Textes et contextes
p. 128-139
Texte intégral
1Paris, le 5 décembre 1830 : François Antoine Habeneck, chef des Concerts du Conservatoire, dirige la création d’une œuvre dont le Tout-Paris parle depuis que le Figaro lui a consacré une longue annonce en mai : la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz.
2« La distribution de ce programme à l’auditoire, dans les concerts où figure cette symphonie, est indispensable à l’intelligence complète du plan dramatique de l’ouvrage », écrit Berlioz en tête de sa partition.
3« Indispensable à l’intelligence » — pourquoi ? Les symphonies « à programme » existent depuis plus d’un demi-siècle : celles du jeune Joseph Haydn (les nos 6 à 8, de 1761), celles de Dittersdorff (e.a. les six symphonies sur les Métamorphoses d’Ovide de 1785 et Il Combattimento dell’umane passioni, en sept mouvements), la Bataille de Jemmapes (1792) de Devienne, La Tempête et le calme de Massonneau (1794) et la Pastorale de Beethoven. Mais aucun de ces compositeurs ne jugeait la connaissance du programme « indispensable », et aucun n’a fait distribuer aux auditeurs un programme sous forme d’un long texte visiblement littéraire et autobiographique.
4Pour comprendre l’absolue nécessité de ce programme, il suffit de comparer l’œuvre de Berlioz aux normes formelles des traités de composition de l’époque, en premier lieu au Traité de Haute Composition Musicale du maître de Berlioz, Antoine Reicha (1824). Le programme de Berlioz a déformé ces normes formelles. Pour ne citer que le premier mouvement : un mouvement rapide avec une introduction lente, une forme sonate avec exposition (reprise), développement, reprise du thème principal et coda. Les éléments traditionnels de la forme sonate s’y trouvent. Et pourtant ils ne remplissent que très partiellement leurs rôles habituels. L’introduction lente, excessivement longue, dure presque autant que la partie rapide. Le thème principal réapparaît dans la reprise sous deux formes différentes, et d’abord dans la « fausse » tonalité de la dominante. L’exposition ne comporte pas de deuxième thème, mais un deuxième thème apparaît pourtant dans la reprise. Cette reprise et la coda sont en fait un deuxième développement, suivi d’une véritable reprise beaucoup trop courte.
5La transformation des normes, la déformation de la forme sonate codifiée et du discours symphonique de 1830, sont dus au programme ; le programme les justifie. La musique, prise telle quelle, serait, sans la connaissance du « drame » qu’elle présente, incompréhensible.
6La bêtise — passée et présente — a pris l’habitude de considérer le programme comme un élément « extramusical ». Ce terme d’extramusical renvoie à une idée « classique », devenue par la suite « classiciste » et chère aux Allemands : l’idée d’une « musique pure », d’une autonomie musicale et esthétique. (Cette idée n’a d’ailleurs joué qu’un rôle mineur dans la musique française avant 1871, et elle apparaît en Italie seulement au début du XXe siècle, dans le sillon de l’esthétique de Benedetto Croce.)
7La déformation des normes formelles, leurs différentes transformations dans chaque œuvre, est devenue un principe du nouveau genre qu’est le « poème symphonique » de Liszt et de ses successeurs, jusqu’à Richard Strauss et le Schoenberg des opus 4 et 5, ainsi qu’en France chez César Franck et, bien sûr, Claude Debussy. L’histoire musicale après le Beethoven de la Neuvième Symphonie est une histoire d’individualisation progressive : individualisation non seulement du langage spécifique de chaque compositeur important, mais également de la forme de chaque œuvre. La norme formelle codifiée par Reicha, la « grande coupe binaire » de la sonate, et de ses successeurs (Charon et de La Fage en 1836/39, Colet en 1840, y compris de nombreux professeurs de nos conservatoires et même de quelques séminaires de musicologie actuels), cette norme était devenue un simple point de départ, un arrière-plan qui finit par disparaître complètement chez un Debussy. L’auditeur — y compris les auditeurs professionnels, les compositeurs et quelques rares critiques — l’auditeur dépend depuis, pour « l’intelligence complète du plan dramatique » d’un ouvrage, d’informations supplémentaires, par exemple d’un programme ou, pourquoi pas, d’une note de programme. Quant à savoir si cette volonté d’accéder à l’« intelligence complète » existait (ou existe)...
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8Le rapport entre un texte littéraire — le programme de Berlioz par exemple — et la composition — la Symphonie fantastique — a profondément influencé l’histoire musicale depuis Beethoven. Mais aux « sujets » présentés par un programme et aux notes contenues dans la partition s’ajoute un troisième élément essentiel : la critique musicale, critique prise au sens le plus large du terme. Face à la disparition successive des normes, le programme, le texte explicatif et le commentaire critique sont devenus indispensables. Ils font désormais partie de l’œuvre. Dans les textes critiques de E.T.A. Hoffmann et Robert Schumann par exemple, nous nous trouvons face à des « critiques poétiques » qui visent une herméneutique des œuvres. Carl Dahlhaus a relié à juste titre ce nouveau genre de « texte musical » au poème symphonique créé par Liszt à partir de 1848 :
« Il est à peine exagéré de considérer le poème symphonique comme la réalisation musicale d’un principe qui déterminait la description et l’explication de la musique [en Allemagne] depuis le début du siècle. Et ce n’est pas à tort que Liszt déclarait que la conception du poème symphonique est une conséquence de la réception de la musique beethovenienne. »1
9Les « textes musicaux » d’un Hoffmann ou d’un Schumann ne sont pas des textes de « théorie musicale », comparables à des traités de composition, d’harmonie et de contrepoint. Ils ne sont pas non plus une philosophie mathématico-musicale tels les traités de l’Ars Musica. De plus, ces textes et ceux de leurs innombrables successeurs se distinguent des écrits littéraires avec sujet musical (exemple : Kreisleriana de Hoffmann ou Gambara de Balzac).
10L’individualisation progressive de tous les paramètres et le rôle croissant joué par une critique ne se limitant pas à louer ou à condamner sont intimement liés. La critique musicale, tout comme le journalisme musical, sont liés au fait que la vie musicale est devenue, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une vie musicale publique. Les compositeurs eux-mêmes ont contribué largement à cette nouvelle « littérature musicale » : à la longueur des drames musicaux wagnériens correspondent les seize volumes d’écrits du compositeur. Les écrits de Haydn et Mozart en revanche se limitent aux correspondances, aux publications posthumes.
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11Rien de bien original dans ce que je viens de vous dire. Alors pourquoi n’en tire-t-on pas plus souvent les conséquences ? La situation est devenue encore plus complexe au XXe siècle. Après les normes formelles, et en partie avec elles, les normes harmoniques ont à leur tour successivement disparu. L’abolition de l’harmonie tonale chez quelques (rares) compositeurs vers 1910 ou — ce qui revient à mon avis au même — l’utilisation libre ou le collage d’éléments de l’harmonie tonale chez d’autres (Stravinsky par exemple), ne signifiait qu’un pas de plus dans une direction amorcée un siècle auparavant.
12A la transformation progressive de tous les éléments du discours musical — qui se veut discours public et non pas discours de « Musica reservata » — à cette transformation intrinsèque du langage musical s’ajoute une transformation tout aussi radicale du répertoire. (Je ne prends même pas en considération l’inflation toujours croissante d’une musique qu’on appelle — j’ignore pourquoi — « légère ».) Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le nouveau prenait normalement la place de l’ancien : Monteverdi ne savait rien de Dufay ni Haendel de Monteverdi. Mais pour Mozart et Beethoven, Haendel était un compositeur présent au travers d’un nombre d’œuvres certain. Par la suite, les compositeurs « classiques » ou « romantiques » « restant présents » furent de plus en plus nombreux. Le présent ne remplaçait plus le passé. Mais si les œuvres de Bach, Haendel ou Mozart restaient au répertoire, les différentes esthétiques disparaissaient, tout comme comme la connaissance des contextes dans et pour lesquels un grand nombre des œuvres dites classiques furent écrites. L’auditeur refoulait la distance temporelle qui le séparait de la « musica poetica » et de la théologie luthérienne de J.S. Bach. Pour lui, la musique de Bach était — et elle l’est toujours — une musique de son propre présent. On pourrait écrire une histoire musicale du XVIIIe siècle sans mentionner J.S. Bach ; mais on ne peut écrire une histoire musicale du XIXe et du XXe siècle sans ce même Bach. La musique de Bach fut ainsi, tour à tour, une musique « romantique », une « musique pure », une « musique panthématique » (pour Schoenberg) ou — dans les années vingt de notre siècle — une musique « néoclassique », constructiviste. On ne mettait presque jamais en doute que la subjectivité de J.S. Bach s’exprime dans ses œuvres. Bach ne fut jamais un « compositeur baroque ».
13L’historien constate que plus de 90 % de la musique occupant aujourd’hui la scène « classique » nécessiterait des commentaires. Pour certaines œuvres, un commentaire qui comblerait le vide laissé par la méconnaissance des normes formelles et/ou des contextes précis ; pour d’autres un commentaire qui traduirait un langage qui n’est plus le nôtre ; et pour d’autres encore, une présentation de Lord Byron, sur la connaissance duquel l’auteur de Harold en Italie pouvait compter. On peut trouver fascinant d’entendre parler russe sans connaître le russe ; mais un russe parlant russe ne produit pas de la « poésie sonore ». Il nous dit quelque chose.
14Aujourd’hui, beaucoup de mélomanes écoutent le répertoire traditionnel comme s’il s’agissait de « poésie sonore ». Ils se trouvent face à différents types de « poésie sonore » : celui comprenant Bach, Haydn, Vivaldi et Mahler par exemple, celui comprenant Perotin, Machault ou Ockeghem, et enfin celui de Nono, Boulez, Xenakis. Ou encore celui des musiques extra-européennes.
15Pourtant une idée, une croyance — j’évite, de justesse, le terme « idéologie » — prédomine chez la plupart des auditeurs, des interprètes et surtout dans les structures mêmes de nos institutions musicales : la musique est comprise comme un langage, un langage directement accessible, un langage intérieur, contrairement à celui de la réflexion. En tant que telle, elle sert à harmoniser, à embellir une société technocratique.
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16Je vais parler de la musique de notre temps tout à l’heure. Mais d’abord, je tiens à parler d’un évènement essentiel de notre siècle, d’une révolution dans l’histoire musicale occidentale. Dans notre siècle, la musique n’est plus un phénomène passager, comparable au temps dont les secondes écoulées sont irrécupérables. La possiblilité de reproduire une exécution musicale — ce qui est très différent du fait de rejouer une œuvre — le fait que cette reproduction puisse se faire partout et en tout temps, le fait que non seulement la musique passée reste dans notre répertoire, mais que les interprétations des différentes musiques restent également, ce fait a, en douceur, totalement transformé la culture musicale. Entrer dans ce que Walter Benjamin appelait « l’art dans l’ère de sa reproduction technique »2 a des conséquences pour toutes les expressions artistiques. En musique, l’arrivée de l’enregistrement a produit une révolution, et nous assistons à la redéfinition du fait musical. Cette révolution bouleverse le musical d’une manière beaucoup plus radicale que n’importe quelle transformation du langage musical des derniers siècles, y compris l’abolition de la tonalité harmonique par Schoenberg et ses contemporains. Il faudra très bientôt réécrire Les fondements de la musique dans la conscience humaine d’Ernest Ansermet3.
17Jusqu’à notre siècle, la musique chantée et jouée, soit comme pratique musicale, soit comme opus perfectum et finitum était le centre de l’activité musicale humaine. Aujourd’hui, cette activité musicale — le jeu et l’écoute — n’est plus au premier plan, occupé par la distribution d’enregistrements par les différents médias. Statistiquement, plus de 95 % des musiques que nous écoutons nous proviennent d’un haut-parleur. Une masse d’enregistrements est disponible à tout moment, partout sur terre. Si je ne peux vous interpréter une musique africaine, un trope d’Introït du IXe siècle ou la dernière œuvre d’un compositeur présent dans cette salle, je peux pourtant vous les présenter en enregistrement ici, dans cette salle. Les bandes enregistrées sont devenues la base de notre culture musicale. Certes, les concerts, les représentations lyriques et surtout les festivals existent toujours. Mais les organisateurs, les chanteurs, les instrumentistes et surtout les auditeurs vivent une époque dans laquelle cet objet — le concert, l’opéra — n’est plus le même objet. Ecouter la Troisième symphonie de Beethoven ici, à Genève, au Victoria Hall, ou écouter cette même Troisième symphonie au Victoria Hall après l’avoir entendue une douzaine de fois enregistrée et dirigée par Leonard Bernstein, ce n’est pas la même chose, même si toutes les notes y sont et si, exceptionnellement, les indications de tempo de Beethoven sont fidèlement suivies. Les normes intériorisées par l’auditeur ne sont plus formelles, harmoniques, expressives ; les auditeurs ont intériorisé une exécution liée à une prise de son particulière et à une technologie de reproduction qui correspond à leurs situations économiques. D’où la tendance à reproduire, dans la salle de concert, un « sound » aussi semblable que possible à la diffusion d’un enregistrement par haut-parleur. Inévitablement, la culture musicale dépend de plus en plus de l’industrie culturelle qui choisit et dirige. Les programmes des concerts d’abonnement de l’Orchestre de la Suisse romande ne sont nullement des îles paisibles en dehors de cette nouvelle structure de la culture musicale ; ils sont conditionnés, extérieurement et intérieurement, par les normes propres à la culture musicale enregistrée.
18Les subventions publiques permettraient à des sections de la culture musicale d’échapper à ce diktat si les responsables saisissaient lucidement la situation. On n’échapperait pas à ces normes, mais on pourrait agir en connaissance de cause. Hélas, les radios publiques, par exemple, sont vite devenues le prolongement des départements publicitaires de l’industrie culturelle et de l’industrie du disque. La chaîne « culturelle » de la Radio Suisse romande, « Espace 2 », nous arrose, du matin au soir, de « hit parades » classiques : la notion de programme a fait place à une statistique de vente, ou à des concerts enregistrés : comme si concert et concert enregistré étaient la même chose.
19Je viens de mentionner en passant un autre phénomène, lié à la révolution médiatique : la continuité musicale, 24 heure sur 24. Nous ne nous amusons pas seulement à mort (Neil Postman)4, nous nous écoutons à mort.
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20Mon but n’est nullement de juger, voire de condamner notre réalité. Les lamentations nostalgiques n’y changent rien, pas plus que la politique de l’autruche. Nous devons saisir — sine ira et studio — ce qui nous est arrivé. Il est effectivement dangereux, non seulement pour les compositeurs mais aussi pour leurs proches, de continuer à se nourrir d’illusions. Il ne suffit pas de créer et d’auréoler avec emphase « la création » ; il faut commencer par saisir le contexte dans lequel la création a lieu. Celui-ci a radicalement changé : or toute création est intimement liée à son contexte, aussi le contexte musical nouveau conditionne-t-il profondément cette création et sa perception.
21Pour une grande partie des compositeurs, la révolution n’a tout simplement pas eu lieu. Ils profitent certes de l’enregistrement, de la diffusion de leurs œuvres sous forme de disques, cassettes, émissions de radio. Si leurs œuvres sont écoutées, c’est grâce à l’enregistrement. N’oublions pas que Schoenberg a d’abord été connu par les pièces pour piano op. 11, une œuvre que les curieux pouvaient jouer eux-mêmes, et par le Pierrot lunaire, que des tournées présentaient à un public plus vaste. Les compositeurs actuels considèrent toutes les institutions musicales (organisateurs de concerts, institutions de la sous-culture de la musique contemporaine, producteurs de radio, etc.) comme ils l’ont toujours fait : « Ils doivent nous jouer et ils ne le font pas suffisamment... ».
22Etre compositeur de musique contemporaine n’est, économiquement parlant, qu’une occupation à part, un « hobby ». Le compositeur ne vit pas de sa production, à quelques très rares exceptions près. Il vit de l’enseignement, de ses activités dans les institutions, peut-être d’une bourse momentanée ou grâce à une femme très généreuse. Mais, pour la plupart des compositeurs, le centre vital de l’existence, la vraie raison d’être est leur production musicale. Ce fait transforme l’exécution d’une œuvre en preuve existentielle. L’exécution doit prouver au monde que l’essentiel n’est pas d’enseigner l’harmonie tonale.
23Cette situation du créateur devient dramatique s’il fait abstraction de la réalité musicale dans laquelle il vit. L’industrie culturelle n’a guère besoin de créations nouvelles. Si elle veut augmenter son chiffre d’affaire, il lui suffit d’inventer une nouvelle technologie d’enregistrement et de reproduction, en l’occurrence l’enregistrement digital et le disque compact, et elle le fait. Si le répertoire devait être élargi, les bibliothèques disposent de suffisamment de musiques anciennes éditées ou non, prêtes à être « découvertes ». Enfin, le disque produit chaque année un certain nombre de nouvelles vedettes qui enregistrent leur indispensable version du répertoire courant.
24Soit : le compositeur est jugé quantité négligeable par l’industrie culturelle dominante. Mais il y a plus grave. La sous-culture de la musique contemporaine, une section du système qu’il ne faut pas confondre avec une quelconque opposition à ce système, cette sous-culture engendre un certain besoin de créations : une minorité demandant de la musique nouvelle existe, et elle n’est négligeable que pour ceux qui additionnent tous les chiffres, rock/pop compris. Plus grave est le fait que la culture musicale actuelle a créé un nouveau conditionnement musical et acoustique de l’auditeur, qui n’a jamais été aussi important que de nos jours. L’écoute que j’ai comparée à celle de la « poésie sonore » est au centre de ce conditionnement, celui de l’habitude d’un « climat sonore », d’un « sound » détaché du besoin de saisir le message esthétique. Les musiques qui n’entrent pas dans les stratégies de ce conditionnement, en premier lieu la musique de notre siècle, sont celles pour lesquelles un « apprentissage » est indispensable à « une intelligence complète du plan ». La « poésie sonore » de ces œuvres modernes n’est pas agréable en elle-même. « Apprentissage » ne veut pas dire « formation musicale », mais initiation à un certain comportement. Ce comportement implique un certain savoir (historique, esthétique), et un certain savoir-faire dans lesquels s’enracinent la curiosité envers la musique, même inconnue, différente, et le courage de s’exposer à une œuvre qui ne confirmera pas obligatoirement l’attente créée par une interprétation enregistrée mémorisée5.
25Le thème de notre symposium, « Composition et perception », ainsi que celui de ma communication, « Textes et contextes », se rejoignent dans l’approche méthodologique de la Rezeptionsgeschichte dont le modèle littéraire a été développé, en particulier, par Hans Robert Jauss6. Jauss oppose deux données : d’une part l’horizon d’attente (Erwartungshorizont) qui comprend tout ce que le lecteur connaît et attend ; d’autre part l’apparition d’une œuvre nouvelle. La distance entre ces deux données est la distance esthétique de cette œuvre. Le caractère artistique résulte du genre et du degré d’effet produit sur l’horizon d’attente d’un public à un moment donné.
26L’œuvre nouvelle exige, de par cette distance esthétique, un changement d’horizon du lecteur. « Dans la mesure où cette distance diminue, n’exigeant plus de la conscience réceptrice aucune réorientation vers des expériences inconnues, l’œuvre s’approche du domaine d’un art ‘culinaire’ ou d’un art de divertissement. Ce dernier est, du point de vue de l’esthétique de la réception, caractérisé par le fait qu’il n’exige aucun changement d’horizon. Il converge avec les attentes qu’un goût dominant préfigure, satisfaisant la demande de reproduction d’un ‘beau familier’, confirmant des sensations habituelles, sanctionnant des désirs et rendant consommables les expériences non quotidiennes sous forme de « sensationnel » (...) »7.
27Nous pouvons appliquer ce modèle méthodologique aussi bien à l’exemple de la Symphonie fantastique qu’aux conditions nouvelles d’écoute que l’enregistrement a créées. Le programme de Berlioz est injecté dans l’horizon d’attente du public de cette œuvre nouvelle de 1830 et le modifie avant la première note jouée. Tout en diminuant la distance esthétique, ce programme l’augmente en même temps par la nouveauté du genre (« symphonie dramatique ») et par la déformation des normes (formelles, harmoniques, esthétiques, etc.) qui font partie de l’horizon d’attente. Au moment où la Symphonie fantastique est non seulement entrée dans le répertoire mais où la musique « à programme » est devenue courante — et même un genre « à la mode » dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, la distance esthétique diminuait. Le langage musical de Berlioz faisait désormais partie de l’horizon d’attente. L’œuvre s’approchait dangereusement d’un art « culinaire ». A partir de ce moment, la distance esthétique doit, pour « une intelligence complète (...) de l’ouvrage », être reconstruite par des analyses musicologiques, esthétiques, sociologiques, et elle dépend surtout d’interprètes capables de lire cette partition contre les habitudes, ces « traditions » que Gustav Mahler, un des rares grands chefs d’orchestre relecteurs, appelait Schlamperei (laisser-aller, gabegie).
28Depuis que la Symphonie fantastique existe sur d’innombrables disques, la constellation entre l’œuvre, l’horizon d’attente, la distance esthétique et un éventuel élargissement d’horizon a profondément changé. La distance esthétique était, par la « classicité » de l’œuvre, déjà très réduite. Le conditionnement par une interprétation enregistrée ne la diminue pas seulement, il la transforme. On se trouve maintenant devant la distance entre un horizon d’attente qui comprend une interprétation de cette œuvre et une autre interprétation (qui risque d’être également un enregistrement). La distance esthétique s’est en somme transformée en comparaison entre deux interprétations dont une dispose d’un avantage : elle a conditionné l’écoute du mélomane. Il est évident qu’à ce moment une reconstruction de la distance esthétique de 1830 est plus périlleuse parce qu’il faut d’abord reconstruire le fait même de la distance esthétique.
29Cet exemple explique la grande demande, de la part d’amateurs, de discographies comparées, le succès aussi des « trend-setters » style Le Monde de la Musique. Il ne s’agit pas uniquement de conseiller le meilleur achat aux mélomanes qui n’ont pas confiance en leur jugement. La comparaison d’interprétations occupe, dans une culture musicale médiatisée, la place de l’ancienne distance esthétique et elle est pour cette raison partie intégrante de la réception d’une œuvre du répertoire. Comparaison est donc raison...
30La situation est différente dans le cas d’une œuvre contemporaine, même si celle-ci a été écrite il y a 60 ans par un Schoenberg ou un Varèse. Prenons l’exemple des Six pièces pour orchestre opus 6 de Webern. Webern a composé cette œuvre pendant l’été 1909 et elle fut créée à Vienne sous la direction de Schoenberg lors du célèbre concert à scandale du 31 mars 1913. Webern publiait, à ses frais, 200 exemplaires de la partition, dédiée d’ailleurs à Schoenberg et, en août/septembre 1928, en écrivait une version pour orchestre réduit.
31Nous n’aurions aucune difficulté à reconstruire la distance esthétique de cet opus 6 en 1913, même sans disposer des témoignages décrivant le scandale provoqué par sa création. La distance esthétique est certes devenue moins grande au cours des 75 dernières années, mais on ne peut pas pour autant parler d’un art « culinaire ». Reconnu comme un « chef-d’œuvre », cet opus 6 n’est pas entré dans le répertoire et est encore moins devenu « classique ». Cela signifie que les nouveautés qui lui étaient propres en 1913 et créaient la distance esthétique sont restées, au moins partiellement, des nouveautés. Depuis 1978, date de la publication de la biographie de Webern par Moldenhauer8, nous connaissons le programme qui est à la base de cet opus 6 : la mort de la mère du compositeur. Je ne crois pas que la connaissance de ce programme diminuerait sensiblement la distance esthétique. L’opus 6 exige toujours un changement d’horizon pour de très nombreux auditeurs ; cette œuvre est restée nouvelle, actuelle. Les Instantanés pour orchestre de Michael Jarrell, créés en 1986 à Genève, le prouvent. Cela rejoint la remarque de Wilfrid Mellers (1968) : « La merveilleuse quatrième pièce de l’op. 6 [...] est à plusieurs égards plus proche de certains aspects de la musique d’avant-garde même que les œuvres plus tardives de Webern. »9
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32La révolution amenée par l’enregistrement ne toucherait-elle donc pas la création contemporaine, ni une œuvre de Webern datant de 1909 ? Pour trouver une réponse, il est judicieux de revenir à la distance esthétique de cet opus 6 au moment de sa création. Les faits suivants en faisaient partie en 1913 :
- le très grand effectif orchestral contredisait l’extrême brièveté des six pièces (entre 10 et 40 mesures) ;
- l’opus 6 ne correspondait ni à ce qu’on attend du « poème symphonique », genre « moderne », ni à la « symphonie classique », modèle des académistes ;
- l’écriture expressionniste étant tout à fait récente, une écriture expressionniste pour orchestre était inconnue (l’opus 16 de Schoenberg date de la même année 1909) ;
- le discours musical fragmenté, la « prose musicale », ne pouvait satisfaire l’attente de thèmes et de leur développement. Le « thème » comme mélodie mémorisable faisait défaut ainsi qu’une organisation métrique régulière ;
- le langage harmonique, sans repères tonaux, redéfinissait le rapport entre dissonance et consonnance.
33Aucun de ces éléments n’est entré dans les habitudes musicales actuelles et, contrairement aux éléments du langage harmonique de Debussy, aucun n’a pu être isolé de l’ensemble de l’expression webernienne pour être exploité ailleurs. Certes, la brièveté de chaque pièce — terme nouveau en 1909, remplaçant celui de mouvement (Satz) — est aujourd’hui intimement liée au nom de Webern, tout comme l’écriture « dissonante », non tonale. Ces deux éléments font aujourd’hui partie de l’horizon d’attente, et sont seuls à avoir diminué la distance esthétique.
34Pourtant Webern n’a pas écrit son opus 6 en vue de battre tous les records de distance esthétique. Il envisageait, comme chaque compositeur, « une intelligence complète (...) de l’ouvrage ». Pour y parvenir, le compositeur actuel commente ses œuvres sous forme de notes de programme ou autres écrits. Reste à expliciter la fonction de ces textes, qu’ils soient notes de programme, ou présentation, ou analyse de l’œuvre, ou explications de techniques de composition, ou prises de position esthétique.
35Sans soumettre ces différents genres de textes à un classement systématique, on peut en dégager quelques traits généraux qui s’imposent : le regard du compositeur est presque toujours conditionné par ses propres préoccupations de créateur à un moment donné. Qu’il s’exprime sur ses propres œuvres ou sur celles d’autrui, l’actualité est celle de sa démarche individuelle. Quand Pierre Boulez publie en 1948 ses Incidences actuelles de Berg ou, en 1952, son Schoenberg is dead, il esquisse en substance, par une polémique sur Berg et Schoenberg, son propre projet de compositeur. Au moment de la reprise de ces textes en 1966 pour son premier volume de « textes réunis », cette constellation a quelque peu changé. Boulez alors n’hésite pas à procéder à des coupures et remaniements partiels de son texte sur Berg. Un autre exemple : ... wie die Zeit vergeht (1956) de Karlheinz Stockhausen se lit comme une présentation générale de sa conception du temps musical ; en fait, il s’agit d’un commentaire et d’une justification des principes de composition des Gruppen pour trois orchestres de 1955-57.
36Au moment où d’innombrables démarches techniques et esthétiques semblent possibles, l’écrit du compositeur doit aussi bien justifier ses choix que mettre en évidence l’originalité et la nouveauté de sa démarche. L’institution « Musique contemporaine » à l’intérieur de l’institution « Musique classique » se nourrit encore du génie inspiré, du producteur de nouveautés et du créateur d’une écriture spécifiquement sienne. Le compositeur s’éloigne volontairement de ses collègues, de sa « concurrence », pour maintenir à tout prix sa position unique. Même si un regard jeté sur la partition ou l’écoute de quelques mesures ne laisse aucun doute quant à la « tendance » à laquelle ce maure appartient10.
37Il est possible de détecter quelques démarches fondamentales actuelles, environ une dizaine, qui, en principe, s’excluent mutuellement : la démarche de Boulez, celle des répétitifs, celle de Cage, celle de la « nouvelle expressivité », par exemple d’un Wolfgang Rihm, chacune exigeant de l’auditeur une prédisposition adaptée et un minimum de connaissances préalables. Et pourtant, aussi bien l’image du créateur fixée par l’institution que celle qu’il a intériorisée de lui-même, refusent un tel classement des compositeurs selon leurs types de démarches fondamentales. L’auditeur bienveillant, tout comme le journaliste musical et le musicologue, dépend des commentaires fournis par le compositeur ; mais ce dernier, la plupart du temps, en reste au cliché du « créateur » tel qu’il s’est développé à partir de la découverte du « génie », à l’époque de C. P. E. Bach et de Joseph Haydn.
38Les relations entre l’œuvre perçue et les commentaires du compositeur peuvent paraître un problème mineur face à l’attitude de très nombreux mélomanes envers la musique de notre siècle. Le chef d’orchestre Michael Gielen s’exprimait récemment à ce sujet :
« L’absence de réception de la musique datant d’il y a 70, 80 ans, par exemple l’école de Schoenberg, est effectivement due à la paresse des auditeurs. Cette grande musique existe sur disques et on peut l’écouter jusqu’à ce que l’oreille se soit familiarisée avec elle ; pour moi, elle se place au niveau de Schubert, Beethoven et Mozart. »11
39Situation paradoxale : les médias, l’enregistrement et une multitude d’informations permettraient aujourd’hui une connaissance approfondie des différentes interprétations d’une même œuvre du répertoire mais surtout une culture auditive d’une richesse et d’une différenciation toutes nouvelles. Mais l’utilisation et la commercialisation actuelle de ces possibilités sont en train de créer une culture auditive qui neutralise complètement ce potentiel.
40Face à la destruction du fondement même d’une culture auditive différenciée, l’autostylisation et l’égocentrisme de nombreux compositeurs s’expliquent mais reviennent à faire l’autruche. Ce que beaucoup considèrent comme un simple contexte extérieur à l’essentiel, ce prétendu « contexte », est en train de devenir le texte, l’unique texte.
41Il est temps de concevoir des stratégies pour maîtriser enfin les effets de l’enregistrement musical. Sinon, nous ne disposerons bientôt même plus de la finesse d’oreille nécessaire à la réalisation d’un excellent enregistrement12.
Notes de bas de page
1 Dahlhaus, Carl : Musikästhetik, Köln 1967, Gerig, p. 95.
2 Benjamin, Walter : Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, Frankfurt/M 1963, Suhrkamp (Edition Suhrkamp, 28).
3 Ansermet, Ernest : Les fondements de la musique dans la conscience humaine, Neuchâtel 1961, Baconnière.
4 Postman, Neil : Amusing Ourselves to Death. Public Discourse in the Age of Show Business, New York 1985, Viking-Penguin.
5 Cf. Was ist musikalische Bildung ?, éd. Werner Klüppelholz, Kassel 1984, Bärenreiter (Musikalische Zeitfragen, 14).
6 Jauss, Hans Robert : Literaturgeschichte als Provokation, Frankfurt/M 1974, Suhrkamp (Edition Suhrkamp, 418).
7 Jauss : op. cit., p. 178 (ma traduction).
8 Moldenhauer, Hans : Anton von Webern. A Chronicle of his Life and Work, London 1978, Gollancz.
9 « The marvellous fourth piece from opus 6 (...) is in some ways closer to certain aspects of avant-garde music even than Webern’s later work. » (Wilfrid Mellers : Calibran Reborn. Renewal in Twentieth Century Music, London 1968, Gollancz, p. 54.)
10 Cf. Stenzl, Jürg : Tradition et rupture de tradition, in Contrechamps n°. 3, septembre 1984, pp. 27-43, en particulier p. 37ss.
11 Op. cit. en note 5, p. 32.
12 Je remercie très sincèrement Dominique Rosset (Lausanne) d’avoir révisé avec moi le manuscrit de cette conférence.
Auteur
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