Le Cas de Monsieur Ives
p. 21-25
Texte intégral
1Mon but n’est pas ici de raconter dans le détail l’histoire de la création puis de la deuxième exécution au Town Hall de New York, le 20 janvier et le 24 février 1939, de la Concord Sonata de Charles E. Ives, car cela mériterait un article entier. Cependant, voici en résumé ce qu’on pourrait en dire :
- Création : très peu de public.
- Dans les dix jours suivants : articles enthousiastes des critiques, dont la plupart n’avaient pas assisté au concert et avaient copié des extraits de la préface de Ives.
- Deuxième concert : salle comble, et déception des critiques écoutant de toute évidence l’œuvre pour la première fois.
2Voilà maintenant bien longtemps que beaucoup d’entre nous se posent des questions quant à la valeur musicale de la Concord Sonata et d’autres œuvres de grandes dimensions de Ives. J’ai fait connaissance avec cette sonate dans les années où Stravinsky vint en personne scandaliser l’Amérique et où Whiteman créa au Carnegie Hall la Rhapsody in Blue. Une époque intense, pleine d’enthousiasme et de créations de musique nouvelle auxquelles j’assistais parfois en compagnie de Ives lui-même. Les dimanches après-midi après les concerts, certains d’entre nous se rendaient à Gramercy Park où le compositeur vivait, ou plus tard dans le haut de la ville, après qu’il eut déménagé à la East 74th Street, pour parler de musique dans l’atmosphère calme de son salon, un intérieur vieux new-yorkais à la Henry James. Les discussions étaient animées ; la musique nouvelle était nouvelle et très « moderne », et Ives s’y intéressait beaucoup. Souvent, il s’en moquait, s’asseyant au piano pour jouer de mémoire des parties de ce qu’il venait d’entendre, par exemple Daphnis et Chloé ou Le Sacre du printemps, supprimant les septièmes majeures ou les rythmes évidents de Ravel, ou bien les dissonances primitives répétées de Stravinsky, qu’il disait « trop faciles ». « Tout le monde peut faire ça ! », s’exclamait-il en jouant My Country’Tis Of Thee, la main droite dans une tonalité et la gauche dans une autre. Ses grandes amours étaient Bach, Brahms et Franck, car il trouvait en eux une élévation spirituelle et une noblesse auxquelles, selon lui comme pour bien des critiques de sa génération, la musique contemporaine, simplificatrice, avait renoncé. Le matin, pour se mettre en train, il jouait une fugue du Clavier bien tempéré avant le petit déjeuner et les longues heures passées au bureau. Non pas qu’il eût besoin d’un remontant : c’était un bon et solide Yankee, débordant de vitalité, qui s’adonnait à tout ce qu’il faisait avec beaucoup d’énergie, d’humour et de bonne humeur.
3Au cours de ces après-midi, nous l’encouragions à jouer sa propre musique ; comme il voyait que nous étions sincères et non pas simplement polis, il se précipitait vers le piano et se mettait à jouer. L’atmosphère respectable, calme et puritaine était alors étrangement bousculée ; un éclat traversait ses yeux tandis que, saisi d’une excitation fiévreuse, il se déchaînait sur son piano pour jouer un fragment d’« Emerson », chantant à pleine voix et poussant des exclamations avec un enthousiasme brûlant. Il avait autrefois été capitaine de l’équipe de football américain de Yale, et il déployait une même énergie dans sa musique. C’était une expérience dynamique, renversante, dont il est encore aujourd’hui difficile de se faire une idée claire. Il détestait les compositeurs qui jouaient leurs œuvres objectivement, « comme s’ils ne les aimaient pas ». Cette vitalité forte, nerveuse et yankee, cet humour, et ce sérieux transcendant étaient tout à fait à notre goût, et nous sortions toujours de chez Ives remplis du joyeux vin nouveau de la vie et de mille projets d’avenir.
4En ce temps-là, Ives n’était pratiquement jamais joué. Une fois, en 1927, lors d’un concert Pro Musica, deux mouvements de sa Quatrième Symphonie furent donnés sous la direction d’Eugene Goossens, qui passa une nuit blanche, la tête entourée d’un linge, à se demander comment obtenir la cohésion de l’orchestre dans les passages où les barres de mesure ne coïncidaient pas. Ives fit venir les percussionnistes chez lui pour leur apprendre les rythmes. Il n’est pas surprenant que l’œuvre n’ait pas trop bien passé, car la partition du « mouvement vif »1, publiée plus tard par New Music, comporte des difficultés pratiquement insurmontables. À l’époque, nous lui demandions pourquoi il n’avait pas noté son œuvre de façon plus pratique, afin que les interprètes puissent la jouer plus précisément. Il nous répondait qu’elle était écrite le plus simplement possible, et là-dessus il jouait d’un bout à l’autre exactement ce qui était écrit, disant que ce n’était pas si difficile que ça. Nous observâmes que certaines textures compliquées ne sonneraient jamais bien, mais il nous contredit, affirmant les avoir déjà essayées lorsqu’il dirigeait un orchestre de théâtre à Yale. Puis nous lui demandâmes pourquoi la notation de la Concord Sonata était si vague, pourquoi, chaque fois qu’il la jouait, il faisait quelque chose de différent, changeant parfois les harmonies, le schéma dynamique, le degré de dissonance, ou le rythme. Il fit même une transcription d’« Emerson » où plusieurs notes étaient changées et le plan dynamique entièrement modifié. Il dit qu’il voulait seulement donner une indication générale au pianiste qui devait, à son tour, recréer l’œuvre pour lui-même. Dans une note en marge de « Hawthorne », il écrit : « Si la partition elle-même, la préface, ou l’intérêt pour Hawthorne ne suggèrent rien, alors toute indication (de tempo, d’expression, etc.) ne fera qu’aggraver les choses. ».
5Cette attitude d’improvisation vis-à-vis de la musique, si familière dans le swing, marque toutes les œuvres de la maturité de Ives. Elle affecte sa conception de l’interprétation comme de la composition. Contrairement à Chopin et à Liszt, qui notaient très exactement toutes leurs improvisations, Ives laisse beaucoup de liberté à l’interprète. Dans son œuvre, la notation d’une pièce n’est souvent que le support de nouvelles improvisations, et la fixation sur le papier d’une musique souvent conçue bien des années auparavant constitue une sorte de cliché instantané de la façon dont il jouait la pièce à un moment donné de sa vie.
6L’improvisation consiste souvent à ajouter des dissonances, des harmonies et des rythmes compliqués à une œuvre fondamentalement simple. C’est très évident dans le cas de nombreuses Mélodies, et en particulier lorsqu’on compare « Hawthorne » avec le scherzo de la Quatrième Symphonie, qui contient beaucoup de matière identique, surchargée d’harmonies supplémentaires et de rythmes compliqués. Le grand cas que font les critiques des innovations de Ives est, à mon sens, très exagéré, car il a réécrit ses œuvres si souvent, ajoutant dissonances et polyrythmes, qu’il est probablement impossible de dire à quelle date les œuvres ont reçu la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Les dates officielles de publication sont sans doute celles des compositions dans leur état final. Mais peu importe. Ives a lui-même dit qu’il préférait que les gens jugent sa musique pour ce qu’elle est et non pas par rapport à la date de sa composition.
7Jusqu’à ce que John Kirkpatrick l’interprète en public, personne n’avait jamais entendu la Concord Sonata en entier dans une salle de concert. Plusieurs d’entre nous s’attendaient à trouver dans l’œuvre entière ce que nous avions perçu dans les fragments. Nous fûmes cruellement déçus. Kirkpatrick, dont l’interprétation est une véritable prouesse, parvient à donner forme à une bonne partie de la musique, grâce à une conception dynamique intelligente. Mais toute l’ingéniosité d’interprétation du monde ne saurait dissimuler la faiblesse de la sonate du point de vue formel. Kirkpatrick joue la pièce avec plus de finesse et moins de grandeur que Ives, mais c’est compréhensible dans la mesure où Ives donnait rarement la pièce en entier, s’attachant plutôt à de courts fragments qu’il aimait tout particulièrement ; l’ensemble de l’œuvre en tant que telle semblait moins l’intéresser.
8Venons-en à la musique proprement dite. Du point de vue formel et esthétique, elle est fondamentalement conventionnelle ; elle n’est pas très différente de la Sonate de Liszt, alourdie par tout l’attirail de la sonate scolaire, avec ses thèmes cycliques, ses sections de développement contrapuntique qui ne mènent nulle part, un mouvement harmonique constant qui ne clarifie pas la forme, et des effets plus dramatiques que rythmiques. À cause de l’intention impressionniste de la plus grande partie de la musique, la forme conventionnelle gêne plutôt qu’elle ne facilite la tâche, et donne lieu à des répétitions superflues de thèmes, des transitions mécaniques dont la direction est incertaine, des entrées en matière peu convaincantes, des dynamiques qui n’ont aucun rapport avec le développement de la pièce. Derrière cette texture confuse, il y a un manque de logique qu’une écoute répétée ne parvient jamais à éclaircir, comme c’est le cas, par exemple, avec les œuvres de Bartók ou de Berg. Les rythmes sont vagues et ne mettent pas en relief les passages les plus expressifs, et les fameuses harmonies dissonantes sont jetées pêle-mêle avec une absence de véritable sens musical ou de progression bien définie. L’esthétique est naïve, souvent trop pour exprimer des pensées sérieuses, et elle repose fréquemment sur la citation d’airs américains connus, sans aucun commentaire, lesquels, si charmants soient-ils, n’en restent pas moins banals. Dans l’ensemble, on ne peut pas dire que l’œuvre soit à la hauteur des ambitions vastes et élevées que le compositeur a inscrites dans sa préface2.
9Pourtant, il y a aussi beaucoup de bonnes choses dans la sonate. En général, l’exposition des thèmes est belle : dans « Emerson », le début, la première section « strophique », l’allegro, et la coda ; dans « Hawthorne », les pages 27 à 32, qui conduisent au pilgrim’s song et à l’amusante parodie de Hail, Columbia ; bien qu’elle ne représente pas le meilleur de Ives, la musique d’« Alcotts » se maintient à un niveau consistant ; et « Thoreau », avec son ravissant début et son très beau « thème de marche », est dans la meilleure manière de Ives, quoiqu’il comporte aussi de longs passages superflus qui pourraient être allégés en coupant les pages 65 et 66.
10Bien que sa musique soit plus souvent originale que bonne, lorsqu’elle est bonne, elle est très belle et très personnelle. Contrairement à celle de Charles Griffes, elle a un ton impressionniste frais et touchant qu’on ne trouve chez aucun autre compositeur. Ives partage avec Griffes de nombreuses faiblesses formelles, ainsi qu’un même goût pour les formes d’accords curieuses, mais bien qu’il ait une vision plus large, il est moins apte à réaliser son intention musicale. En dépit des problèmes posés par la musique dans le cadre de la culture américaine, problèmes qui constituent le contexte significatif du cas Ives, il n’est pas possible, sur la base de la musique que nous connaissons, de le ranger parmi les grands créateurs originaux de l’art américain, comme le sont par exemple Albert P. Ryder et Walt Whitman. L’œuvre de Ives n’est pas, contrairement à celle de ces derniers, à la hauteur des intentions de l’artiste. Quoi qu’il en soit, la position de Ives en tant que compositeur ne saurait être définitivement déterminée tant que nous n’aurons pas eu beaucoup plus d’occasions d’étudier et d’entendre sa musique. L’entreprise de canonisation actuelle paraît un peu prématurée.
11The Case of Mr Ives
12Modern Music, 16 n° 3 (mars 1939) [172-76].
Notes de bas de page
Auteur
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Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013