Introduction
p. 7-17
Texte intégral
1Les écrits d’Elliott Carter ne constituent pas seulement un document essentiel pour comprendre une œuvre qui domine son époque par son exceptionnelle richesse et par sa profondeur ; ils permettent aussi d’élargir une perspective historique qui reste polarisée sur la pensée sérielle d’un côté (dont les idées demeurent, qu’on le veuille ou non, un point de référence), et sur la pensée développée par John Cage d’un autre côté (qui représente, dans une certaine mesure, l’antithèse de la précédente). Les textes réunis ci-après échappent dans une large mesure aux questions posées par ces deux tendances dominantes de l’après-guerre, vis-à-vis desquels Carter se montre souvent très critique, et qu’il traite même comme des phénomènes secondaires (si la musique sérielle est discutée à plusieurs reprises, les idées de Cage sont superbement ignorées dans les écrits de Carter). L’approche d’Elliott Carter a été radicalement différente de celle de nombre de ses contemporains, et ses références sont autres. Cela tient bien sûr à la personnalité même du compositeur, à une réflexion sur la musique nourrie par une attention soutenue aux différents mouvements de la création à partir des années vingt, mais aussi à une situation historique faite de crises et de mutations, qui fut marquée par la montée des fascismes et par la Seconde Guerre mondiale. Carter incarne de façon emblématique le destin du compositeur moderne qui se construit par lui-même, et, ce faisant, définit son propre rapport à la tradition à travers des choix et des décisions mûrement réfléchis. Ses textes critiques et ses essais ne forment pas le fondement idéel de son travail compositionnel, comme ce fut souvent le cas dans les mouvements d’avant-garde ; ils forment au contraire une tentative de clarification rationnelle qui renvoie aux compositions proprement dites.
2Carter a raconté lui-même la naissance de sa vocation, liée non pas à des études musicales conventionnelles – qui semblent l’avoir quelque peu ennuyé –, mais au choc provoqué par les différents mouvements de l’art moderne dont il suivait les manifestations avec enthousiasme ; au cours des années vingt, il découvre ainsi les œuvres de Scriabine, Stravinsky, Schoenberg, Varèse, Ives, Ruggles, et de bien d’autres, accompagnant régulièrement Charles Ives dans sa loge lors des concerts du Boston Symphony le samedi matin1. Il s’intéresse tout autant aux théories nouvelles (et notamment aux écrits du philosophe Alfred North Whitehead, qui auront une grande influence sur lui), qu’aux écrivains comme Proust (dont il lit La Recherche au fur et à mesure de sa parution), Joyce, Eliot, Cummings, Kafka, ou Brecht2. Lorsqu’il publie ses premières critiques au début de l’année 1937, il possède un solide bagage culturel et musical, une connaissance étendue des œuvres de la modernité, mais il n’a pas encore écrit de pièces vraiment personnelles ; il a presque trente ans. En retournant aux États-Unis après un assez long séjour à Paris, où il prend des cours chez Nadia Boulanger, Elliott Carter est confronté à une situation tout à fait nouvelle, sans commune mesure avec l’effervescence novatrice des années vingt : l’époque est à la fois marquée par la grande dépression économique, qui provoque une situation dramatique sur le plan social, et par une critique radicale des avant-gardes, écartées au profit des tendances néo-classiques et populistes. Charles Ives ne compose plus depuis de nombreuses années, et l’un des défenseurs les plus acharnés de la modernité américaine, Henry Cowell, cherche une voie nouvelle à travers ce qu’il nomme lui-même le « néo-primitivisme » : « L’époque est mûre pour un contre-mouvement vigoureux », qui « s’opposerait à la complexité des premiers modernes mais non à l’expérimentation », à la « sentimentalité et au caractère pompeux de la musique postromantique mais non au sentiment », au « formalisme » mais non aux « dimensions élémentaires de la musique »3. Les compositeurs « ultramodernes » (comme ils se sont nommés eux-mêmes) sont marginalisés, voire oubliés ; Copland a fait remarquer que « leur musique n’était pas souvent jouée, sauf peut-être localement. Leurs partitions étaient rarement publiées ; et même lorsqu’elles l’étaient, l’étudiant curieux pouvait difficilement se les procurer. ». Ce même Copland, qui va incarner une forme particulière de néo-classicisme américain, et dont Carter défendra constamment les œuvres dans ses critiques des années trente et quarante, a caractérisé a posteriori ces changements sociaux et esthétiques qu’il qualifie de « révolutionnaires », en écrivant que l’« introduction des mass media dans le domaine de la musique » amenait à poser la question : « Comment établir le contact avec ce public potentiel extraordinairement élargi sans sacrifier aucunement nos exigences musicales les plus hautes ? »4.
3L’évolution générale vers un style plus simple, vers l’utilisation d’éléments folkloriques et de sujets typiquement américains, émanait autant des milieux intellectuels et artistiques de gauche, dont la revue Modern Music s’était fait l’écho à plusieurs reprises, que d’une situation économique et sociale préoccupante et des transformations profondes qu’elle entraînait, ainsi que du nationalisme suscité par la Seconde Guerre. D’une certaine manière, l’idée « progressiste » d’une musique destinée aux masses populaires, défendue par Charles Seeger ou par Hanns Eisler au cours des années trente, rejoignait les enjeux politiques du New Deal, qui visait à la promotion d’une musique typiquement américaine5. « À cette époque », écrira Carter dans ses entretiens, « le passé américain se refaisait une virginité à travers la tentative désespérée de promouvoir, je suppose, l’idée d’un “creuset” »6. Si l’on parcourt les articles que le compositeur envoyait alors régulièrement à Modern Music, on peut suivre à travers l’évolution de ses jugements la prise de conscience progressive d’une rupture nécessaire avec cette tendance générale où le langage musical est déterminé par des considérations extrinsèques ; on repère aussi les ambiguïtés produites par la contradiction non résolue, dans un premier temps, entre l’esthétique de la modernité qui avait marqué Carter à ses débuts, et l’esthétique néoclassique à laquelle il avait adhéré plus tard. Ses commentaires sur la création américaine, qui tendent à une certaine objectivité, notamment par la description consciencieuse des œuvres et par des jugements fondés sur le métier compositionnel ainsi que sur la qualité des idées, débouchent néanmoins rapidement sur un constat d’échec. Dans un texte de 1938, il remet en question la politique des concerts du WPA7 après trois ans d’existence, signalant que les compositeurs « qui ont été découverts lors de ces concerts (je suppose qu’il y en a quelques-uns) ne sont pas plus joués ailleurs ; les éditeurs ne se sont pas rués sur leurs œuvres pour les publier. Ceux qui sont célèbres restent célèbres, ceux qui sont obscurs restent obscurs. Ces concerts semblent n’avoir pas eu d’autre effet que de donner à un petit groupe d’amis et à quelques autres l’occasion d’entendre leurs propres œuvres. »8. Carter parlera plus tard d’un « effort trop mécanique pour montrer ce que font les compositeurs »9. D’abord favorable au mouvement nationaliste, par « sympathie politique », comme il le dira lui-même plus tard (il y participe d’une certaine manière avec son ballet Pocahontas composé en 1939), et profondément marqué par l’enseignement de Nadia Boulanger, qui fut la grande prêtresse du style néo-classique, il garde néanmoins ses distances avec la « naïveté » des folkloristes, faisant remarquer que les rythmes de la musique américaine « sont plus proches des différents types de parlé et d’inflexion vocale américains que de formes de danse originaires »10. Le populisme lui apparaît progressivement comme une impasse, aussi bien du point de vue musical que du point de vue sociologique. En radicalisant certains présupposés du néo-classicisme, comme le recours à des éléments et à des structures préformés et conventionnels qui favorisent un processus d’identification facile pour le public, il conduit à une écoute passive et vise une satisfaction immédiate, fondées sur la reconnaissance de schémas connus, d’airs à la mode ou de rythmes de jazz. Carter leur oppose dans un texte de 1938 une attitude plus ouverte et plus profonde, réclamée par les œuvres exigeantes : il y a « deux façons d’écouter. La plus populaire consiste à s’abandonner à une soirée de réminiscence ou de rêverie, après avoir déposé son Moi conscient et critique à la porte, avec son chapeau. ». Mais il existe « une sorte plus objective et tout aussi enthousiaste d’auditeur. Il est attiré par les idées et les sensations nouvelles. Lorsqu’il écoute des œuvres familières, il réévalue ses impressions précédentes. Si difficile ou inaccoutumé qu’il soit, le style ne l’empêche pas d’essayer de découvrir le sens de la musique. Il la suit attentivement, car il sait que c’est le message vivant d’une personne vivante, une pensée ou une expérience sérieuse, digne d’intérêt, qui l’aidera à comprendre son entourage. »11. C’est dans cet esprit qu’il loue les Contemporary Concerts organisés par Brunschwick, Sessions et Steuermann : ils « constituent un front de défense déterminé et, à l’heure actuelle, semble-t-il, ultime de la musique moderne. Nous avons là une occasion rare d’entendre côte à côte des exécutions extraordinaires d’ouvrages peu connus du passé, de nombreuses pièces “savantes” et sérieuses des trente dernières années. »12. Lorsque Carter explique qu’en écoutant les œuvres de Bartók, Berg ou Webern, « on n’éprouve pas un sentiment de stérilité – étiquette facile et complaisante si souvent appliquée à la musique de cette période –, mais une émotion très particulière vis-à-vis de tant de beauté et d’imagination », il répond aux tenants du populisme, qui ont rejeté cette musique dans l’oubli, et il entame par là même un processus de reconquête progressive d’une tradition occultée : celle des ultramodernes.
4Il avait pourtant publié en 1939 une critique implacable de la Sonate « Concord » de Ives, qui constitue non seulement une réaction quasi-œdipienne contre la figure du père, mais aussi un document significatif des préoccupations de Carter à ce moment-là. Dans l’optique d’une conception musicale fondée sur la cohérence formelle, qui est attachée au néoclassicisme, Carter reproche à Charles Ives son amateurisme compositionnel : il critique ses « textures confuses », le « manque de logique qu’une écoute répétée ne parvient jamais à éclaircir, comme c’est le cas, par exemple, avec les œuvres de Bartok ou de Berg », les « rythmes vagues », les « harmonies dissonantes jetées pêle-mêle avec une absence de véritable sens musical ou de progression bien définie » (voir l’article « Le cas de Monsieur Ives » ci-après). On ne peut comprendre de telles remarques si l’on ne tient pas compte du fait que Carter cherche alors à écrire une musique qui échappe à la dissolution du concept de forme et d’œuvre que symbolisent aussi bien les insuffisances du mouvement ultramoderne que les fondements du populisme. L’insistance sur la logique interne de la composition renvoie aussi à une défiance vis-à-vis du subjectivisme artistique, qui engendre le « chaos », et qui a poussé Carter vers le mouvement néoclassique dans les années trente (un mouvement qui se voulait ouvertement anti-romantique). Le compositeur a lui-même signalé que l’expressivité exacerbée de la musique moderne, le pathos expressionniste qu’on retrouve dans les mouvements d’avant-garde américains – l’accent mis sur l’expression de l’intériorité au détriment de l’objet musical en soi – semblaient alors liés à une tendance générale qui avait abouti par ailleurs à l’hystérie nazie13. Le néo-classicisme, avec l’idée stravinskyenne de la l’œuvre comme une « claire ordonnance », constituait pour lui un ultime rempart de la raison face à la montée d’une violence incontrôlée. Carter reprendra cette question à la fin de la guerre en essayant de surmonter la fausse antinomie de l’expression subjective et de la construction objective14, et en évitant les catégories aporétiques d’Adorno au profit d’une conception de la modernité qui ne reposerait pas sur un moi brisé, hérité du premier romantisme, mais sur l’équilibre dialectique des extrêmes, qui prend la forme, dans sa musique, d’une dramaturgie instrumentale où l’individualité des voix se déploie à l’intérieur d’un tissu de relations multiples toujours changeant.
5Dans ses critiques des années quarante, Carter s’attache de plus en plus à la qualité propre des œuvres, qu’il s’agisse de celles de Copland, dans lesquelles le folklore joue un rôle central, ou de celles de Sessions, qui semblent indiquer à Carter la possibilité d’un dépassement de l’antinomie entre ultramodernes et néo-classiques ; autrement dit, pour Carter, les œuvres transcendent désormais les courants, et doivent être jugées pour elles-mêmes plutôt qu’à l’aune d’une tendance esthétique générale. C’est bien l’expressivité quasi romantique de la musique de Sessions qu’il soulignera plus tard, en relation avec la construction complexe et virtuose de ses œuvres (voir le texte sur Sessions ci-après). Cette nouvelle attitude, qui privilégie la dimension intrinsèque de l’œuvre et du langage musical, apparaît comme un effort pour échapper aux déterminations extérieures, qu’elles soient de type sociologique ou esthétique, et donc aux tendances de l’époque ; elle conduit Carter à la notion de « musique intéressante et durable », dont il dit en 1946 qu’elle doit constituer non seulement la préoccupation principale du compositeur, mais aussi celle des éditeurs et du public15. Il s’agit d’écrire une musique qui, tout en reflétant son époque en profondeur, échappe à ses contraintes superficielles, à l’impératif d’une efficacité immédiate, et survive finalement à son propre temps dans la mesure où elle « peut être entendue plusieurs fois avec un intérêt toujours croissant ». Par là, Carter s’oppose à la fausse alternative de la nouveauté (qui définit l’œuvre moderne de façon réductrice) ou de l’œuvre facile (qui caractérise l’esthétique populiste), qui ne sont pour lui que des notions mercantiles : « J’aimerais presser toute personne en relation avec la musique de prendre en compte sa responsabiltié en aidant à développer cette musique durable ici dans ce pays. »16. Carter reprend également le concept de compositeur « visionnaire » qui provenait des ultramodernes, et qui suppose une reconnaissance publique différée.
6En faisant apparaître plus tard, dans son essai « l’expressionnisme et la musique américaine », les relations entre la modernité européenne du début du siècle, marquée par l’expressionnisme et un certain mysticisme, et le mouvement ultramoderne américain, Carter tente de récupérer un subjectivisme qui ne serait pas seulement l’exacerbation du Moi, mais aussi la libre fantaisie de l’invention, et un processus de composition fondé sur l’expression de l’intériorité plutôt que sur des normes établies, même déformées ou contournées, ou sur un système comme le sérialisme ou la méthode de composition de Schillinger. Il est significatif que dans ses textes, Carter privilégie presque toujours les œuvres librement atonales des Viennois, ou les œuvres de la période russe chez Stravinsky (malgré une affection toute particulière pour la Symphonie en trois mouvements), au détriment de celles appartenant aux années vingt et trente. À propos de Schoenberg, il note que le compositeur retrouve dans le Trio à cordes « le discours émancipé de sa période antérieure » (voir « Un pas plus loin » ci après). D’un point de vue plus strictement compositionnel, Carter est amené à réfléchir sur la possibilité de renouer avec ce style de prose que la musique du début du siècle avait inventé, et auquel le néo-classicisme avait substitué ses structures fermées, compartimentées et contraintes. L’idée de laisser les voix musicales se déployer librement, sans être assujetties à une unité métrique générale et à des fonctions harmoniques, ni même à une structuration en thèmes et motifs, comme on les trouve chez le Schoenberg d’Erwartung ou chez Ives, Ruggles et Crawford-Seeger, ainsi que chez Cowell, est au fondement des efforts de Carter à partir de 1946. C’est dans cet esprit qu’il repense l’héritage des ultramodernes, et qu’il se montre critique avec la pensée du sérialisme intégral, ou celle de la musique aléatoire, dans les années cinquante. Le problème, pour Carter, est de savoir comment réinscrire cette liberté de l’invention musicale, qui se détermine elle-même, dans une forme cohérente, ce qui revient à chercher comment dépasser les contradictions et les insuffisances passées. La présence récurrente de la musique de Ives dans les textes de Carter (il lui a consacré quatre articles développés et le cite en permanence dans ses textes, laissant apparaître qu’il a été l’une des stimulations principales de son travail de compositeur, et un interlocuteur constant) symbolise cette confrontation avec un problème dont la résolution permettra au style de Carter de trouver ses propres fondements. Carter, en exigeant un « rééxamen » général de la situation musicale, chercha à tirer les conséquences de cette double impasse d’une avant-garde incapable d’inscrire concrètement ses idées dans un langage musical réellement autonome, et où la question du style n’a pas été pensée en tant que telle, et d’un néoclassicisme qui réduit l’œuvre à un jeu insignifiant à force de manipuler des éléments stylistiques préformés dans un cadre conventionnel. La réorientation de Carter à la fin de la guerre ne constitue donc en aucun cas une volte-face, mais elle apparaît comme le dépassement des contradictions objectives mises à jour progressivement dans son activité critique, et éprouvées comme compositeur dans la recherche de son propre style.
7Tout l’effort de Carter, après la guerre, consiste à repenser les éléments de la modernité du début du siècle à l’intérieur d’une écriture et d’une pensée musicale autonomes. Les moyens nouveaux mis à jour par des compositeurs comme Ives, Ruggles, Varèse ou Crawford-Seeger, qui avaient fait éclater le concept de forme traditionnelle, sont retravaillés dans un cadre élargi, qui se détache progressivement des modèles classiques au cours des années 1946 à 1950, soit entre la Sonate pour piano et le Premier Quatuor à cordes, et qui s’autonomise à partir de cette dernière œuvre. Carter n’a pas seulement repensé l’héritage des ultramodernes, dont il a su tirer les conséquences ; il a également cherché à dépasser l’antinomie entre une écriture rythmique très élaborée et une harmonie statique chez Stravinsky, ou entre la complexité diastématique du dodécaphonisme et une forme conventionnelle chez Schoenberg. Toutefois, à la différence des musiciens européens après la guerre, il ne s’est pas focalisé sur les questions du matériau en tant que tel (qu’il s’agisse du son ou des structures d’intervalles), mais plutôt sur le problème de la forme, qui apparaissait aux jeunes compositeurs de Darmstadt comme la simple mise en place des structures sérielles. Il est intéressant de noter que la musique de Debussy constitue pour lui une référence centrale, comme on peut le voir avec le texte publié ci-après sur les dernières sonates du compositeur français. C’est à travers l’idée d’une continuité organique à grande échelle que Carter parvient à fondre ensemble des éléments disparates qui avaient entraîné autrefois un déséquilibre entre les différents aspects du langage, ou débouché sur une forme fragmentée. On retrouve tout au long de ses textes cette préoccupation ; elle est en filigrane dans son approche des œuvres de Varèse ou de Petrassi par exemple, et elle est au fondement de ses réflexions sur le temps mussical. C’est ainsi qu’il en vient à l’idée d’une mise en relation des tempos différents d’une œuvre, qui n’est pas soumise à un schéma abstrait (comme dans la musique sérielle), mais à la réalité du discours musical lui-même, tel qu’il peut être saisi et vécu à travers l’audition ; on l’a désignée par le concept imprécis de « modulation métrique ». Il s’agit ni plus ni moins de créer un lien interne et perceptible entre des moments individualisés et divergents. De là provient aussi l’idée d’une caractérisation à la fois harmonique et expressive des différents épisodes d’une œuvre, ou de ses différentes couches simultanées, qui permet de cérer des gradations subtiles, des hiérarchies musicales organiques, mais qui donne aussi aux moindres inflexions, aux plus petits mouvements musicaux, une signification essentielle (Carter insiste plusieurs fois dans ses textes sur l’importance des détails pour la structure globale, importance à laquelle Nadia Boulanger l’avait rendu particulièrement sensible, et qu’il estimait sacrifiée dans les œuvres sérielles ou aléatoires, ainsi que dans les œuvres fondées sur des textures). Il est possible que cette idée d’une continuité organique à grande échelle, qui caractérise tant les œuvres de Carter à partir du Premier Quatuor à cordes (toutes ses œuvres importantes sont composées d’un seul tenant sur une durée d’environ vingt minutes) provienne en partie d’influences non musicales, comme les œuvres de Proust ou de Joyce, ou comme certains films (on sait que certains éléments du Premier Quatuor à cordes furent inspirés par le film de Cocteau, Le Sang du Poète, et Carter a signalé l’importance qu’avaient eue sur sa conception du temps musical les films et les écrits d’Eisenstein17). Elle mobilise en tous cas la totalité des moyens disponibles et repose sur une pensée polyphonique d’une grande complexité et d’une grande virtuosité. Anne Shreffler a bien montré comment les idées et les techniques propres aux ultramodernes, telles que la polyrythmie, l’indépendance des voix, l’harmonie émancipée, l’athématisme, le contrepoint dissonant ou les structures rythmiques irrégulières avaient trouvé dans l’œuvre de Carter, à partir des années cinquante, une formulation nouvelle qui fonde leur cohérence au lieu de la dissoudre18. C’est notamment le cas en ce qui concerne les structures rythmiques et métriques complexes qu’un compositeur comme Conlon Nancarrow avait fini par confier au piano mécanique, faute de trouver des interprètes capables de les réaliser (une solution qui ne pouvait satisfaire Carter, pour qui la dialectique entre composition et interprétation, ainsi que la communication vivante lors du concert, demeurent essentielles) : chez Carter, elles sont donc limitées à des rapports plus simples, mais intégrées à l’écriture instrumentale, et elles constituent l’un des fondements de la structure formelle. Le Premier Quatuor fait directement allusion à Nancarrow dans l’un de ses passages, comme y est cité, en guise d’hommage et de réconciliation, un élément de la Première Sonate pour violon de Charles Ives. Dans cette œuvre fondatrice du style de la maturité de Carter, les références à de tels prédecesseurs a une signification symbolique évidente. On rappellera que ce quatuor fut composé après une retraite de plusieurs mois dans le désert de l’Arizona, geste aussi symbolique d’un écart avec la pression sociale qui s’était exercée sur la musique américaine durant les années trente et quarante, et qui avait débouché, finalement, sur une scission entre une culture musicale populiste, dont le meilleur aspect devait se retrouver dans la musique de Leonard Bernstein après la guerre, et une culture académique ou classicisante représentée par les institutions symphoniques et les universités, contre lesquelles Carter ne cesse de vitupérer dans ses écrits (dans un texte de 1951, il dénonce l’évolution de la société, qui devient de plus en plus « conformiste », et se plaint à plusieurs reprises de l’incompétence des critiques). À partir de 1945, la musique moderne n’est plus l’affaire de groupes ou de mouvements, mais celle d’individus relativement isolés, quelle que soit leur reconnaissance officielle (dont Carter, avec toutes ses récompenses, est le parfait symbole). Carter adopte même un ton extrêmement désabusé vis-à-vis d’une réalité américaine qui manque totalement de stimulation, et qui marginalise tout effort original, condamnant le compositeur avancé à une forme de solitude qu’il incarne aujourd’hui de manière exemplaire, et qu’il avait lui-même relevée à plusieurs reprises en parlant de son collègue Roger Sessions (voir notamment ci-après la conclusion amère du texte : « L’Écran du temps »).
8L’œuvre de Carter semble ainsi s’être développée dans un rapport de tension permanente avec la réalité américaine, et notamment son conservatisme, depuis les années trente jusqu’à nos jours, ce dont témoignent abondemment les écrits. Elle tente d’opposer aux clichés d’une musique « typiquement américaine » une exigence qui a conduit à la remarque selon laquelle Carter serait le plus européen des compositeurs américains. Mais il s’agit là d’une mystification, et d’une vue superficielle. Les conceptions de Carter, telles qu’elles s’incarnent dans chaque détail de son œuvre, proviennent d’une tradition américaine dont l’apport à la musique moderne dans son ensemble n’a jamais été mesuré à sa juste valeur (la question de savoir pourquoi ce pays est incapable dans le domaine musical de promouvoir ses meilleurs représentants est une question qui devrait être traitée à part). Le regard distancié et parfois un peu ironique porté par Carter sur les avant-gardes européennes dans sa « Lettre d’Europe » en est un bon exemple a contrario (voir ce texte ci-après). La façon originale de traduire la multiplicité dans une forme unitaire et en perpétuelle évolution, dans laquelle les voix ou les groupes de voix, de même que les moments individuels, sont indépendants tout en s’inscrivant organiquement dans le tout, est sans aucun doute un apport essentiel à la musique de la seconde moitié de ce siècle. Elle détermine cette qualité rare de l’œuvre cartérienne d’être pleinement aboutie en chacun de ses aspects et de présenter un catalogue qui ne comporte pas d’œuvres mineures, et qui témoigne d’une évolution tout à fait impressionnante sur près de cinquante ans.
9Pour cette édition des écrits d’Elliott Carter, nous avons choisi les textes qui nous paraissaient les plus significatifs, en les regroupant selon trois catégories : les critiques de concerts, qui appartiennent essentiellement aux premières années, mais qui se prolongent toutefois jusque vers les années soixante ; les hommages et les souvenirs, dont on remarquera qu’ils mettent l’accent sur des compositeurs comme Petrassi, Wolpe ou Sessions qui n’ont aujourd’hui qu’une place secondaire dans la vie musicale contemporaine ; et les essais théoriques ou esthétiques, qui appartiennent essentiellement aux années de la maturité (à partir de 1955), et qui sont dominés par les réflexions sur le temps musical. L’ensemble de ces textes complète l’édition des entretiens parus en 1992 aux éditions Contrechamps, et il contribue, nous semble-t-il, à donner une image plus précise de la réalité musicale d’une époque qui reste encore passablement faussée par des points de vue partiels, ou par des préjugés tenaces.
Notes de bas de page
1 Voir : Entretiens avec Elliott Carter, Genève, Contrechamps, 1992, pp. 9 à 33.
2 Idem, p. 16.
3 « Towards Neo-Primitivism », dans : Modern Music, 10, 3 (mars-avril 1933), pp. 149-153.
4 « Le Compositeur en Amérique industrielle », dans : « Musiques Νord Américaines », Contrechamps, 6, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, pp. 26 et 31.
5 Modern Music publia dans les années 1934-35 des articles de Charles Seeger (« On Proletarian Music »), de Marc Blitzstein, rédacteur du journal communiste New Masses (« Coming – The Mass Audiences ! »), et de Hanns Eisler (« Reflexions on the Future of the Composer »). Voir à ce sujet l’article d’Elisabeth Schwind dans : Dissonance, 58, novembre 1998, pp. 4-10 ; l’auteur y signale à quel point le « populisme était nourri d’utopies pédagogiques et sociales ».
6 Entretiens avec Elliott Carter, op. cit., pp. 25-26.
7 Dès 1933, à l’instigation de Roosevelt, fut créée la Work Progress Administration, afin d’essayer de donner du travail aux 18 millions de chômeurs que connaissait l’Amérique. Il existait des projets WPA dans tous les secteurs d’activité, y compris dans le domaine musical, avec notamment le Federal Music Project, lancé en 1935, et dont les buts étaient d’instaurer un niveau élevé de pratique musicale, d’assurer l’autonomie des artistes, et d’éduquer le public.
8 « Coolidge Crusade ; WPA ; New York Season, 1938 », dans : The Writings of Elliott Carter, Bloomington & London, Indiana University Press, 1977, p. 43.
9 « The New York Season Opens, 1939 », dans : The Writings of Elliott Carter, op. cit., p. 67.
10 « American Music in the New York Scene, 1940 », op. cit., p. 70.
11 « Orchestras and Audiences ; Winter 1938 », op. cit., p. 28.
12 « Stravinsky et les autres modernes en 1940 », ci-après dans ce volume.
13 Entretiens avec Elliott Carter, op. cit., p. 29.
14 « C’est pourquoi, à mon sens, beaucoup d’entre nous se sont intéressés pendant un certain temps au néo-classicisme, que l’on pouvait considérer comme une voie vers un “retour à la raison” et vers une vue plus modérée à l’égard de l’expression, ainsi que vers un vocabulaire plus accessible. Après un certain temps, toutefois, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai pris nettement conscience, en partie à la faveur d’une relecture de Freud et de mes réflexions sur la psychanalyse, que nous vivions dans un monde où cette violence physique et intellectuelle ferait toujours problème, et que toute la conception de la nature humaine sous-jacente à l’esthétique néo-classique revenait à enterrer des faits qu’il nous appartenait, il me semble, de traiter de manière moins superficielle et résignée. » Ibidem.
15 « The Composer’s Viewpoint », op. cit., p. 141. Il est significatif que ce texte ouvre la nouvelle édition des écrits de Carter.
16 Ibidem, p. 143.
17 Entretiens avec Elliott Carter, op. cit., p. 60.
18 Shreffler, Anne : « Elliott Carter and his America », Sonus, 14, 2, Cambridge, 1994, pp. 38-66.
Auteur
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