Le produit authentique d’aujourd’hui est l’œuvre expérimentale
p. 139-141
Texte intégral
1Depuis 1945, les compositeurs se sont préoccupés de plus en plus de procédés, d’impressions immédiates, de forme ouverte, et de leurs résultats musicaux. Reprenant l’attitude néo-classique de naguère qui attaquait le « chef-d’œuvre » et se défendait du « grand style » en l’évitant ou en le parodiant, cette nouvelle tendance s’est attachée à l’expérience plutôt qu’à l’œuvre – expérience aussi bien à l’intérieur de l’événement musical lui-même que dans ses rapports avec son contexte, son milieu : salles de concerts, interprètes, public, critique, publicité. Ainsi, le dessein de composer des œuvres de caractère définitif et fixé une fois pour toutes, d’une intention conceptuelle concentrée et d’un intérêt durable se trouve, semble-t-il, éclipsé par la recherche de possibilités nouvelles. Cette tendance, reprise des années 1910-1925, est le résultat bien naturel d’une condition extrêmement traditionaliste de la profession musicale, plus rigide encore en Europe qu’en Amérique. En effet, c’est en Europe qu’une des ramifications de ce récent développement devait prendre une particulière extension, réagissant au conservatisme oppressant, pour aboutir au mouvement dit « musique sérielle ».
2Tout commentaire au sujet de mouvements artistiques, et en particulier au sujet de celui-là, conduit aisément à la confusion entre un style général et les œuvres individuelles qui le mettent en œuvre et lui donnent une importance artistique dans le sens classique du terme (pas nécessairement dans le sens « expérimental »). Aujourd’hui de telles œuvres semblent paradoxales dans la mesure où elles répondent plus ou moins aux anciens critères du « chef-d’œuvre » ; au sein du développement musical actuel, elles sont atypiques, car le produit authentique d’aujourd’hui est l’œuvre expérimentale, qui n’exige pas d’être entendue plus d’une fois puisque ses intentions expérimentales doivent être évidentes et que là est sa seule raison d’être. Sa répétition n’a d’intérêt que face à de nouveaux auditoires ou dans de nouvelles conditions de l’interprétation, permettant à l’expérience de révéler de nouveaux résultats. Que l’œuvre dépende ou non de procédés aléatoires, l’intention expérimentale reste la même. Une telle démarche présuppose, bien entendu, des rapports conventionnels entre public, interprètes et compositeurs : un auditoire plus activement disposé à l’expérimental que d’ordinaire pourrait faire surgir des résultats tout à fait inattendus par les musiciens eux-mêmes.
3À vrai dire, le développement de la « musique sérielle » ne semble pas du tout, quoi qu’on prétende, procéder des techniques de Webern ou des autres compositeurs dodécaphoniques viennois, mais plutôt d’un aspect restreint de celles-ci, vu à travers les préoccupations esthétiques et techniques issues de Messiaen. Les compositeurs viennois ont toujours été préoccupés par l’aspect reconnu, expressif, artistiquement ordonné de la musique. La mise en œuvre de mécanismes abstraits, considérés comme remarquables en eux-mêmes (plus fréquente chez Berg que chez Webern), imprégnait la musique soviétique préstalinienne, notamment celle de quelques « scriabinistes » : l’un d’eux, Joseph Schillinger, apporta ces conceptions aux États-Unis en 1928 (il travaillait alors avec Thérémine à diverses expériences musicales électro-acoustiques). Ives, Cowell, Varèse et Crawford aux États-Unis avaient déjà témoigné de l’intérêt à de semblables systèmes de schématisation abstraite.
4Cette tendance dans son ensemble présente des analogies évidentes avec la peinture contemporaine, avec une différence essentielle cependant. La peinture moderne fait appel à l’instinct du collectionneur, au contraire de la musique, puisque l’œuvre musicale ne peut être possédée ni physiquement ni, d’ailleurs, intellectuellement la plupart du temps, car elle ne peut être facilement mémorisée par le profane. Néanmoins, les musiciens eux-mêmes trahissent ces instincts, et beaucoup d’entre eux ont fait de leurs œuvres des collections prodigieuses de sons et de trouvailles musicales, s’en délectant un peu à la manière d’avides collectionneurs de timbres arrangeant les pages de leurs albums.
5Comme dans les autres arts, beaucoup d’œuvres musicales se donnent comme l’un de leurs objectifs la critique soit d’autres œuvres, soit du monde musical traditionnel. Par exemple, quoi de plus ironique (encore que ce soit souvent involontaire) à l’égard de la soif de « premières auditions » des impresarios de concerts, que ces œuvres aléatoires dont chaque exécution est une « première » puisqu’elles ne sont jamais jouées de la même manière ? Et quelle économie de travail pour le compositeur !
6Fort différente de ces courants-là est la tendance, dans la musique récente, vers une plus forte organisation interne, inspirée peut-être d’œuvres littéraires comme celles de Joyce, Proust, Butor, Robbe-Grillet et Burroughs. De tels écrivains ont incité les musiciens à découvrir des voies nouvelles et plus vigoureuses pour aborder la perception, l’identification, la compréhension, l’expérience et la mémoire. Certains aspects seulement du système dodécaphonique et d’autres systèmes y ont contribué – ceux notamment qui ont trait au développement des microstructures musicales et à leur mise en relations nouvelles et plus parlantes, dans le but d’atteindre à une grande variété de pensée musicale et de processus expressifs. Mais l’apport de ces systèmes demeure essentiellement inutile : en développant le dodécaphonisme, les Viennois faisaient un pas en arrière par rapport à leurs œuvres « atonales » antérieures, qui sont beaucoup plus riches de pensée, tandis que les routines mécaniques et arbitraires de la musique sérielle, comme les opérations de la musique aléatoire, son antithèse, sont en fait conservatrices, et souvent trop simplistes quant à la pensée et à l’expression musicales. Ce sont celles-ci qui, pour nous, restent les plus importantes.
7Le produit authentique d’aujourd’hui est l’œuvre expérimentale
8Preuves, 177 (novembre 1965) [21-38].
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