In Memoriam : Roger Sessions, 1896-1985
p. 97-103
Texte intégral
1L'intégrité de Roger Huntington Sessions, en tant qu'homme et musicien, a fortement impressionné tous ceux qui ont pu le connaître et admirer sa musique. Pour nous, sa position hautement morale se révélait en chaque aspect de son existence : dans sa musique, son enseignement, ses écrits, et dans ses moments d'humour enjoué lors des réunions en société. Cette qualité m'est apparue évidente depuis que j'ai entendu sa Première Symphonie interprétée par l'Orchestre Symphonique de Boston en 1927. Et ce que j'ai écrit en 1940, à l'occasion d'un concert entièrement consacré à sa musique1, représente encore, en grande partie, mon opinion, bien que mon avis soit devenu beaucoup plus large et plus enthousiaste au vu des huit symphonies qui ont suivi, ainsi que d'autres œuvres et des nombreux essais et livres qu'il a écrits tout au long de quarante-cinq années.
2Dans un de ces essais, Sessions dit que, pour lui, le but de la composition est d'« aider à construire un monde intérieur vraiment neuf et meilleur », car pour lui comme pour d'autres, le modernisme de la première partie de ce siècle était né de cette intention, optimiste, noble et révolutionnaire2. Je ne pense pas que Sessions ait jamais perdu cette foi solide ; pendant des années d'oubli, des années qui apportèrent des changements de toutes sortes ayant une grande répercussion sur notre vie musicale, ses convictions fondamentales restèrent inébranlables – et aujourd'hui encore, elles semblent presque appartenir à un temps révolu. En effet, Sessions peut être considéré comme l'un des derniers compositeurs à avoir formé son point de vue à l'époque qui précéda la Première Guerre mondiale et à s'être attaché aux critères de l'époque – comme Stravinsky, Bartók et Schoenberg. Sessions était plus jeune qu'eux, et les questions terrifiantes auxquelles nous, qui sommes plus jeunes que lui, devions nous confronter, étaient vitales pour lui aussi. Ainsi écrit-il :
« Le fascisme [...] n'est que la conclusion logique, comme il est certainement le résultat, de ce que l'on pourrait trop facilement considérer comme les tendances dominantes de notre temps. Son horreur absolue ne tient pas au fait qu'il soit cruel au-delà de toute conception, mais le fait qu'il soit, du début jusqu'à la fin, faux. C'est le produit presque inévitable d'une culture qui renferme tant de choses qui sont fausses, comme celle de l'Europe de l'avant-guerre ou comme celle de l'Amérique [...], c'est l'intronisation finale, par la terreur et par le sang, de tout ce qui est faux dans la vie contemporaine et la tentative de faire de cette fausseté le principe de base de l'avenir [...]. Notre heure sonne et nous devons soit commencer à vivre sérieusement, en tant qu'héritiers d'une grande civilisation, soit, en rejetant ce rôle, faire face à la destruction. »
« Qu'est-ce que cela veut dire en termes qui s'appliquent à la vie musicale ? La musique américaine est entravée par des conventions comme aucune autre nation moderne [...]. Cette attitude courante envers la musique [...] est celle de la fin du XIXe siècle. Nos critères viennent, pour la plupart, de l'extérieur. Nous exigeons que la musique, à programme ou non, soit évocatrice plutôt qu'intérieurement expressive ; nous défendons un “nationalisme” que nous concevons en termes d'associations ou de maniérismes répétés plutôt qu'en termes de traditions créées par des œuvres abouties et significatives [...]. Notre vie musicale est entravée par la propagande. Cela est en partie, bien sûr, le résultat inévitable de la situation qui a fait de la “musique américaine” en tant que telle une cause à promouvoir. Elle a eu pour résultat de mettre en valeur des “personnalités”, des “tendances” et un “mouvement”, plutôt que la musique elle-même, qui semble parfois presque reléguée au statut de sous-produit. »3
3Ailleurs, il compense ces propos pleins de colère avec une recommandation :
« [Les compositeurs] doivent apprendre à écrire de la musique [...] qui constitue pour eux une réelle expérience, importante et primordiale. La qualité de la musique ainsi produite variera comme varient les individus ; elle variera quant au style et à la forme selon l'immense variété de l'Amérique elle-même. Mais elle incarnera les accents et les gestes authentiques des Américains. Et quel autre américanisme désirons-nous, ou pouvons-nous exiger, dans notre musique ? »4
4Sessions était un homme particulièrement doué et érudit : à l'âge de quatorze ans, quand il fut reçu à Harvard, il avait déjà un opéra à son actif. Son attachement aux principes nobles est probablement la conséquence de son milieu socioculturel de la Nouvelle-Angleterre qui, depuis de nombreuses générations, se situait autour de Hadley, dans le Massachusetts, quoiqu'il soit né, en 1896, à Brooklyn où la branche de sa famille s'était implantée. À Harvard, il était déjà au fait de l'actualité, et comme il me l'a confié, il arrivait à jouer la partition d'Elektra au piano pratiquement par cœur. En fait, il semble que sa familiarité précoce avec des partitions aussi élaborées ait fixé pour lui un niveau de composition orchestrale très exigeant pour les musiciens et les chefs d'orchestre, niveau qu'il maintiendra tout au long de sa vie, même quand la virtuosité de son écriture exigeait un nombre de répétitions tel qu'il était presque impossible de trouver le temps nécessaire (sauf pour des œuvres déjà connues et dont le succès était assuré). Le jeune Sessions épuisa rapidement ce que la faculté de musique à Harvard pouvait lui proposer, et il commença à suivre des cours particuliers auprès d'Ernest Bloch, le compositeur suisse qui venait d'émigrer aux États-Unis. Bloch ne tarda pas à se rendre compte des dons de son élève et l'invita à devenir son assistant à l'Institut de Cleveland où on lui avait proposé un poste. Un peu plus tard, dans les années vingt, Sessions reçut le Prix de Rome et entama un long séjour à l'étranger, allant de Rome à Florence, puis en France – où il montra sa Première Symphonie à Nadia Boulanger, laquelle fut suffisamment impressionnée pour persuader Koussevitzky de la diriger à Boston – et enfin à Berlin, qu'il quittera au moment où l'on commençait à prendre au sérieux la menace du nazisme. Arrivé à New York sans travail mais avec une réputation déjà établie parmi les jeunes musiciens avancés, il donna pendant quelque temps des cours particuliers dans l'appartement de Miriam Gideon. Peu après, il commença une longue carrière pédagogique universitaire dont la plus grande partie se déroula à Princeton, puis quelques années à Berkeley. Pendant les vingt dernières années de sa vie, il enseigna également à la Juilliard School, où lui et moi étions collègues. Il était certainement l'un des plus grands pédagogues de son temps, comme en témoigne la présence de tant de ses anciens élèves à l'Institut National des Arts et des Lettres : Milton Babbitt, David Diamond, Vivian Fine, Ross Lee Finney, Miriam Gideon, Andrew Imbrie, Leon Kirchner, Donald Martino, Hugo Weisgall et tant d'autres récipiendaires de bourses de l'Institut5.
5Pour Roger, la musique était geste,
« le résultat d'au moins autant de forces complexes, d'impulsions et d'expériences, tant individuelles que générales, que tout autre geste. Et comme tout autre geste, elle est essentiellement indivisible, et même si nous pouvons, évidemment, noter certains de ses éléments, nous devons néanmoins rester toujours conscients du fait que nous ne révélons ainsi ni son tout ni même sa signification essentielle. »6.
6Cette attitude lui fit remettre en question les théories analytiques proposées par Schenker, Hindemith et Krenek, et l'incita à défendre le compositeur qui suivait ses intentions musicales sans se soucier de leur « justesse » théorique. C'était la conséquence naturelle de sa foi en l'importance de l'intuition qu'il cherchait toujours à développer chez ses élèves. Tout au long de sa carrière universitaire, tant dans ses essais que lors de conversations avec ses amis, Sessions exprima à maintes reprises son mécontentement de la vie académique. Il était consterné par la tendance si courante chez ses collègues à « user de formules », se plaignait souvent des étudiants dont l'approche était trop intellectuelle, et préférait enseigner dans un conservatoire comme Juilliard où les étudiants gardaient un contact direct avec la musique vivante. Mais en tant que professeur engagé, il se trouvait toujours entouré d'un groupe d'étudiants fort loyaux qui faisaient leur possible pour assurer l'exécution de sa musique. Car pendant la plus grande partie de sa vie, il fit peu pour se promouvoir ou pour promouvoir sa musique, une attitude qui résultait du point de vue idéaliste selon lequel notre profession, à son meilleur, serait vouée à l'accomplissement artistique, et que l'excellence finirait par être reconnue sans l'aide des critiques ou des relations publiques. Si cette foi semblait justifiée par l'estime de ses collègues et par le fait que les commandes ne cessaient d'affluer – huit de ses neuf symphonies, ainsi que de nombreuses partitions pour orchestre et formation de chambre sont des commandes –, il faut reconnaître que, comme celles des autres, ses œuvres ne donnèrent lieu qu'à peu d'exécutions après leur création, voire aucune, même si elles étaient bien reçues.
7Une conséquence de cette attitude, qui s'appuie si fortement sur la compréhension musicale de la part des exécutants, transparaît très clairement dans ses premières partitions, comme la Première Sonate pour piano, où les indications sont peu nombreuses. Se fier au musicien pour qu'il entre dans l'esprit de l'œuvre et saisisse l'intention derrière les notes rappelle tout à fait la façon dont les compositeurs classiques et romantiques, jusqu'à l'époque de Brahms, notaient leur musique. L'idée que les phrasés, les inflexions mélodiques, les changements subtils de dynamique ne devaient pas être notés – ou n'avaient pas besoin de l'être – était particulièrement courante au début des années vingt, quand Stravinsky se mit à suivre Bach en ce sens. Dans le cas de Sessions, étant donné la tendance à construire de longues phrases expressives en utilisant des séquences non littérales et des structures rythmiques fondées sur une hiérarchie d'accents – les accents faibles menant à, et partant des accents plus forts –, le peu d'indications d'inflexion laisse beaucoup à la compréhension de l'exécutant (une surabondance d'indications risquant de conduire à un jeu artificiel). Tout interprète de Brahms, lequel notait sa musique de façon très simple, se doit d'empêcher la musique de sonner de façon surchargée ou inutilement élaborée à cause d'un trop grand nombre de gradations subtiles de nuance, de toucher ou de phrasé. Cela arrive généralement lorsque les œuvres de Sessions sont jouées par des solistes ou de petits ensembles. En revanche, quand il s'agit d'effectifs importants, et notamment dans les nombreuses œuvres qu'il a composées pour orchestre, l'utilisation d'un minimum d'indications dynamiques clairsemées présume plus de temps de préparation soignée et plus d'effort d'inspiration de la part des chefs et des musiciens qu'ils ne peuvent habituellement consacrer à de nouvelles œuvres, surtout celles des compositeurs américains.
8Même les exécutants qui font un réel effort en ce sens doivent affronter le problème révélé par l'autre tendance récente concernant les indications d'interprétation. Mahler, puis Ravel, Debussy et d'autres, eurent besoin de donner des instructions toujours plus détaillées dans leurs partitions orchestrales, lorsqu'ils élaboraient de nouvelles structures de phrase aussi bien que de nouveaux équilibres et de nouvelles sortes d'articulations qui ne pouvaient se réaliser sans ces instructions. Celles-ci ont été reprises par les Viennois et, jusqu'à un certain point, par le Stravinsky tardif, et menées à leur extrême par ceux qui sérialisent les dynamiques. Des partitions écrites ainsi comprennent également des passages sans indications dynamiques qui, pour des musiciens habitués à ce style, signifient qu'ils doivent être joués exactement comme ils sont écrits, sans inflexion – tout le contraire de la façon dont les compositeurs romantiques s'attendaient à être joués. Ainsi, une musique comme celle de Sessions exige un chef capable de persuader les musiciens de comprendre l'intention de sa notation.
9L'exemple de Sessions en tant que modèle d'une intégrité artistique inattaquable, ainsi que d'une vision tournée vers le futur, aventureuse, sous-tend les œuvres remarquables qu'il produisit, leur donnant une aura irrésistible. Ces œuvres représentent un monde vaste et riche d'expressions variées, extrêmement imaginatif, émouvant, et souvent très actuel, comme son oratorio composé sur le poème de Whitman, When Lilacs Last in the Dooryard Bloom'd, et dédié à la mémoire de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Ses deux opéras – The Trial of Lucullus [Le Procès de Lucullus), d'après la pièce de Brecht, et Montezuma – traitent du vide du succès militaire et de ses conséquences désastreuses. En 1965, j'ai eu la bonne fortune d'être compositeur en résidence à Berlin, en même temps que Sessions, au moment où Montezuma fut donné pour la première fois au Deutsche Oper, et j'en ai été fort impressionné. L'opéra m'a causé une sensation encore plus forte quelques années plus tard à Boston, et ensuite grâce à une représentation donnée par les étudiants de la Juilliard School. À cette occasion-là, Montezuma fut si sévèrement critiqué par la presse que je doute qu'il soit repris dans un avenir proche. Sessions a reçu des critiques hostiles de la presse new-yorkaise pendant des années, au point que même sa nécrologie fut l'occasion d'une attaque visant son académisme, ce même académisme contre lequel il avait fulminé dans ses écrits.
10Une partie de cette hostilité peut être due au fait que ses œuvres, très élaborées, exigent des exécutions engagées, soigneusement préparées, ce qu'elles ont rarement connu. Une musique vraiment nouvelle demande souvent un grand nombre d'exécutions avant que les musiciens puissent comprendre pleinement son sens et l'exprimer au concert. Pour Sessions, ce besoin représente un obstacle formidable à la compréhension de ses œuvres par le public. Lors des nombreux concerts auxquels j'ai assisté ou à l'écoute des enregistrements discographiques, le lyrisme long et superbement façonné de ses mouvements lents comme la brillance des mouvements rapides ne passent que trop rarement la rampe. Son expression profondément romantique est certes difficile à mettre en valeur sans qu'on prenne conscience de la façon d'équilibrer les textures (j'ai remarqué que l'auditeur, la moitié du temps, écoute une partie intérieure qui éclipse la ligne principale, surtout dans les disques) et le sens du passage d'une note, d'un motif ou d'une phrase à la suivante – si important dans la musique romantique – est trop souvent négligé. Cela aussi explique pourquoi, même si aucun autre Américain n'a écrit autant d'excellente musique, Sessions n'a reçu le Prix Pulitzer qu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, pour son Concerto pour orchestre – à la grande gêne de plusieurs d'entre nous qui l'avions eu avant lui.
11Contrairement à ses symphonies et à sa musique lyrique, les belles pages pour piano de Sessions ont eu la chance d'être merveilleusement bien jouées et enregistrées par de nombreux musiciens, dont son élève Robert Helps, et cette musique montre de manière évidente à quel point Sessions est un maître. Ces enregistrements auraient dû, il y a longtemps déjà, convaincre les critiques et les chefs de la valeur de ses autres œuvres. Quand Sessions était jeune, le monde de la musique était bien davantage à la recherche des qualités remarquables dont font preuve ses œuvres, et qui auraient dû inciter des musiciens sérieux à consacrer tout l'effort nécessaire pour les présenter au public de façon convaincante. De nos jours, les musiciens et les chefs sont tellement occupés à passer d'un engagement à l'autre qu'il leur reste peu de temps pour étudier des partitions nouvelles. Les relations publiques et la recherche d'effets voyants tendent à restreindre les goûts non seulement du public mais également des musiciens et des critiques. Heureusement, Sessions resta fidèle à ses principes jusqu'à la fin de sa vie, et ceux d'entre nous qui partagent son idéalisme croient, comme lui devait le croire, que ses œuvres bénéficieront bientôt du sort qu'elles méritent grâce à leur puissance et à leur beauté exceptionnelles.
12In Memoriam Roger Sessions, 1896-1985
13Réunion de deux articles retravaillés par E. Carter et J. Bernard : « Roger Sessions Admired », Perspectives of New Music, 23 n° 2 (printemps-hiver 1985) [120-22] ; et « Roger Sessions, 1896-1985 », Proceedings of the American Academy of Arts and Letters and the National Institute of Arts and Letters, second series, n° 36, 1985 [57-62],
Notes de bas de page
1 Voir : « American Music in the New York Scene », 1940 ; voir la bibliographie à la fin de ce volume.
2 Sessions, Roger : « No More Business-as-Usual » (1942) dans : Roger Sessions on Music : Collected Essays, Edward T. Cone (éd.), Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1979, p. 312.
3 Ibid., pp. 306-312.
4 Sessions : « American Music and the Crisis » (1941), dans : Collected Essays, p. 303.
5 Sessions étant un membre plutôt inactif de l'Institut, ces sélections émanaient uniquement de ses collègues.
6 Sessions : « The Composer and His Message » (1939), dans : Collected Essays, p. 12.
Auteur
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