le livre date de 1969, époque à laquelle allait exploser l’œuvre du Maderna de la dernière manière, et il reflète l’opinion que nous portions tous alors sur le grand compositeur. Aujourd’hui, après Quadrivium, Aura, La Grande Aulodia et le Troisième Concerto de hautbois, cette lacune ne serait plus possible, et il est probable que disparaîtrait aussi la réserve de Bortolotto quant au fait que Maderna n’aurait pas été le premier à profiter de la bénéfique influence qu’il exerça en Italie par sa connaissance de l’école de Schœnberg.
4Mais c’est un fait certain qu’il irradiait autour de lui une influence formative. Lui, si gai, si espiègle, il avait curieusement la vocation d’un maître. Il la développa spécialement durant les grandes années de Darmstadt, dans ces légendaires Ferienkurse, fondés par Wolfgang Steinecke juste après la guerre, et qui, en 1954 et dans les années suivantes, réunissaient sur la verte colline de Marienhöhe, à la lisière de la forêt Noire, Berio, Nono, Maderna, Stockhausen, Boulez, Pousseur, Gazzelloni, le pianiste David Tudor et le fabuleux percussionniste Christoph Caskel, tous unis – alors – dans la recherche d’un idéal commun d’art moderne et dans l’enthousiasme de se reconnaître frères au-delà de la diversité des pays, des traditions et des cultures. Puis cette unité d’objectifs s’effrita. Le front unique de la musique nouvelle se brisa, comme cela s’était déjà produit pour la génération précédente ; chacun se retira dans la solitude de sa petite personne, et les frères, devenus ennemis, commencèrent à se quereller, en donnant souvent un piètre spectacle d’eux-mêmes.
5Ce ne fut pas le cas pour Maderna. Il était le plus généreux, le plus fraternel. Jamais personne ne l’entendit médire d’un de ses collègues. Il souffrait de la diaspora qui avait dissous le glorieux compagnonnage de Darmstadt. Lui, était resté fidèle à l’esprit de Darmstadt, non qu’il se fût arrêté à ce stade et que les autres fussent allés plus loin, mais sa chaleur humaine avait dit non à la corruption de l’âge et du pouvoir. Par sa fidélité à l’idéal artistique commun de la jeunesse, il ressemblait à deux musiciens de la première génération des modernes : Casella et Milhaud.
6Chez Maderna (chef, mais aussi compositeur) agissait ce que j’ai coutume d’appeler le « catholicisme » de l’interprète. Celui dont le métier est l’interprétation musicale ne s’enferme pas dans l’exclusivisme factieux et individualiste du pur compositeur, il ne se retranche pas désespérément dans la cellule de son propre moi, fermant portes et fenêtres et niant rageusement le monde extérieur, par crainte que celui-ci ne trouble et n’entrave la croissance de sa délicate petite plante. Nécessairement l’interprète épouse, tour à tour, les diverses œuvres qu’il exécute. Il se marie lui-même aux manifestations multiformes de la musique. Maderna directeur d’orchestre fut, comme on l’a dit, un bienfaiteur et un saint patron de la musique moderne : il dirigeait les créations de tous ses contemporains, sans discrimination de tendances, pourvu que fût sauve la dignité d’un certain niveau artistique et technique. Mais il dirigeait aussi les œuvres anciennes, classiques et romantiques. Toute la musique lui était continuellement présente, ce qui le préservait du ridicule de certains compositeurs (y compris des plus grands) qui, un beau jour, par hasard, du haut de leur tour d’ivoire, découvrent les quatuors de Beethoven ou les lieder de Wolf, Schubert ou Gesualdo, Carmen ou les poèmes symphoniques de Respighi, et voudraient presque faire participer le monde à leur découverte, innocemment convaincus que, s’ils les ignoraient, ces valeurs étaient universellement et injustement oubliées.
7Le secret de la grandeur artistique de Maderna tient en cela qu’il put traverser toutes les aventures de l’avant-garde sans perdre le contact avec l’histoire de notre art. Qu’il put exécuter les plus périlleuses cabrioles de la mode, dont il vécut à la première personne l’épuisante tension, en conservant toujours un solide garde-fou, un filet de trapéziste dont les cordes se nommaient Bach et Beethoven, Mozart, Brahms et Mahler, Ockeghem et Monteverdi, Gabrieli, les virginalistes anglais et les auteurs italiens de frottole du XVe siècle, qu’il recréa en les transcrivant amoureusement.
8Cette présence constante du passé, au sein même d’une exploration de l’avenir absolument dépourvue de préjugés, lui est parfois reprochée par ceux de ses contemporains ou de ses cadets qui délirent sur de ridicules « fractures » dans le cours de l’histoire et prétendent sauter plus loin que leur ombre. A Royan, l’interprétation de ce chef-d’œuvre qu’est La Grande Aulodia avait donné lieu à des discussions dans les cercles d’avant-garde dernier cri et parmi les victimes de ce que Boulez appelle les « scarlatines semestrielles de la mode » : « Ce n’est pas de la musique d’aujourd’hui… C’est de la musique d’avant-hier. » - Sottises – Sur le plan du langage musical, de l’invention de vocables sonores, l’imagination de Maderna ne craint pas les comparaisons et ne recule devant aucune audace. Mais le fait est que, parmi les compositeurs d’avant-garde, Maderna est un de ceux qui utilisent des vocables nouveaux non comme des fins en soi, pour le plaisir expérimental de les inventer, mais en les subordonnant à un objectif très précis de communication, selon un rapport entre contenus expressifs et moyens techniques qui est pratiquement celui de tout grand compositeur du passé – et, naturellement, du présent et de l’avenir.
9« On ne sait plus aimer profondément l’œuvre d’art accomplie », écrivait Maderna, à vingt-six ans, en se présentant lui-même dans le programme du neuvième Festival di Musica contemporanea de la Biennale de Venise. « Nous ne sommes plus capables de voir derrière elle l’homme qui l’a créée. » Ces paroles scandaleuses lui sont reprochées par ceux qui, pour leur malheur, n’ont aucun homme, aucune personnalité ou presque à montrer derrière l’œuvre d’art, et qui entendent l’art comme un stérile jeu de perles de verre, qu’il s’agit d’enfiler avec adresse. Il en est qui, parfois, constatent avec plaisir qu’un compositeur d’extrême avant-garde comme Maderna n’ait pas exclu de sa musique les catégories du sentiment et de l’expression. En vérité, nous n’avons pas à nous étonner qu’il ait affirmé ces catégories, mais qu’il ne les ait pas invoquées en vain : qu’elles soient réellement présentes et opérantes dans le meilleur de son œuvre et lui garantissent cette densité de valeur artistique qui le situera parmi les grands de tous les temps.
10Loin d’être maigre et laborieuse, comme on le pensait autrefois en raison des interférences de son métier de chef d’orchestre, la production musicale de Maderna est une forêt si touffue qu’on s’y perd : pour y voir un peu plus clair, un patient travail de classification et de catalogage sera nécessaire. Les fréquents remaniements, les versions nouvelles, l’emploi de matériaux préexistants dans des contextes nouveaux, posent en particulier des problèmes qui donneront longtemps du fil à retordre aux spécialistes et aux chercheurs.
11Maderna avait été un enfant prodige, tant comme chef que comme compositeur. Il semble qu’il existe une foule de compositions de jeunesse, peut-être même d’enfance, antérieures à sa consécration publique, d’ailleurs précoce. Mais il n’était pas resté prisonnier de la mentalité d’« enfant prodige ». Il avait suivi des études musicales régulières, au conservatoire Santa Cecilia de Rome, et avait obtenu son diplôme de composition à l’âge de vingt ans, sous la tutelle d’Alessandro Bustini, un maître ayant formé, entre autres, un compositeur tel que Petrassi. Mais, Vénitien, Maderna eut naturellement foi dans cette école non scolaire que fut, pour tant de Vénitiens et de Vénètes, la présence de Malipiero. C’est avec lui, disent les biographes, qu’il se perfectionna en composition, et avec Hermann Scherchen pour la direction d’orchestre. Cette dernière rencontre fut décisive, et pas seulement pour le chef que Maderna allait devenir.
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