Les trois dernières sonates de Debussy
p. 107-122
Texte intégral
1Les dernières œuvres de Debussy, trois sonates pour différentes combinaisons instrumentales, représentent autant une récapitulation des principes de ses œuvres précédentes qu’un nouveau départ. On a très peu écrit à leur sujet, comme d’ailleurs sur la production musicale du compositeur en général, peut-être parce que Debussy était attaché à ce qu’il considérait comme l’essentiel de la musique – la part qui est irréductible aux mots. S’il est vrai que la plupart de ses œuvres ont des titres, au niveau de leurs mécanismes intérieurs, Debussy semble avoir évité, de façon presque perverse, tout ce qui pouvait aider les critiques et les musicologues. Des compositeurs plus « systématiques », tels Stravinsky, Schoenberg et ceux des différentes écoles nationalistes, ont fait consommer plus d’encre que des compositeurs plus discrets, comme Debussy, qui transforment une absence de système en système. Celui qui écrit sur Debussy ressent constamment l’aspect quasi anti-intellectuel de sa musique : ses formes sont tantôt si simples, tantôt si obscures, que l’on ne peut en discuter en utilisant les termes habituels de développement mélodique, de contrepoint ou d’harmonie, et que l’on se contente de termes comme « couleur » ou « atmosphère ». C’est une musique qui exerce pourtant une influence puissante sur les musiciens, à la fois par son expression, qui est tout à fait convaincante, et par le fait qu’elle suit totalement ses méthodes propres, lesquelles sont inexplicables et très éloignées des pratiques musicales en usage avant comme après lui.
2L’une des caractéristiques les plus intéressantes de cette musique réside en un sentiment extrême de liberté, un haut degré d’intuition qui maintient tous les éléments, depuis l’harmonie jusqu’à la forme, au même niveau de divergence par rapport aux pratiques conventionnelles. On pourrait, à mon avis, la regarder comme un monde personnel de méthodes en métamorphose continuelle d’œuvre en œuvre. Il est tout à fait clair, d’après ses premières œuvres comme d’après ses nombreuses déclarations sur la musique, que les goûts et la formation de Debussy reflètent la meilleure tradition française – une circonstance qui l’a peut-être aidé à construire son monde privé, l’empêchant de tomber dans le chaos complet.
3Plus tard dans sa vie, avec l’avènement de Stravinsky, Schoenberg, Bartók, Satie, des futuristes italiens et d’autres manifestations de ce qui lui semblait être une anarchie culturelle croissante, Debussy se mit à dire dans des lettres à ses amis : « Ne soyons pas modernes ! ». Et il entreprit la quête d’une unité plus rigoureuse mais convenant à ses œuvres, perceptible dans Jeux, les Études pour piano et les trois Sonates. Mais cette quête fut interrompue par la souffrance due au cancer qui allait l’emporter en 1918. Plus tard, des compositeurs avancés, qui ressentaient cette même anarchie, ont tenté de façons différentes de donner à leur musique un sens plus fort de la forme. Mais la plupart d’entre eux sont revenus aux formes et aux systèmes plus anciens de construction et de liaison des idées, voire même de constitution de la nature des idées musicales. Très souvent, ces anciennes structures ne convenaient pas aux matériaux harmonique et mélodique choisis, produisant un effet incertain. Ce qui est donc fort intéressant chez Debussy, c’est son effort pour trouver une méthode homogène qui ne repose pas sur des formes empruntées. Et de nos jours, depuis que le style harmonique de Debussy (la première chose qui frappa ses contemporains) n’a plus l’attrait de la nouveauté – depuis qu’a cessé de nous surprendre la nouveauté d’un agrégat quelconque de sons simultanés –, nous commençons à voir d’autres aspects encore plus significatifs dans la musique de Debussy. Certes, l’histoire de la musique nous apprend comment les révisions dans la manière de concevoir la forme, l’harmonie et toute autre caractéristique de la musique sont allées de pair. Et le cas de Debussy peut servir de leçon extrêmement précieuse, peut-être l’une des plus radicales de la musique contemporaine. Mais la plupart des compositeurs de son époque saisissaient mal ce que faisait Debussy, et les compositeurs de la génération suivante écartèrent le monde tranquille et quelque peu brumeux de sa musique, trop rêveuse et « évasive » à leurs yeux, rejetant grand nombre de ses innovations formelles tout comme son atmosphère parfumée. Le monde était devenu plus brutal, plus violent. Par exemple, pour la plupart des artistes et écrivains, la mer devait receler quelques terreurs ; or, La Mer évoque peu cet aspect. Elle avance dans un bourdonnement scintillant de sons élégants et mystérieux, le symbolisme étant pour Debussy une question de mouvement avant tout, un jeu incessant et constamment changeant de pensées indistinctes. Sa partition suggère rarement les multitudes de drames qui ont souvent accompagné les réflexions relatives à la mer ; il ne semble jamais y mettre de ténèbres, ni là ni, d’ailleurs, dans ses autres œuvres, à l’exception de Pelléas. Cela suffisait en soi pour éloigner de lui les générations suivantes.
4Les années vingt, il faut se le rappeler, virent un retour vigoureux aux formes prétendument classiques, non seulement de la part de Stravinsky dans des œuvres telles que la Sonate pour piano ou le Concerto pour piano, mais également dans des œuvres d’Arnold Schoenberg comme sa Suite pour piano opus 25 et le Troisième Quatuor à cordes. Cela donna le ton pour les années à venir : les compositeurs plus jeunes avaient tendance à suivre cette approche, somme toute fort conventionnelle, de la forme, peut-être dans l’espoir de rapprocher le public d’une musique nouvelle qui utilisait des harmonies et des mélodies inédites pour l’époque. Rétrospectivement, il apparaît clairement que ce pastiche de la forme classique comportait de graves dangers, car il ne convenait nullement aux tensions, conceptions et expressions auxquelles s’attachait la musique nouvelle. Nous nous retrouvons ainsi, une fois de plus, confrontés au même problème : trouver des formes de grande envergure et des contours détaillés compatibles avec notre façon moderne de penser. Et il apparaît clairement aujourd’hui que la musique de Debussy, peut-être plus que celle de n’importe quel autre compositeur de l’époque, a déterminé le développement technique de la musique contemporaine, sinon sa tonalité émotionnelle. Ses œuvres, et en particulier les plus tardives, présentent une orientation si nouvelle de la pensée musicale que tous les compositeurs postérieurs la considérèrent comme une sorte d’extrême, surtout en ce qui concernait la forme ; même ceux qui appartenaient à des écoles privilégiant des plans plus définis réagissaient souvent en recourant aux conventions plus traditionnelles et, de maintes façons, inertes et incomprises, de la musique plus ancienne. Les sonates de Stravinsky, Hindemith et de nombreux autres représentent une sorte de parodie des formes académiques de développement musical et de construction, liées à de nouvelles idées sonores, de nouvelles structures harmoniques, contrapuntiques et rythmiques. Mais même dans cette musique, le refus des différentes formes de développement conventionnel est évident. Ainsi, pour sa puissance, pour sa tentative de résoudre le problème de ce que l’on appelle souvent la « logique musicale » dans de nouvelles situations musicales, et en des termes parallèles aux idées contemporaines sur le fonctionnement de la pensée et des sentiments humains, la musique de Debussy est particulièrement significative.
5Les trois dernières sonates de Debussy ont beaucoup en commun avec les dernières œuvres de nombre de compositeurs dont le style change brusquement vers la fin de leur vie, que celle-ci soit longue ou brève. On remarque les mêmes sortes de cristallisation et de clarification des intention, ainsi qu’une certaine restriction ou stylisation des moyens dans les œuvres ultimes de Bach, Mozart et Beethoven, aussi bien que dans celles de Fauré, Mahler, Bartók, Schoenberg ou Webern. Et c’est cette qualité particulière qui vaut aux œuvres ultimes de chacun de ces compositeurs la critique aiguë d’un côté et le culte du prestige de l’autre, comme pour l’Art de la fugue ou les dernières mélodies de Fauré.
6En parlant de la musique de Debussy, il est devenu habituel d’introduire les poètes symbolistes et les peintres impressionnistes, et il est facile d’en comprendre la raison : Debussy était lié aux poètes par son amitié avec Henri de Régnier, une figure mineure, et par sa présence régulière aux réunions du mardi après-midi chez Stéphane Mallarmé ; de là viennent l’hommage de Debussy, l’églogue musicale d’après l’Après-midi d’un faune du poète, et la réponse de Mallarmé dans son délicieux quatrain sur Debussy. En outre, Debussy mit en musique plusieurs poèmes des symbolistes Verlaine, Mallarmé et Maeterlinck, ainsi que de leur prédécesseur Baudelaire. Enfin, certains titres de Debussy évoquent un lien thématique avec les impressionnistes : les marines de Monet et de Seurat, les tableaux espagnols de Manet, et l’influence des gravures japonaises, évidente dans certaines œuvres de Gauguin.
7C’est sans doute une chance, pour les explications a posteriori, que deux mouvements aussi importants que l’impressionnisme et le symbolisme se soient développés en même temps à Paris. La société avait toutefois subi un tel changement que cette simultanéité des mouvements artistiques n’impliquait plus forcément des rapports entre l’un et l’autre tels que ceux qui existaient à la Renaissance et pendant la période baroque, pas plus qu’entre les artistes au sein de ces mouvements. Le passage de Manet à Monet est bien plus qu’une simple substitution de voyelles ; les différences entre Rimbaud, Verlaine et Mallarmé sont considérables. En tout cas, nous sommes nettement plus proches de ce type d’analogie propre aux historiens de la musique qu’à des analogies semblables dans un passé plus lointain ; mais plus nous l’approfondissons, plus il devient difficile de le clarifier, sauf dans les termes les plus généraux. L’impressionnisme et le symbolisme semblent avoir évolué plutôt indépendamment l’un de l’autre, chacun tirant ses traditions de sa propre histoire. Ainsi, en ce qui concerne la peinture, les influences de Constable, Delacroix, Goya et, à un degré moindre, de Corot et Courbet, sont évidentes, tandis que pour la poésie, Edgar Allan Poe, Coleridge et la Pléiade française, ainsi que Baudelaire et le poète-adolescent fou Rimbaud sont importants. (En musique, il y a l’influence de Berlioz filtrée à travers les Cinq Russes, et celle de Wagner filtrée à travers Franck.) Les parallèles sont difficiles à établir, tant chaque peintre et chaque poète est différent des autres. Les principales similitudes résident dans le point de vue général qu’ils partagent avec Debussy – l’absence de grands effets rhétoriques ou dramatiques, le souci d’une expression humaine tranquille et calme, dans tout ce qu’elle a d’unique, et la découverte de techniques et de symboles, chacune propre au poète ou au peintre, par quoi exprimer ce monde individualisé. Il est important dans toute discussion de ce genre de signaler que l’« impressionnisme » en musique ne constitue pas vraiment une école, car Debussy en est le seul représentant majeur ; il n’offre pas plusieurs facettes. Pour Dukas, Ravel, Roussel, Stravinsky, Schoenberg, Bartók ou Falla, l’impressionnisme ne fut qu’une phase passagère.
8Il existe un autre aspect très important du mouvement symboliste et, à un moindre degré, de l’impressionnisme : l’idée de saisir ce que les moments individuels ont d’unique et de spontané. Edmund Wilson, dans son livre Axel’s Castle, l’exprime très clairement :
« Chaque sentiment, chaque sensation que nous éprouvons, chaque instant de conscience est différent de tout autre ; il est donc impossible de rendre nos sensations comme nous les ressentons vraiment à travers le langage conventionnel et universel de la littérature ordinaire. Chaque poète a sa personnalité unique ; chacun de ses moments a son ton particulier, son mélange particulier d’éléments. Et c’est le devoir du poète de retrouver, d’inventer le langage particulier qui, seul, sera capable d’exprimer sa personnalité et ses sentiments. »1
9À première vue, cette position semble convenir à la musique de Debussy ; mais après plus ample réflexion, on se rend compte que la nature même de la musique est bien différente de celle de la littérature. De nombreux poètes de l’époque, affirmant que tout art aspirait à la nature de la musique, en soulignaient d’emblée l’expressivité abstraite et l’absence de dénotation. Cela ne laissait à la musique, pour ainsi dire, aucune visée autre que celle d’un programme intérieur : le mécanisme de la sensibilité, ce flux de conscience qui devait particulièrement séduire les compositeurs français, avec leur longue tradition de musique à programme. Exposer la vie intérieure subjective à la réflexion était devenu tout à fait normal à l’époque. Bergson avait déclaré que l’on ne pourrait arriver à la vérité métaphysique qu’à travers l’intuition, et que, pour suivre celle-ci, il fallait consciemment supprimer toute tentative de la raison – une position qui s’accordait bien avec les vues des psychologues français tels que Charcot qui s’occupaient des mécanismes du subconscient.
10L’école du flux de conscience a eu un impact remarquable sur la littérature depuis l’époque de Rimbaud. Un de ses procédés consiste à trouver des relations de nature personnelle ou suggestive qui suivent des modèles émotionnels associatifs plutôt que rationnels. Lors de ses premières manifestations dans l’œuvre de Rimbaud et d’autres poètes symbolistes, on ne se souciait guère de l’intégration formelle : pour une raison ou pour une autre, la forme était considérée comme acquise, et cela était également vrai dans le cas de Debussy. Dans ses manifestations ultérieures, telles qu’Ulysse ou Finnegan’s Wake de James Joyce, des structures familières et reconnaissables sont superposées au flux de conscience, de la même façon que dans des œuvres comme le Troisième Quatuor à cordes de Schoenberg ou Wozzeck de Berg. Ainsi, ce que nous appelons aujourd’hui la technique du flux de conscience émergeait à l’époque de Debussy ; à mon avis, c’est une clé importante dans toute évocation de sa musique ; elle implique la découverte de relations musicales n’épousant pas les modèles traditionnels, relations que l’on pourrait appeler, dans un sens assez libre, « logiques », mais qui, en vérité, avancent par des chemins plus obscurs, parfois extramusicaux, parfois stylistiques, et parfois à travers des similitudes rarement prises en compte dans la dialectique musicale.
11Une telle tendance est contrebalancée par une familiarité de plus en plus grande avec le passé musical. Il s’agit d’un mouvement qui, non moins que ce que nous avons relevé précédemment, a bousculé l’évolution musicale. C’est du vivant de Debussy que l’on commença à scruter le passé oublié de la tradition occidentale ; parfois, il semble que chaque étape expérimentale, chaque position audacieuse des compositeurs contemporains trouvent leur parallèle dans l’étrangeté croissante de la musique découverte par les musicologues. Ainsi, pour un public naïf, Pérotin est aussi lointain que Schoenberg. À cet égard, les compositeurs et les musicologues ont contribué ensemble à bouleverser ce qui était considéré, au début de la vie de Debussy, comme la tradition de la musique. Cette tendance particulière se remarque à peine en littérature, tandis qu’en peinture, la résurrection consciente des styles antérieurs vient davantage d’Ingres, de Courbet et de Corot – ainsi que de Cézanne qui, soucieux de la forme, rompit avec les impressionnistes –, que des impressionnistes, plus enclins à suivre l’exemple de Goya et de Vélasquez.
12L’impact qu’eurent ces différentes sortes de musiques fraîchement découvertes sur Debussy est bien connu. Les nombreux titres de ses œuvres font apparaître une prédilection d’une logique presque parfaite pour l’éloignement ou l’exotisme, que ce soit sur le plan ethnique ou historique. Un petit nombre de ses œuvres seulement – tels La Mer, Jeux (un ballet ayant comme sujet une partie de tennis) et Nuages – traitent de sujets plus ou moins familiers. Beaucoup plus important pour Debussy était le fait de s’attacher à des lieux très éloignés de son milieu immédiat, géographiquement ou historiquement : l’Espagne [Iberia, « Soirée dans Grenade », « La Puerta del Viño »), la Chine (« Pagodes »), l’Amérique (« Golliwog’s Cakewalk », « Minstrels », « La Sérénade interrompue »), la Grèce (« Danseuses de Delphes », Danse sacrée et Danse profane) ; le Moyen Âge (Pelléas et Mélisande, Le Martyre de saint Sébastien, « La Cathédrale engloutie », « Et la lune descend sur le temple qui fut ») ; l’Antiquité mythologique (« Sirènes », « Canope ») ; et des occasions spéciales, telles que les fêtes (« Fêtes », « Feux d’artifice »).
13Certes, pour un musicien doué d’une telle imagination musicale, les titres ne sont que des stimulations qui servent à évoquer une expérience traduite en musique directement et avec plus de force. Mais cet éloignement illustre toujours le sentiment d’un détachement par rapport à l’ordinaire des sentiments, dont sa délicatesse et sa sensibilité l’écartaient. De même, il n’est pas surprenant que Debussy, comme tant d’écrivains et de peintres de l’époque, ait été profondément attiré vers l’enfance, vue par les adultes comme une période où les impressions sont plus originales et plus spontanées, les responsabilités du quotidien n’ayant pas encore orienté l’esprit vers le prosaïque. Une partie du matériau mélodique et harmonique de son ballet La Boîte à joujoux et de Children’s Corner se retrouve dans sa Sonate pour flûte, alto et harpe.
14Les titres de ses œuvres représentent en fait une liste des préoccupations artistiques-esthétiques de la société bourgeoise cultivée de cette époque, beaucoup plus que de celles des symbolistes et des impressionnistes. Ils ressemblent, à cet égard, à ceux de Couperin, que Debussy admirait particulièrement. Le monde symbolique abstrus et extrêmement artificiel dont se servait Mallarmé pour parer ses délicates rêveries philosophiques est bien loin du contact autrement direct de Debussy avec le monde naturel et familier des classes cultivées de France. Ce fut parmi celles-ci, les peintres ou les poètes mineurs n’adhérant à aucun des deux mouvements importants mentionnés ci-dessus, que s’illustrèrent le mieux cette variété particulière d’exotisme et d’amour de la nature, ainsi que le monde de l’imperturbable calme bourgeois et le plaisir raffiné rencontrés chez Debussy. La chaleur et le charme de ce monde rappellent certaines périodes de Renoir aussi bien que l’agréable optimisme d’un Paul Fort et d’écrivains comme Régnier ou d’autres dont le nom reste inconnu hors de France. Debussy n’a jamais pénétré pleinement dans le monde étrange et hermétique des poètes symbolistes ; il ne s’intéressait pas vraiment non plus au monde quotidien tel qu’il était observé à travers les effets de lumière bariolés des peintres impressionnistes. D’une certaine manière, il appartient à un troisième mouvement pour lequel les musicologues devraient trouver un nouveau nom.
15Il est peut-être significatif que Debussy revienne aux titres abstraits pour ses trois dernières œuvres, après tant de titres programmatiques depuis son Quatuor à cordes de 1893. Ce quatuor montre un Debussy maîtrisant pleinement les techniques compositionnelles de l’époque, l’unification des thèmes grâce à l’utilisation de cellules motiviques, de séquences et de répétitions cycliques – quelques motifs constamment amplifiés, modifiés et réapparaissant de mouvement en mouvement – et de nombreuses caractéristiques habituelles de la musique française du XIXe siècle, surtout celle de l’école franckiste : rythmes structurés, phrases bien découpées, et formes simples de crescendo. Du point de vue technique, les caractéristiques les plus remarquables de l’œuvre résident dans sa liberté harmonique et sa puissante impulsion lyrique, qui d’emblée haussent l’œuvre au-dessus de presque tous les quatuors à cordes de l’époque. Mais le fait que Debussy, entre les années 1893 et 1915, n’a écrit presque aucune œuvre au titre abstrait ne reflète évidemment pas un manque d’intérêt pour la forme pendant cette période. Ses œuvres pour piano et pour orchestre, ainsi que Pelléas et Mélisande, avaient entraîné Debussy dans des expériences fascinantes qui eurent pour effet de le libérer des concepts conventionnels. Cette quête incessante de la liberté est soulignée à travers ses lettres et ses critiques. Debussy était convaincu que la musique devait, d’une certaine façon, trouver sa liberté dans une vision poétique du monde, ce qui l’amena à apprécier l’importance de Beethoven comme innovateur de la forme aussi bien qu’à condamner les méthodes formelles stéréotypées du moment. Il est intéressant de noter comme il insiste à la fois sur la liberté, sur les proportions harmonieuses, sur l’originalité et la spontanéité de la Neuvième de Beethoven dans sa discussion sur cette œuvre :
« Il n’y a pas d’exemple plus triomphant de la dualité d’une idée au moule qu’on lui propose ; à chaque bond qu’elle fait, c’est une nouvelle joie ; cela, sans fatigue, sans avoir l’air de se répéter, on dirait le chimérique épanouissement d’un arbre dont les feuilles jailliraient toutes à la fois. Rien dans cette œuvre aux proportions énormes n’est inutile.
Il me semblait que, depuis Beethoven, la preuve de l’inutilité de la symphonie était faite. Aussi bien, chez Schumann et Mendelssohn n’est-elle plus qu’une répétition respectueuse des mêmes formes avec déjà moins de force. Pourtant la “neuvième” était une géniale indication, un désir magnifique d’agrandir, de libérer les formes habituelles en leur donnant les dimensions harmonieuses d’une fresque.
La vraie leçon de Beethoven n’était donc pas de conserver l’ancienne forme ; pas davantage, l’obligation de remettre les pieds dans l’empreinte de ses premiers pas. Il fallait regarder par les fenêtres ouvertes sur le ciel libre : on me paraît les avoir fermées à peu près pour jamais ; les quelques géniales réussites dans le genre excusent mal les exercices studieux et figés qu’on dénomme, par habitude, symphonies. »2
16Plus loin, il parodie la forme en termes qui ressemblent, de façon étonnante, à ceux employés par Thomas Mann dans Le Docteur Faustus pour stigmatiser la musique contemporaine – et qui, à maints égards, pourraient être transposés à notre situation actuelle :
« La symphonie de M. Witkowski est construite sur un choral breton. La première partie, c’est la présentation habituelle du “thème” sur lequel l’auteur va travailler ; puis commence l’obligatoire dislocation... ; la deuxième partie, c’est quelque chose comme le laboratoire du vide... ; la troisième partie se déride un peu dans une gaieté toute bretonne, traversée par des phrases de sentimentalité forte ; le choral breton s’est retiré pendant ce temps-là – c’est plus convenable mais il reparaît, et la dislocation continue, ça intéresse visiblement les spécialistes, ils s’épongent le front et le public demande l’auteur... [...] M. Witkowski [...] écoute des voix certainements “autorisées” : elles l’empêchent, il me semble, d’entendre une voix plus personnelle. »3
17Les méthodes formelles propres à Debussy se développèrent assez lentement. Longtemps – comme on pouvait s’y attendre –, ses mélodies furent en avance sur ses œuvres instrumentales, et celles pour orchestre en avance sur la musique pour piano et la musique de chambre. Ainsi, le Prélude à l’après-midi d’un faune, composé à la même époque (1892-94) que son Quatuor, fait montre d’une plus grande liberté formelle ; et bien que L’Isle joyeuse soit nettement moins développée que La Mer, les deux furent composées à peu près à la même époque (vers 1904). Sa maturité stylistique totale se révèle dans les œuvres pour piano, comme les Préludes de 1910. À partir de là, il chercha progressivement à clarifier son style et à éliminer les éléments qui n’y contribuaient pas directement. Les trois Sonates représentent un effort évident de cristallisation du matériau mélodique face à un fond radicalement simplifié.
18Il est parfaitement clair que les méthodes formelles d’un Debussy arrivé à la maturité sont issues de deux sources différentes ; la forme cyclique de Franck, utilisée dans le Quatuor, et celle du développement continu, utilisée par les compositeurs baroques qu’il affectionnait particulièrement. À l’opposé de nombreux compositeurs du XIXe, il ne traitait pas les XVIIe et XVIIIe siècles comme une source de stylisation néo-classique – comme, par exemple, Tchaïkovsky dans ses Mozartiana, ou Wagner dans Les Maîtres chanteurs – mais davantage comme Chopin et Schumann, tous deux profondément influencés par Bach. Ses œuvres regorgent du concept de développement continu, bien que presque dénué de tout aspect contrapuntique. En même temps, les ruptures dans la continuité sont contrastées et offrent parfois un contre-courant divertissant qui suit son propre développement continu.
19Ainsi, « La Cathédrale engloutie » débute sur un motif pentatonique ascendant, harmonisé de façon assez statique en do majeur. Il est interrompu par un passage mélodique en si majeur, puis les motifs pentatoniques reprennent en des versions différentes et avec des fonds différents en si et mi ♭, revenant au do dans lequel apparaît une variante plus mélodique des motifs. Lors d’une conclusion assez étendue, la mélodie contrastée en si réapparaît et, suite à une transition, une nouvelle version de la mélodie en do majeur se fait entendre. La coda, très brève, se réfère au tout début de l’œuvre. Il existe une affinité fort claire entre les différents éléments, et l’on pourrait dire que l’aspect intentionnellement trouble des harmonies pentatoniques, évocatrices de cloches, est reflété par celui des formulations thématiques, qui toutes s’écoulent parallèlement, même à des endroits où les motifs se cristallisent en une mélodie plus continue. On ne rencontre pas de tendance à moduler au sein d’une phrase, bien que certains degrés soient altérés afin de créer un effet néo-modal. Naturellement, cette œuvre laisse entrevoir des évocations d’organum et une suggestion à peine audible de mélodie médiévale, de type troubadour plutôt que plain-chant – cela pour souligner l’aspect littéraire.
20Chacun des Préludes est, bien sûr, stylisé d’une façon ou d’une autre afin d’évoquer son sujet ; la méthode est très variée, mais il y a toujours des enjeux perceptibles, qui revêtiront une grande importance dans la musique après Debussy. L’un d’eux tient au fait que les harmonies participent au développement formel ; autrement dit, un certain accord sera traité formellement comme une entité ou un motif, et développé en même temps qu’un matériau mélodique motivique parfois très éloigné du motif même. Par moments, les motifs sont des accords brisés, comme dans « La Cathédrale » : d’ailleurs, il arrive souvent qu’un accord avec ses variantes domine complètement une section, voire une œuvre entière. Parfois, il s’agit d’un accord composé de plusieurs appoggiatures prises comme unités et résolues seulement à la fin du morceau. Souvent, il y a aussi une progression harmonique de base qui devient un facteur de la construction formelle. Une autre caractéristique marquante veut que les transitions d’une idée à une autre dans une tonalité différente s’effectuent par des progressions chromatiques parallèles de triades ou d’accords de septième et de neuvième, bousculant ainsi la sensation tonale tout en évoluant avec la plus grande simplicité.
21Il est évident que les trois dernières Sonates – la première pour violoncelle et piano, écrite en 1915 ; la deuxième pour flûte, alto et harpe, de 1916 ; et la troisième pour violon et piano, achevée en 1917 – sont des œuvres abstraites, car Debussy n’aurait pas hésité à leur attribuer un titre littéraire s’il avait eu l’intention de suggérer un contenu programmatique. Nous y retrouvons illustrées toutes ses méthodes, chaque œuvre étant remarquablement différente des autres, tant sur le plan du caractère que sur celui de la forme ; chacune présente une suite différente d’idées4. En réalité, ce ne sont pas des sonates selon le goût classique. Il est probable que Debussy, en utilisant ce terme, pensait plutôt aux sonates du baroque tardif. Par exemple, les trois mouvements de la Sonate pour violon, ainsi que les trois de la sonate en trio, maintiennent une unité de tonalité : les trois mouvements de la Sonate pour violon sont en sol, ceux de la sonate en trio en fa. Par ailleurs, le deuxième mouvement de la Sonate pour violoncelle est principalement à la sous-dominante de ré, qui est la tonalité des premier et dernier mouvements. Debussy semblait affectionner la monotonie de l’unité tonale, trouvant que des digressions extrêmes de la tonalité au sein de chaque mouvement fournissaient suffisamment de variété. À ce propos, l’anecdote du bref passage de Debussy dans le cours d’orgue de César Franck, racontée par Louis Laloy, est à la fois révélatrice et amusante. Quand Debussy improvisait, Franck avait tendance à dire : « Modulez, modulez ! », jusqu’au jour où Debussy s’énerva et lui répondit : « Mais pourquoi devrais-je moduler quand je me trouve bien dans ce ton ? ». Dans les Sonates, on remarquera que les modulations à l’intérieur des sections sont, pour la plupart, abruptes et extrêmes, suivant habituellement un séjour assez long dans une tonalité. Les modulations à l’intérieur des phrases, en revanche, s’avèrent quasi imperceptibles et impliquent une sorte de coloration chromatique afin de produire des traits expressifs dans les passages néo-modaux. Comme d’autres compositeurs français de l’époque, Debussy utilisait des modèles de gammes variés que l’on considérait comme les modes grecs ou médiévaux et qui ont été appelés « néo-modaux ». Plus important encore chez Debussy est son sens très fort de l’expressivité des intervalles restreints – demi-tons, tons entiers et tierces –, et nombre de ses phrases mélodiques évoluent dans un ambitus très limité, ce qui va de pair avec sa façon d’éviter les modulations.
22En effet, on trouve à travers les trois œuvres une sorte de qualité spasmodique dans la manipulation détaillée des mélodies, des harmonies et des rythmes. Elle consiste en la création d’une structure, figée par la répétition de motifs mélodiques, de structures rythmiques et de progressions harmoniques, et subitement changée pour reprendre une autre structure, renforcée à son tour par les mêmes sortes de procédés. Ce changement entraîne souvent des contrastes extrêmes : modulation éloignée, changement de rythme, nouveau motif mélodique inattendu. Ce mécanisme de point culminant, à la fois retardé et préparé par la répétition, contraste directement avec le modèle classique de la construction musicale qui cherche ses effets par intensification progressive, étape par étape, vers le point culminant pour s’en éloigner par la suite. Dans les dernières Sonates, ce modèle expressif est habilement manié afin que les structures de phrases soient souvent arrangées pour lier dans une ligne continue un ou plusieurs de ces changements abrupts. Cela apporte une richesse d’inflexion et un sens de la profondeur rarement rencontrés en dehors de Mozart, chez qui ces contrastes rapides dans le court espace d’une phrase étaient maniés avec adresse. Et cette technique de répétition démarque nettement Debussy des autres (soi-disant) impressionnistes, suggérant un rapport réel avec Stravinsky.
23De cette accumulation de courts fragments mélodiques, les uns se détachant souvent de façon marquée des autres, émerge un sens remarquable de la dialectique, une idée musicale en suggérant une autre, et le tout se résumant à une sorte de satisfaction esthétique proche de celle des œuvres du passé. Car si Debussy évite les formes de développement habituelles en réitérant des phrases de façon presque identique, il rivalise avec elles dans un jeu de motifs cachés qui apparaissent dans des phrases de caractère contrasté. Il présente ainsi dans la sonate en trio toute une série de phrases mélodiques contrastées, l’une après l’autre, qui semblent sans rapport entre elles. Mais elles sont toutes dans la même tonalité et, ce qui est plus caractéristique, partagent un simple motif pentatonique, créant ainsi un sens de l’unité stylistique. Le mouvement débute par un arpège ascendant et une harmonie chromatique qui suggère la tonalité de la ♭, mais cette suggestion initiale est immédiatement écartée jusqu’à la section médiane, et une série de thèmes en fa majeur ou proches de cette tonalité apparaît.
24Il faut noter ensuite, outre cette formulation mélodique, la remarquable transparence de texture. Dans ses dernières œuvres, Debussy a réduit sa manière aux éléments les plus sobres, les plus fondamentaux ; en cela, il ressemble aux postimpressionnistes comme Cézanne ou le premier Matisse. Il n’y a guère d’autre appui que le plan mélodique, accompagné d’harmonies relativement simples, sans contrepoint. Même la structure habituelle en deux parties (soprano-basse) n’apparaît que par endroits. L’accompagnement a également tendance à souligner les accents expressifs de la mélodie ainsi que son sens directionnel, ou à les renforcer et les réduire en vue d’effets expressifs.
25Certes, cette tendance vers la simplification était dans l’air. Elle se remarque dans les dernières œuvres de Mahler, comme dans celles de Fauré. Et cette simplification chez Debussy impliquait également la stylisation d’une œuvre entière, puisque chacune de ces Sonates évolue dans sa propre sphère. Les mouvements ne sont pas seulement dans la même tonalité ou des tonalités étroitement liées ; en outre, ils ne présentent guère de contrastes les uns par rapport aux autres. Les contrastes se trouvent au sein des mouvements : le ton de la Sonate pour flûte, alto et harpe est généralement doux, avec une alternance entre des idées nostalgiques et d’autres, rapides, diatoniques. Il s’agit peut-être de la plus unifiée des trois ; son premier mouvement contient l’un des meilleurs exemples de sa façon de combiner en de grandes sections des idées qui paraissent sans rapport entre elles. La rhétorique de la question-réponse, si chère aux compositeurs classiques, se trouve ici élargie jusqu’à une sorte de flux de conscience faisant allusion au premier mouvement de la Symphonie fantastique de Berlioz. Chaque idée est liée de manière évidente à la précédente par son motif initial, mais en plus, la tonalité de fa unifie cette diversité d’idées, et certains motifs pentatoniques récurrents de trois sons font partie intégrante de chaque phrase, créant ainsi une unité stylistique sinon un sens de ce que l’on appelle habituellement la « logique musicale ». De fait, ce type de logique est très nettement évité, et pour sa plus grande part, la musique ne le suggère même pas. C’est donc un vrai tour de force que d’avoir construit ces œuvres d’une durée considérable en s’appuyant si peu sur les formes habituelles de continuation musicale, et d’avoir donné en même temps un sens si complet de l’expérience à multiples facettes, maîtrisée et unie, que nous attendons d’une œuvre d’art.
26On pourrait ajouter que la nature de l’unité qui ressort de ces pages vient en partie répondre aux difficiles problèmes stylistiques du XIXe siècle. Debussy, aussi bien que, dans une certaine mesure, d’autres compositeurs français, commença à considérer comme souple le vocabulaire musical dans son ensemble, ce qui l’amena à une liberté accrue dans le choix de la gamme, du type d’harmonie, du type de mouvement et de déroulement des idées pour chaque pièce. Cette stylisation extrême en vint à constituer un élément de cohérence formelle. La Sonate pour flûte, alto et harpe montre une dépendance fondamentale à l’égard de quelques figures tirées de la gamme pentatonique. Ces figures se retrouvent déjà à plusieurs reprises dans la musique de Debussy, notamment dans son « Doctor Gradus ad Parnassum » tiré de Children’s Corner. Un grand parti est tiré de ce matériau pentatonique établi, avec de subtils développements vers des altérations chromatiques. Toutes les figures mélodiques, détendues harmoniquement, en sont tirées, et produisent un matériau intense ou expressif. Le choix très limité du matériau imprègne l’œuvre entière, donnant d’emblée une apparence d’interrelations formelles, comme si toutes les phrases, quels qu’en soient le tempo et le rythme, souvent contrastés, étaient liées les unes aux autres. Cette étroite cohérence stylistique, proche de l’ordre formel, se remarque également dans la Sonate pour violoncelle et piano qui fait un grand usage de quelques figures mélismatiques évoquant la musique flamenco espagnole, tout en restant suffisamment à distance du folklore originel pour que l’œuvre n’offre plus qu’un soupçon de saveur espagnole. La Sonate pour violon et piano est, de ce point de vue, organisée de façon moins fermée, bien que les éléments cycliques y soient traités de façon plus complète.
27Il est difficile d’établir la frontière entre le fait de restreindre le caractère d’une œuvre de grandes dimensions afin d’exploiter le matériau à l’intérieur d’un cadre restreint de procédés relativement définis, et l’idée de la forme dans le sens habituel des thèmes et des motifs récurrents. À l’intérieur de ce cadre de limitation, Debussy, dans sa Sonate pour flûte, alto et harpe et sa Sonate pour violoncelle, construit des continuités d’une grande liberté. Dans la première de ces œuvres, chaque mouvement contient plusieurs tempos et caractères qui forment un tout, pas simplement à cause de la sensibilité subtile qui met en contraste ce qui semble avoir quelque rapport spirituel, mais également à cause des relations claires entre les motifs et le schéma global mentionné ci-dessus, lequel ne suffirait pas à maintenir l’intérêt dans une œuvre de plus grande envergure sans des moyens plus directs.
28Les détails concrets de configuration de toutes ces œuvres aux textures simples sont fort intéressants. Le premier mouvement de la Sonate pour flûte, alto et harpe, intitulé « Pastorale » (aucune de ces sonates ne comprend un seul mouvement de forme-sonate), consiste en une série de phrases très contrastées, chacune un peu plus intense que la précédente, jusqu’à ce qu’apparaisse une section médiane, nettement plus rapide, suivie d’un retour à la séries de thèmes de la première partie, mais dans un ordre différent. Cette description pourrait laisser penser que le mouvement ressemble à une forme tripartite typique, mais il y a une différence de taille : les relations entre phrases sont en effet tellement subtiles que l’œuvre entière possède une plus grande unité que celle associée à une sonate. Cette unité est difficile à définir. L’esprit musicien, face à une musique qui semble si hétérogène, essaie de trouver des rapports – mais si ces rapports ne se révèlent pas en définitive, il existe un réel danger que la pièce entière ne commence à lasser. En fait, ces œuvres sont d’ordre principalement mélodique ; il n’y a pas énormément de textures intéressantes, à l’opposé de nombreuses œuvres de la période médiane de Debussy, ni d’harmonie intrigante. C’est à l’évidence le contour qui est censé porter l’œuvre.
29Presque tout ce que j’ai dit au sujet de ces œuvres, on l’aura compris, bat en brèche les pratiques musicales en usage à l’époque. Plus on pénètre en elles, plus on se rend compte que tout dans le thème est choisi selon un sens hautement développé du goût musical et un niveau très élevé d’expression critique, avec un sens aigu de la cohérence comme du caractère unique. À l’instar des meilleures œuvres de la musique du XXe siècle, elles possèdent un caractère tout à fait particulier, où toutes les caractéristiques nouvelles sont réunies en un tout harmonieux.
30Schoenberg et Stravinsky, entre autres, continueront dans cette voie pendant quelques années après Debussy avant de s’orienter vers le néoclassicisme, attribuant à chacune de leurs œuvres une empreinte particulière aussi bien qu’un caractère unique. Ceux qui connaissent la musique contemporaine ont souvent eu l’impression que cela constituait le véritable moyen d’exister pour une telle musique – que la seule fonction valable de l’art de notre temps était de produire ces œuvres particulières, dotées de leur propre vie intérieure. Ce point de vue peut, bien sûr, mener rapidement à l’anarchie, à l’établissement de principes saugrenus, souvent d’une nature très peu artistique. Mais si l’on étudie la première moitié de notre siècle, la plupart des œuvres qui nous impressionnent étaient liées à cette esthétique de « mandarin », comme la qualifiait le critique littéraire Cyril Connolly. D’autres œuvres ont aidé à préserver notre raison et la respectabilité de la musique face à un public d’abord scandalisé, ensuite ennuyé par ce qu’il ne comprenait pas et risquait de ne jamais comprendre ; elles continuaient à la fois de créer un arrière-plan de tradition modifiée, si elles étaient composées avec compétence, et de faire progresser notre compréhension des œuvres plus introspectives. Il est évident que la musique de « mandarin » risque de ne jamais s’attirer un grand public, car son appréciation exige une profonde compréhension de la tradition musicale, un goût de l’aventure, et une grande estime de l’individu. Alors que notre société change de plus en plus vite, et que la culture se répand partout mais de façon plus superficielle, il est difficile de voir comment une telle attitude envers la musique pourra survivre sauf parmi un nombre très restreint de spécialistes. On pourrait facilement imaginer que les rôles soient inversés, les critiques s’épongeant le front sur des curiosités remarquables, tandis que le public applaudit sans comprendre – et que cela devienne la routine académique contre laquelle une nouvelle école se révolterait. Certains pensent que cela s’est déjà produit. Toutefois, tant qu’un artiste garde sa position particulière dans une société démocratique, on a du mal à voir comment la tendance à exprimer ses qualités uniques pourrait se développer autrement.
31The Three Late Sonatas of Debussy
32Conférence à Princeton University en 1959.
Notes de bas de page
1 Wilson, Edmund : Axel’s Castle : A Study in the Imaginative Literature of 1870-1930 ; New York, Charles Scribner’s Sons, 1932, p. 21.
2 Debussy, Claude : Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, § 1, p. 37, §§ 2 et 3, pp. 25-26.
3 Debussy, Claude : Monsieur Croche et autres écrits, op. cit., pp. 26-27. Carter cite Debussy d’après une édition américaine de Monsieur Croche, dans une traduction de Β. N. Langdon Davies, qui constitue un montage assez libre des textes originaux, sans mention de leur provenance. Par ailleurs, ce traducteur adapte très librement le texte de Debussy, puisque la première phrase de sa traduction commence ainsi : « Une symphonie est habituellement construite sur une mélodie que le compositeur a entendue dans son enfance. ». Plus loin, il traduit : « la deuxième partie semble se passer dans un laboratoire expérimental ; la troisième partie se déride un peu de façon tout à fait enfantine ». Puis, après « et le public demande l’auteur », Langdon Davies ajoute une phrase qui n’existe pas chez Debussy : « Mais l’auteur ne se présente pas. ». Enfin, la dernière phrase est traduite ainsi : « Il écoute avec modestie la voix de la tradition qui l’empêche, il me semble, d’entendre la voix qui parle en lui-même. ». Le nom de Witkowski n’apparaît pas dans le texte anglais. Voir : Debussy, Claude : Monsieur Croche the Dilettante Hater, Noel Douglas (éd.), traduction anglaise par Β. N. Langdon Davies, New York, The Vicking Press, Inc., 1928 ; repris dans : Three Classics in the Aesthetic of Music, New York, Dover, 1962. (N.d.É.)
4 Debussy avait l’intention d’écrire six sonates en tout. Les trois qu’il a achevées sont dédiées à sa femme, Emma-Claude Debussy, dont le nom est suivi de l’abréviation « p. m. » (« petite mienne »), terme affectueux qu’il employait pour la désigner. Dans ce geste inachevé d’hommage à sa seconde femme, Debussy laisse entrevoir un côté tendre, personnel et humain de sa nature, qui reste l’un des traits les plus caractéristiques de sa musique.
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