La dimension du temps en musique
p. 143-147
Texte intégral
1Il devrait sembler évident que la musique participe de la dimension temporelle, avec tout ce que cela implique. Si une œuvre ne tient pas compte de la capacité de l’auditeur à distinguer les sons, à saisir, se rappeler et comparer d’une certaine manière leurs combinaisons, séquentielles ou simultanées, sur de courtes durées, des durées moyennes ou sur la durée de l’œuvre entière, on ne retiendra probablement pas longtemps l’intérêt de l’auditeur.
2C’est vers cette dimension temporelle que j’ai moi-même porté mon intérêt depuis 1940 environ ; toutes les techniques musicales que j’ai utilisées étaient liées à cette préoccupation principale : traiter de notre expérience du temps, en essayant de communiquer ma propre expérience du temps et la conscience de cette même expérience chez d’autres personnes. Comme je peux m’en rendre compte à l’écoute de la plupart des œuvres contemporaines, cet aspect est traité de façon très routinière, malgré l’utilisation occasionnelle de combinaisons sonores très inhabituelles et fascinantes.
3Avant d’aborder le sujet principal – la dimension temporelle et ses ramifications dans la composition contemporaine-je voudrais dire quelques mots sur la situation de compositeurs issus comme moi de la génération qui a suivi les grandes révolutions provoquées par Schoenberg et Stravinsky. À cette époque, il nous a semblé que dans leurs œuvres, ces compositeurs remarquables avaient entièrement repensé les postulats traditionnels sur la musique et l’écoute musicale. Les « dimensions premières » de la musique – hauteur, durée, intensité et timbre – ont été « séparées » et réexaminées. Schoenberg et Hauer, par exemple, ont isolé les composants de la hauteur – procédé qui, par la suite, conduisit au système dodécaphonique. Prenons comme exemples le troisième mouvement des Cinq Pièces pour orchestre de Schoenberg et diverses œuvres de Webern utilisant la « Klangfarben-Melodie », dans lesquelles l’élément « timbre » est plus ou moins isolé, et traité sur un mode systématique. Le Sacre du printemps et d’autres compositions de Stravinsky montrent un semblable réexamen des différents procédés s’appliquant au rythme et à la durée. Nous étions presque tous intuitivement conscients, à cette époque, qu’ils étaient toujours valables ; mais c’est plus tard seulement que leur signification exacte et systématique devint claire pour nous. C’est cette musique-là, ainsi que celle de compositeurs américains comme Charles Ives, qui m’a le plus intéressé dans ma jeunesse et qui m’a ouvert suffisamment de perspectives pour que je dédie ma vie à la musique.
4Mais cette musique faisait aussi partie d’un modèle culturel général. Dans nombre de ces œuvres qui nous avaient tellement impressionnés en tant qu’œuvres d’art, on constatait l’hyperexpressivité, le recul de la raison au profit d’une « émotion » exacerbée, qui étaient alors fréquents dans tous les arts et, par conséquent, dans le tissu même de notre vie sociale. L’appel aux forces primaires de la nature humaine dans la propagande de masse, l’accession de Hitler au pouvoir, l’incapacité de nombreux chefs d’état à regarder en face les solutions indispensables à leur survie – tout cela semblait être le résultat désastreux d’une tendance générale, qui avait par ailleurs produit la vision artistique des compositeurs dont nous aimions la musique. Pour cette raison, beaucoup de ces œuvres du début du siècle perdirent leur caractère d’urgence-mais pas leur intérêt musical, naturellement. Cependant, c’est bien au contact des œuvres que Schoenberg écrivit pendant la Deuxième Guerre, et plus particulièrement lors des exécutions de ses œuvres que je contribuai à organiser pendant et juste après cette même guerre, que certains d’entre nous commencèrent à saisir l’importance et le sens de cette musique-là, et furent amenés à l’étudier avec plus de soin. Le contact avec cette musique et avec celle de Ives et de Ruggles a conduit alors certains d’entre nous à repenser leur développement musical et à emprunter une voie nouvelle, encore désapprouvée par le public et par la majorité des professionnels aux États-Unis, peut-être à cause d’exécutions médiocres et sans passion, responsables de bien des malentendus dans ce pays.
5Pour prendre un exemple – sans lien direct avec les procédés rythmiques – qui illustre à quel point l’idée de repenser le matériau fondamental de la musique fut significative pour moi, permettez-moi de citer la quatrième de mes Huit Études et une Fantaisie pour quatuor à vent : l’intervalle le plus « simple » possible – la seconde mineure ascendante – y est la base unique de tout un mouvement. Bien sûr, cette seconde est transposée et mise dans des situations métriques diverses. Mais elle reste toujours une seconde mineure ascendante, et elle est toujours exposée en doubles croches conjointes. Je créais ainsi, me semblait-il, une structure très intéressante que je n’avais jamais entendue auparavant dans la musique-une structure très comparable à celle du parquet sur lequel nous sommes. Regardez : il est composé de petits blocs de bois – tous de la même taille.
6Avec des œuvres comme ma Sonate pour piano et ma Sonate pour violoncelle et piano, j’ai commencé à travailler sur des procédés rythmiques qui se sont avérés très intéressants pour moi dans mes œuvres ultérieures. Dans la Sonate pour violoncelle, par exemple, le piano commence dans un rythme régulier et joue cette structure pendant presque tout le premier mouvement, alors que le violoncelle intervient avec une structure métrique beaucoup plus libre. Cette « stratification » des éléments musicaux à l’aide de moyens métriques ou autres devint très importante pour moi dans des œuvres comme mon Quatuor à cordes n° 1, où le premier mouvement est une fantaisie contrapuntique construite sur quatre thèmes principaux et plusieurs thèmes annexes, chacun dans un tempo et dans un caractère différents. Bien sûr, ces thèmes influent les uns sur les autres et se modifient les uns les autres au cours de la pièce. Cependant, l’intérêt de ce premier quatuor vient beaucoup des passages dans lesquels les quatre thèmes sont exposés simultanément–dans une sorte de stratification et d’interaction, où chacun conserve son propre tempo.
7Le fait que chaque thème soit associé à un tempo différent permet d’intégrer dans l’œuvre la possibilité et la nécessité d’une modulation métrique. Ainsi, le tempo ou la « pulsation » s’accélère de manière organisée entre les mesures. Souvent, après un certain nombre de ces modulations métriques, comparables en quelque sorte aux changements de tonalité dans une pièce tonale, l’œuvre revient au tempo initial. Dans mon premier quatuor, par exemple, le matériau joué par le violoncelle au début du premier mouvement porte l’indication « noire = 72 ». Lorsque, vers la fin de la pièce, ce matériau est repris par le premier violon, il retrouve la vitesse de la noire à 72, bien que dans ce cas précis les hauteurs soient transposées d’une octave et une quinte.
8Ce qui m’intéressait également dans cette pièce, c’était d’étudier les effets produits par l’accélération ou le ralentissement des thèmes. Le dernier mouvement, une série de variations, est constitué d’un certain nombre d’idées qui, à chaque répétition, deviennent plus rapides, jusqu’à ce qu’elles atteignent le point où elles ne peuvent plus être perçues en tant que telles. L’idée « tierce mineure » qu’on entend d’abord dans la partie du violoncelle réapparaît fréquemment tout au long du mouvement. Elle gagne progressivement en vitesse jusqu’à ce qu’elle se transforme en trémolo vers la fin. Un autre aspect de cette idée (on pourrait en dire autant des autres idées des « Variations », mais ce cas est plus significatif), c’est qu’elle n’est pas propre à ce mouvement, mais a déjà été introduite dans le mouvement précédent. Cela conduit à la question du plan selon lequel sont construits les mouvements de la pièce, un plan qui est fortement lié à l’idée générale de la modulation métrique.
9Notons que, des quatre mouvements qui constituent réellement la pièce, seuls trois sont notés dans la partition en tant que mouvements distincts ; et ces trois mouvements ne correspondent pas aux quatre mouvements « réels », lesquels sont : « Fantasia », « Allegro Scorrevole », « Adagio » et « Variations ». Ils sont cependant tous joués attacca, avec des pauses au milieu de l’« Allegro Scorrevole » et vers le début des « Variations ». Par conséquent, il n’y a que deux pauses divisant la pièce en trois sections. La raison de cette division inhabituelle des mouvements tient au fait que le changement de tempo et de caractère, qui intervient entre ce que l’on appelle normalement les mouvements, est le but, le point culminant visé par les techniques de modulation métrique utilisées. Interrompre le plan logique du mouvement au moment de son apogée revenait à détruire l’effet. Dès lors, les pauses peuvent intervenir seulement entre les sections qui utilisent le même matériau de base. Cela apparaît de manière très claire dans la pause qui précède le mouvement « Variations ». En réalité, au moment de la pause, les « Variations » ont déjà commencé depuis un certain temps.
10Mon intérêt pour l’accélération et le ralentissement des thèmes se manifeste également dans les différents procédés utilisés dans les Variations pour orchestre et le Double Concerto pour piano et clavecin avec deux orchestres de chambre. Dans les Variations, par exemple, un des deux thèmes secondaires, que l’on associe d’habitude au thème principal durant toute l’œuvre, subit un ralentissement progressif, alors que l’autre devient de plus en plus rapide, à chaque apparition. À une échelle plus petite, ce type de technique trouve une illustration encore plus évidente dans les quatrième et sixième variations. Sur une phrase de quatre mesures, la quatrième variation comporte un ritardando mesuré où le tempo initial est diminué de moitié ; la sixième variation comporte un accelerando qui s’étend sur une phrase de six mesures et où le tempo est trois fois plus rapide que le tempo initial. En fonction d’un principe d’équilibre, on retrouve dans chacun de ces mouvements la même structure métrique d’accélération et de ralentissement. La combinaison de ces deux procédés apparaît également dans mon Double Concerto pour piano et clavecin. À la mesure 453, le clavecin, de même que tous les autres instruments à l’exception du piano, commence un ritardando mesuré d’une durée de quatre mesures qui aboutit à une diminution de moitié du tempo initial. Par la suite, la même structure de ralentissement est répétée trois fois, puis ramenée, durant une longue mesure, au quart de la vitesse initiale. Simultanément, à la mesure 453, le piano commence un processus d’accélération qui continue tout au long des ritardandos des autres instruments. Ces moyens de stratification métrique peuvent être utilisés de manière variée pour exprimer différents effets au cours de l’œuvre. Dans toutes ces œuvres, j’ai essayé d’être aussi précis que possible en ce qui concerne les effets désirés et la manière dont je voulais qu’elles soient jouées. C’est pourquoi je ne me suis pas contenté d’écrire simplement « accelerando » et « ritardando » à des endroits choisis, mais j’ai toujours donné des indications métronomiques précises concernant les changements souhaités. Dans un « accelerando mesuré » allant de MM 70 à MM 140 sur une durée de quatre mesures, par exemple, on trouvera les indications métronomiques suivantes : 70, 83, 99, 118 et 140, ce qui correspond à une progression de 13, 16, 19 et 22 respectivement.
11Pour conclure, je souhaiterais évoquer encore, à titre d’exemple, mon Deuxième Quatuor à cordes. Dans cette pièce, les quatre instruments forment des strates en fonction d’un répertoire d’intervalles, de rythmes ou de gestes musicaux déterminés. Ainsi, les intervalles de tierce mineure, de quinte juste, de neuvième majeure sont affectés au premier violon. Son caractère fantastique et orné est souligné par une palette rythmique extrêmement contrastée. Le deuxième violon, en revanche, s’exprime dans un mouvement très régulier et évolue de manière constante selon ses propres indications métronomiques de 140, 70 et parfois 280. L’alto utilise principalement des relations rythmiques dans un rapport 2 :3 ou 3 :5. Le violoncelle quant à lui ne suit pas un tempo régulier, mais se caractérise plutôt par des accelerandos et des ritardandos. Cette stratification des instruments peut être entendue très clairement au début de la pièce. À mesure que l’œuvre progresse, les différents « personnages » du début finissent par s’influencer mutuellement, et chaque « acteur » commence à partager les répertoires des autres, pour atteindre une phase culminante où chaque instrument partage le répertoire de chacun des autres, et une fin dont la fonction est double : retour à la stratification des intervalles du début d’une part, mais aussi partage des fonctions – ce dernier aspect apparaissant de façon particulièrement évidente à travers le phrasé du deuxième violon dont les notes (un pizzicato sur deux cordes) ont pour but de conduire à leur terme les motifs développés jusque-là par les autres instruments.
12The Time Dimension in Music
13Music Journal, 23 n° 8 (novembre 1965) [29-30].
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013