Le sens de l’œuvre musicale contemporaine depuis l’acte d’audition
p. 75-84
Texte intégral
1Dans quelque domaine où l’on se situe, la question du sens constitue toujours une problématique multiple. Le mot a en effet valeur polysémique. Et à cause de cela, il est le lieu d’un foisonnement de connotations sans fin (individuelles, culturelles, historiques), de telle sorte qu’il appelle des investigations plurielles et constamment soumises au changement. La question du sens est, pour reprendre un terme cher à Eco, une question « ouverte ». On ne peut prétendre l’aborder dans sa totalité, ni y répondre dans l’absolu. Mais on ne peut non plus l’éluder, car elle se trouve à la base de toute connaissance, en musique comme ailleurs.
2On ne peut en effet connaître, c’est-à-dire, selon une définition sommaire dont je me contenterai ici, « intégrer un objet nouveau dans son expérience », sans donner un sens à ce « nouveau ». Et pour investir de sens ce nouveau, il faut pouvoir le relier tant soit peu, — mais « peu » est un minimum indispensable — à un répertoire d’acquis. Autrement dit, pour le sujet qui doit l’appréhender, l’objet nouveau ne doit pas être totalement nouveau — il ne doit pas être trop original, comme le dit la théorie de l’information. Il faut qu’en cet objet puissent se percevoir certaines propriétés qui sont communes à des objets déjà connus. Moyennant ce seuil de contact, établi différemment par chaque individu, plus ou moins consciemment, plus ou moins abstraitement aussi, un processus de confrontation entre le nouveau et l’ancien se met en branle, jeu de va-et-vient qui ressemble parfois à une joute puisque la conquête de l’inconnu ne va pas sans résistance, autant du côté du sujet que, semble-t-il, du côté de l’objet.
3Ceci me servant d’entrée en matière, je dirai tout de suite qu’il m’intéresse ici d’approcher la question du sens à partir d’une interrogation que je me fais couramment, sinon chaque fois, lorsque j’écoute une œuvre dite contemporaine1, et pas seulement en première audition. Cette interrogation, plus ou moins consciente, peut se formuler comme suit : quel est le sens de ce que j’entends ? Comment ces événements d’un univers sonore qui ne m’est pas très ou aucunement familier font-ils sens ? Comment cela se tient-il ? Comment l’organiser ?
4Comme vous pourrez le constater, ces questions de sens adressées à la forme musicale ne me conduiront pas nécessairement à des réponses, mais bien plutôt à d’autres questions.
Expériences de l’incertitude
5Si j’ai insisté tout à l’heure sur la notion de « nouveau », c’est que la nouveauté me semble constituer la difficulté majeure à laquelle se trouve confronté l’auditeur de musique contemporaine. Chaque œuvre tendant à instaurer ses propres manières, sa propre morphologie, autant dans le microacoustique que dans le macroacoustique — et cela, non seulement d’un compositeur à l’autre, mais à l’intérieur même de la production de chaque individu — chaque œuvre se présentant plus ou moins comme une exploration de territoires vierges à travers des moyens qui, hier encore, n’étaient pas considérés comme faisant partie de la catégorie « musique », et certaines œuvres jouant d’abstraction, d’apériodicité ou de complexité avec tant d’insistance qu’on peut se demander si elles sont vraiment destinées à des oreilles humaines, il semble qu’il n’y ait plus d’assise à partir de quoi saisir et évaluer ce déferlement de phénomènes.
6J’exagère un peu ici puisque, en réalité, l’individuation et la disparité des œuvres de musique contemporaine ne sont pas accentuées au point que l’on puisse considérer chaque œuvre comme un monde parfaitement original, régi par des lois qui n’appartiendraient qu’à lui. La musique occidentale du XXe siècle n’est pas exempte de réalités d’écoles et de phénomènes de mode : elle compose aussi avec de grands courants stylistiques somme toute assez durables (courants sériel, répétitif, conceptuel pour n’en nommer que trois). La musique occidentale du XXe siècle n’est pas non plus exempte de clichés, clichés qui sont souvent le fait de compositeurs inexpérimentés ou naïfs mais qui donnent malheureusement raison aux détracteurs de cette musique lorsqu’ils avancent que n’importe qui est en mesure de faire pareil. Donnez-nous un piano, disent-ils, et sur le champ, nous improvisons un specimen typique : courte note dans l’aigu, puis une longue dans le grave, un paquet de notes avec la main ici, un autre avec l’avant-bras là, suivi d’une série de petits crépitements à travers le clavier, un coup sur le bois de l’instrument (pourquoi pas ?), puis un léger glissando sur les cordes. Bref, — car je pourrais continuer longtemps de la sorte — c’est le catalogue d’effets (dans la pire acception de ce dernier terme), le règne du décousu, du n’importe quoi, et à la portée du premier venu.
7Telle est l’image caricaturale souvent véhiculée à propos de la production musicale contemporaine, image dont sont responsables autant certains compositeurs que certains auditeurs qui réduisent toute cette musique aux productions de ces mêmes compositeurs. Une image qui n’est pas sans rappeler d’autres caricatures dans lesquelles on a pu enfermer l’art contemporain en général : tout particulièrement, celle de la peinture non-figurative.
8Cela dit, et justement face à cette question des clichés, un écueil se dresse devant (ou autour de) l’auditeur de musique actuelle — de l’auditrice que je suis en tout cas. Cet écueil est le suivant. Dans l’éventail des œuvres qui présentent souvent des allures de chaos, du fait qu’elles relèvent de complexités auxquelles je ne suis pas habituée et dans lesquelles je n’arrive pas à débusquer un semblant d’ordre, comment faire la part entre les pièces que je devrais rejeter parce que lieu du n’importe quoi et celles auxquelles je devrais consacrer des efforts soutenus et réitérés ? La question est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Et elle n’est pas exclusive au domaine musical. Elle revient en somme à se demander comment distinguer la fumisterie de la non-fumisterie. Ce qui contribue à rendre cette distinction ardue, c’est que l’originalité n’est pas qu’un obstacle éventuel. C’est aussi un critère d’appréciation. Un critère dont on ne peut se départir lorsqu’on est conscient que les musiques occidentales dites « contemporaines » s’inscrivent dans une longue recherche commencée on ne sait trop quand mais qui se perpétue depuis des siècles. Cette recherche, justement, elle cherche. Elle cherche sans cesse à conquérir l’inouï et l’auditeur demande précisément aux compositeurs d’aujourd’hui de continuer à chercher.
9En tant qu’auditrice, je demande aux compositeurs actuels de me faire entendre du nouveau. Je demande que chaque pièce ait sa personnalité, si je puis dire, qu’elle ne soit pas le décalque d’une autre. En somme, et compte tenu de l’activité structurante avec laquelle je suis désireuse de l’appréhender, je demande à la musique contemporaine de modifier et d’enrichir mes schèmes d’écoute, de secouer et d’élargir ma manière d’être au monde.
10« Une musique contemporaine qui ne dérange pas, disait Serge Garant, c’est une musique sans intérêt »2. Propos un tantinet provocateur dans son laconisme, mais qui, greffé sur ce que je viens de dire, a son poids de vérité, aussi bien pour le créateur que pour le récepteur d’une œuvre.
11Etre dérangé par le nouveau musical est ainsi chose souhaitée et salutaire. Il reste toutefois un dilemme entre faux et vrai nouveau. La difficulté demeure de pouvoir faire la part des deux. On serait peut-être tenté d’observer ici que, comme dans d’autres circonstances de la vie, l’auditeur n’a qu’à faire ses choix, à trancher entre ce qu’il refuse et ce qu’il accepte : rejeter d’un côté ce qui lui paraît supercherie ou nullité, et, de l’autre, tenter de s’adapter à ce qu’il soupçonne digne d’efforts. Mais la solution est trop simple. En fait, elle n’en est pas une. Car nos choix d’auditeur ne sont pas si libres qu’on serait porté à le croire. En partie fruits de notre volonté, ces choix sont également soumis, et pour une part aussi considérable qu’incalculable, aux instances de consécration et de légitimation du phénomène esthétique.
12Nous connaissons, par exemple, la puissance du mythe des grands noms. Nous en sommes pourtant tous victimes, moi comme chacun de nous, à des degrés plus ou moins accentués. Reportons-nous, pour l’illustrer, à une situation de concert où l’on donne, en création, l’œuvre récente d’un compositeur institutionnellement célébré. Disons : Xenakis ou Stockhausen. Supposons que l’écoute de la pièce en question ne soit pas aisée, ce qui est souvent la cas chez ces deux compositeurs. Ce qui est, plutôt, un euphémisme, étant donné la difficulté d’approche de certaines de leurs productions. Supposons donc que la possibilité pour l’auditeur de trouver une cohérence au donné à entendre soit à ce point ressentie comme mince que s’éveille en lui un certain doute quant à la valeur de l’objet entendu. Osera-t-il vraiment se prononcer — non pas même publiquement, mais en son for intérieur — pour le rejet ? Est-il en mesure de le faire ? La signature de la pièce et tout ce qui, par sanction socio-culturelle et expérience personnelle, lui est rattaché en tant qu’ouverture sur l’avenir, en tant qu’invention visionnaire (ou auditionnaire), feront peut-être pencher la balance du côté de formulations comme : « oui, il doit y avoir quelque chose ici ; c’est un monde qui m’échappe pour l’instant, pour lequel je n’ai pas encore de clé, mais qui mérite mon assentiment (même sourd) ; un monde auquel je pourrais peut-être avoir accès à force d’écoutes répétées ou à la suite d’un choc d’idées avec d’autres mondes, musicaux ou non ».
13Changeons maintenant quelque peu le scénario et supposons que cette même pièce « difficile » soit non plus signée Xenakis ou Stockhausen, mais qu’elle provienne d’un inconnu dont les notes de programme nous disent, au demeurant, qu’il en est à ses premières armes. Notre attitude se verra considérablement, sinon complètement, modifiée. Le doute et l’incertitude provoqués par la situation antérieure cèderont la place, dans ce cas-ci — puisqu’il y a possibilité de franchise — à un verdict de disqualification.
14Les cas hypothétiques que je viens d’évoquer n’en sont pas. Ce sont des cas tirés de la réalité. Tout au moins de la mienne. Il m’est arrivé en effet plusieurs fois de me retrouver, à la suite précisément de l’écoute de telle pièce de Xenakis ou de Stockhausen, en train d’applaudir presque à contrecœur. Et mon manque d’enthousiasme ne provenait pas tant de la pièce elle-même que de ce que je ressentais comme « mes propres carences ».
15Qu’on ne croie pas ici que je mets au rancart la capacité de l’auditeur de juger tout seul. J’ai tout de même une autre idée de ma personne. Ce que je dis, simplement, reprenant d’ailleurs ce que plusieurs autres ont avancé avant moi, c’est que nos comportements ne sont pas inventés en toute autonomie, et qu’ils subissent, la plupart du temps à notre insu, une orientation dictée par les appareils politico-socio-culturels qui informent ou, tout au moins, infléchissent nos conduites de leurs « valeurs ».
16S’il est relativement facile d’émettre des jugements tels que : « Ludwig Spohr est un compositeur mineur », ou « Stravinsky aurait dû arrêter d’écrire en 1919 », on ne peut avouer avec autant de radicalisme que « Boulez, aujourd’hui, retourne à l’ostinato ». Et une telle différence dans nos possibilités d’expression existe, du fait que ce qu’on appelle l’Histoire, avec un grand H, a déjà tranché avec sa grande hache. Dotée d’un talent remarquable pour la synthèse, l’Histoire a distingué une fois pour toutes les Mozart des Salieri.
17L’Histoire regarde le passé et, depuis notre présent inconfortable parce que disparate, nous La regardons au futur. C’est Elle qui décidera, finalement, de l’actuel indécidable. J’imagine parfois que, pour l’humanité de demain, la vie musicale actuelle apparaîtra dans cette sorte de transparence et de simplicité avec laquelle nous considérons nous-mêmes, aujourd’hui, la vie musicale des siècles précédents. Qui sait ? En l’an 2015 ou 2025, des philosophes, des théoriciens et des analystes auront peut-être trouvé moyen d’unifier dans un grand système ce qui, ici et maintenant, nous semble échapper à toute norme. L’obscur, le proliférant seront peut-être ramenés à quelques lois et règles, au prix, bien sûr, d’une sélection et d’un nivellement des faits que, depuis et à cause de notre contemporanéité avec eux, nous ne sommes pas en mesure d’opérer.
18Et peut-être que cette Histoire que l’on dira nôtre, bien qu’elle puisse attiser notre curiosité, nous préférons au fond ne pas La connaître. Car, avec le recul, on efface et on oublie. Et il y a fort à parier que l’Histoire gommera avec aisance, comme cela a toujours été le cas, les incertitudes et quêtes constantes qui font notre commerce quotidien avec les phénomènes.
19Peut-être avancer t-t-on, comme on l’a injustement fait pour nos prédécesseurs, avec le système tonal par exemple, que pour les compositeurs et auditeurs du XXe siècle, les questions d’organisation musicale ne posaient pas, somme toute, tant de difficultés. Que création et audition s’inséraient dans une continuité linéaire permettant aux compositeurs de disposer de recettes toutes faites susceptibles d’être transformées en sonorités particulières et pourvoyant les auditeurs des points de repère nécessaires pour accommoder leur écoute sur les singularités de chaque pièce.
20Cette hypothétique transformation en fiction de notre présent dans un avenir plus ou moins éloigné, n’empêchera peut-être pas les hommes qui en seront les auteurs de croire que leurs propres musiques, celles qui leur seront contemporaines, leur imposeront des difficultés exclusives à leur époque, des difficultés que leurs prédécesseurs n’ont jamais connues.
Conquête du sens
21J’aborderai maintenant un peu plus concrètement certains problèmes posés par l’écoute de notre musique contemporaine, et à cette fin, j’aurai recours à deux courts extraits de musique instrumentale. Avant de faire entendre ces extraits toutefois, je crois nécessaire d’exposer brièvement les grandes composantes d’un cadre d’écoute à l’élaboration duquel je travaille actuellement3 cadre qui, de manière générale — quoique sous des modalités diverses — semble pouvoir s’appliquer à toute musique.
22Pour l’auditrice que je suis — et ici, comme partout ailleurs dans la présente communication, je ne fais pas autre chose que parler en mon propre nom —, les productions musicales du XXe siècle ne sont pas, malgré leur caractère de nouveauté, détachées de ce qui fait que la musique est « musique ». Je veux dire par là que la musique dite contemporaine a des propriétés communes avec les musiques qui l’ont précédée ou celles qui la côtoient dans la culture occidentale, de même qu’avec les musiques d’autres cultures : elle répond aux conditions fondamentales qui, à mon avis, sont le fait de toute musique.
23Ces conditions sont liées à la définition même du domaine musical, telle que je vous propose aujourd’hui de la reconsidérer, et ce, en fonction de la situation spécifique d’audition. Pour l’auditeur, la musique ne saurait se définir simplement comme « du son organisé » ; il faudrait plutôt dire que la musique est un complexe sonore à organiser. Un complexe qui résulte d’un travail de sélection et d’assemblage pensé et produit par quelqu’un (le compositeur, l’interprète), un complexe synonyme de réalisation finie, certes, mais qui ne se présente pas pour autant comme une structure toute faite. En aucun cas, l’auditeur ne peut être considéré comme le réceptacle de l’œuvre qu’il entend : « La perception (...), écrit Robert Francès, ne saurait être confondue avec l’enregistrement mécanique du flux d’information. Elle est conditionnée sans doute par la quantité d’éléments sensoriels que l’auditeur peut embrasser à chaque instant, et par leur degré de présence ou de prégnance (...). Mais de cette richesse, l’auditeur (...) abandonne une partie. L’intégration de la forme ne peut pas être une réintégration, mais une dialectique active et « abstrayante »4.
24Ce type de propos, qui rend compte d’une réalité de fait de l’expérience auditive de la musique, mériterait d’être rappelé plus souvent ; on cesserait alors de parler de la structure d’une pièce, comme s’il y avait une réalité unique, pure, dure, immuable et vraie, contenue dans l’œuvre et dont l’auditeur n’aurait qu’à prendre livraison. La structure, l’organisation d’un objet, n’existe pas en soi. Tout objet, musical ou autre, recèle une infinité d’organisations virtuelles, et chaque organisation effective est toujours résultat et expression d’une certaine manière d’appréhender cet objet. Autrement dit, toute organisation procède de la rencontre d’un sujet avec cet objet, d’un parcours singulier du multiple accompli par ce sujet qui, plus ou moins à son insu, et en fonction de ses connaissances, de ses intérêts, de ses aptitudes, et de ses habitudes aussi (d’une impossibilité à s’en défaire ou d’une capacité à les remettre en question), sélectionne dans l’objet et oriente la sélection dans une direction particulière. Toute organisation auditive de la musique résulte d’un acte, elle est relative au choix d’un point d’écoute5.
25La musique, phonie à organiser, se manifeste temporellement. Mais elle ne fait pas que s’inscrire dans le temps, comme on le dit souvent, elle est temps : le temps est condition de son être et chaque musique crée sa propre temporalité.
26Chaque musique a aussi son propre espace ; la spatialité est, au même titre que la temporalité, caractéristique de son être. La spatialité à laquelle je fais référence n’est pas cet espace matériel nécessité par la diffusion et la propagation du son, non plus que l’espace acoustique déterminé par la distribution de sources sonores (haut-parleurs ou instruments et instrumentistes) dans un lieu donné. C’est une spatialité intrinsèque à ta musique, générée principalement par le jeu des hauteurs, mais aussi, j’y reviendrai, par l’ensemble des paramètres.
27La musique est un espace-temps agi, travaillé par le son, par les propriétés de hauteur, durée, intensité et timbre du son. La musique est chronotopophonie. Je ne propose pas ce terme par goût du néologisme, mais par nécessite : les trois termes ici conjugués œuvrent de concert.
28J’explorerai brièvement la notion d’espace musical, en faisant d’abord remarquer que, sans s’en rendre compte peut-être, on fait constamment référence à cette notion à travers notre vocabulaire de musiciens : on parle de hauteurs, d’intervalles, d’étendues, ambitus, registres, lignes, de directions ascendantes, descendantes, de superpositions, transpositions, renversements, etc. Si je voulais cette liste exhaustive, elle risquerait d’être longue. J’ajouterai simplement qu’on parle aussi beaucoup de mouvement, notion musicale essentielle, qui implique bien un rapport espace-temps : le mouvement est un changement de position dans l’espace en fonction du temps.
29Or, toute la part de notre vocabulaire qui se rapporte à la spatialité n’est pas à prendre à la légère : les mots et concepts qu’on utilise pour identifier les phénomènes sont déterminants de notre manière de les comprendre. Et je pense que cette notion d’espace musical, pour peu qu’on prenne conscience de sa présence dans notre expérience d’auditeur et qu’on travaille à rendre cette présence explicite, peut devenir une clé d’écoute formidable : la choisir comme référence d’audition — comme point d’écoute, justement — constitue, selon moi, une voie féconde pour structurer les œuvres, pour leur donner un sens, notamment en musique contemporaine. Plusieurs compositeurs de ce siècle ont d’ailleurs ouvert des brèches fort intéressantes sur la question — je pense, entre autres, à certains écrits de Varèse, Boulez, Ligeti et Xenakis, par exemple —, et il y a quelques années, Francis Bayer lui consacrait un livre entier, au demeurant fort inspirant6.
30Je vous proposerai ici quelques éléments de ma réflexion sur le sujet, réflexion qui est en gestation (pour plusieurs années sans doute), et qui, par conséquent, repose en grande partie sur des hypothèses et des approximations. L’espace musical est, cela va de soi, un espace en formation. Il se meut, me semble-t-il, sur trois axes : axe de la verticalité, axe de l’horizontalité, axe de la profondeur. Les deux premiers sont, en fait, inséparables, et c’est pour des raisons d’intellection que je les considère séparément, un peu comme on isole l’harmonie du contrepoint. Je crois toutefois que, selon les œuvres et l’importance perceptive qu’on accorde à la dimension verticale ou à la dimension horizontale, chacune de celles-ci est susceptible d’acquérir un statut de quasi-autonomie.
- L’axe vertical procède du répertoire des hauteurs — précises ou non — et de leur jeu, des registres, ambitus et densités. Cet axe implique autant les faits de simultanéité que les faits de successivité.
- L’axe horizontal est issu de la conjonction hauteurs-durées : c’est l’espace de l’enchaînement, du devenir des éléments de la verticalité. L’espace de leur croissance, de leur durabilité ou leur évanescence, de leur longueur ou de leur brièveté, de leurs changements brusques ou progressifs, de leur degré de statisme ou de dynamisme. Cet axe n’est pas, dans l’expérience d’écoute, un horizon allant de gauche à droite, et je ne sais pour l’instant comment l’expliquer. Du reste, et sauf si la représentation mentale qu’on se fait des phénomènes est visuelle, le terme « horizontal » n’est nullement approprié ici. Son emploi me paraît venir tout droit de l’influence de la notation et de notre système d’écriture.
- L’axe de la profondeur, enfin, provient de la mise en relief de certains éléments ou événements dans le tissu sonore, de la formation d’avant — et arrière — plans, de l’ordre du proche et du lointain. C’est cet axe qui est à l’œuvre, par exemple, lorsqu’on discerne figure et fond dans une pièce. Mais ordre proche et ordre lointain sont aussi tributaires des intensités (pensons au crescendo, qui se construit comme en se rapprochant, au descrescendo, qui produit l’effet inverse), des attaques et accents, des phénomènes d’écho, de réverbération, ainsi que des timbres.
31Cet espace musical est espace sonore. En en présentant les enjeux aussi sommairement que je l’ai fait, j’ai établi une sorte d’équivalence entre tel axe et tel paramètre, accordant aux hauteurs la responsabilité de générer l’axe de la verticalité, aux hauteurs-durées celui de l’« horizontalité », aux intensités et timbres celui de la profondeur. Si ce type d’équivalence peul être accepté en première analyse, une investigation plus poussée montrerait en fait que tous les paramètres participent continuellement de la saisie de chacune des dimensions de l’espace musical : il y a interaction constante entre les paramètres, et la dominance que l’on est porté à attribuer à l’un d’eux en particulier se doit à un type d’intervention spécifique d’autres paramètres.
32Dans les œuvres contemporaines, l’espace musical se constitue selon des formes multiples et surprenantes qui vont du morcellement à la fusion la plus compacte. Et je terminerai cette intervention en vous proposant une écoute topophonique d’extraits musicaux. Une écoute qu’on exercera plus particulièrement sur l’axe vertical et l’axe horizontal, en prêtant attention à l’emplacement des sons dans le spectre des hauteurs, à la permanence ou à la variation de cet emplacement, aux unités plus ou moins durables qu’elles permettent de saisir.
33J’ai choisi des fragments d’œuvres de deux compositeurs canadiens : le premier est de John Rea ; le second, de Serge Garant7. L’ordre dans lequel vous entendrez ces exemples ne correspond pas à la chronologie de leur composition — la pièce de Rea date de 1977 et celle de Garant est de 1972 —, mais à un ordre de complexité, comme vous aurez le loisir de le constater. Il va de soi que ce que je dirai de ces deux pièces sera, par rapport à leur richesse respective et dans le cadre de cette intervention, très superficiel.
34Chacune de ces deux musiques appartient à une esthétique très différente, et c’est principalement à une volonté de confrontation de cette différence qu’est dû le choix des œuvres. Celle de Rea relève d’un traitement directionnel et relativement continu des hauteurs. A chaque moment de son évolution, elle repose — sauf exception — sur un répertoire restreint de hauteurs, lesquelles mettent en jeu des registres et ambitus déterminés et le plus souvent fixes. L’extrait se construit sur un nombre limité d’événements synchroniques (pas plus de trois à la fois), chacun ayant un contour « mélodique » précis, durable, et se répétant suffisamment pour pouvoir être apprécié comme strate spécifique, comme unité, autant dans les rapports de superposition que de juxtaposition. On pourrait donner de cette musique la très brève description que voici :
- Dans un premier moment — qu’on peut concevoir comme introduction — émerge une double chaîne, constituée de deux sons entretenus qui évoluent parallèlement à distance de dixième, l’un situé dans le registre aigu, l’autre dans le médium. Cette chaîne se déplace très lentement sur quatre paliers successifs (mouvements descendant — ascendant — descendant). Lorsqu’elle atteint le deuxième palier (premier mouvement descendant), se superpose en sourdine, et dans un registre très aigu, un crépitement de points qui va crescendo.
- Dans un deuxième moment, ce crépitement seul subsiste : il s’est insensiblment mué en grosse trame, en nuage de grande densité ; il perdure et devient événement statique sur lequel se profilent, ici et là, et de manière apériodique, des figures plus ou moins répétitives d’unissons ou de simili-arpèges.
35La pièce de Garant, de caractère pointilliste, est beaucoup plus abstraite : à la première écoute — je dirais même, lors des premières écoutes — il semble que l’on assiste à un bombardement de molécules impossibles à percevoir autrement que dans leur constante discontinuité, impossibles donc à grouper en unités. L’espace est extrêmement mobile, balayé sans répit, par sauts constants et rapides.
36Alors que la pièce de Rea s’édifie sur un équilibre entre le statique et le dynamique, entre la permanence et la modification, celle-ci est le lieu du cinétisme, de la variation incessante des hauteurs et des registres. Je la perçois, quant à moi, comme une étude de densité. Une étude qui, si on l’écoute attentivement et sans chercher à y trouver une linéarité mélodique qu’elle n’a évidemment pas, se déploie en deux grands moments. J’en dirai quelques mots.
- Le premier moment fait entendre, au plan des hauteurs, un dialogue de figures entre instruments : parce qu’elle est répétée plusieurs fois — et souvent à la suite d’un silence — une micro-mélodie de deux ou trois notes émerge d’une constellation plus diffuse ; la répétition n’est jamais stricte : elle a lieu dans des registres différents et à des vitesses variées, et se manifeste tantôt par enchaînement successif (dans le passage d’un point vers celui qui le suit immédiatement), tantôt par enchaînement différé (la micromélodie en question est entrecoupée de sons étrangers).
- Le deuxième moment est très différent : il est le lieu d’une accumulation progressive de points conduisant à une densité non atteinte dans la première partie. On assiste à un élargissement progressif de l’ambitus, à la multiplication non moins progressive du nombre d’intervenants et à l’accélération des interventions : une sorte de crescendo sur plusieurs plans à la fois.
37Voilà le type d’interprétation auquel on peut parvenir en ayant recours au critère topophonique. Ce travail d’organisation n’est pas toujours aisé, certes, et il faut parfois s’y prendre à plusieurs reprises avant d’arriver à un embryon de résultat. Mais l’écoute de la musique n’est jamais simple et peut-être qu’à ce titre, une des leçons de la musique contemporaine serait de nous confronter à nos limites d’auditeur — limites de notre ouïe, de notre intelligence, de notre sensibilité, de notre curiosité —, et de nous montrer que le sens n’est jamais chose acquise.
Bibliographie
Discographie
John Rea (1944) Hommage à Vasarely (1977) McGill Symphony Orchestra Direction : Uri Mayer McGill University Records, 81013
Serge Garant (1929-1986) Circuit II (1972) Société de musique contemporaine du Québec Direction : Serge Garant Radio Canada International, 368
Notes de bas de page
1 J’ai discuté ailleurs l’emploi abusif de l’expression « musique contemporaine » pour désigner un certain type de production musicale du XXe siècle. Cf. Liminaire, in Dérives 44-45 : Musique contemporaine au Québec, 1984, pp. 5-12. Dans le même article, j’ai tenté de définir les particularités de cette « musique contemporaine » dont les manifestations multiples et protéiformes autoriseraient davantage à parler de musiques plurielles que d’une musique singulière.
2 Cf. Conversations avec Serge Garant et Gilles Tremblay recueillies par Marcelle Guertin, in Dérives, op. cit., pp. 15-34. La citation provient de la page 32.
3 Mon projet de recherche s’appuie sur l’audition des œuvres musicales et laisse de côté tout recours aux partitions. L’expérience d’audition que je cherche à cerner est la mienne propre : je veux dire par là que j’en suis l’unique sujet. J’ausculte ce que j’entends à l’aide d’un ensemble de notions et catégories provenant de divers auteurs et tente de développer une grille et des critères d’écoute susceptibles d’être théorisés. C’est une approche des œuvres toute personnelle, certes, mais discutable et inter-subjectivable. (Est-il nécessaire de dire que je déplore certaine tendance de la musicologie à associer les travaux sur la perception avec les tests de psychologie expérimentale, autrement dit, avec la perception des autres ?)
4 Francès, Robert : La perception de la musique (1958), Paris 1972 [2e édition], Vrin, pp. 248-49. Lorsque, dans les pages d’où est distraite cette citation, Francès parle de « perception totale », il prend bien garde d’expliquer ce qu’il entend par là : « un processus d’actualisation non seulement quantitative, mais aussi qualitative, dans lequel, à côté de rapports subis, d’autres sont activement discernés » (p. 246-47).
5 L’expression « point d’écoute » a été judicieusement proposée par un critique littéraire, en remplacement de la traditionnelle et hégémonique notion de « point de vue », lorsqu’il est question de l’appréhension des phénomènes sonores. Cf. Janvier Garder Méndez : Pour une écoute bakhtinienne du roman latino-américain, in Etudes françaises, 20, (2), 1984, pp. 101-136.
6 Cf. Bayer, Francis : De Schénberg à Cage. Essai sur la notion d’espace sonore dans la musique contemporaine, Paris 1981, Klincksieck.
7 Lors de la communication, les noms des œuvres n’étaient pas donnés — cela, dans le but de ne pas induire, notamment dans le cas de la première pièce, une conduite d’écoute liée au titre. Les voici : la pièce de Rea s’intitule Hommage à Vasarely, et celle de Garant, Circuit II. A la fin du présent article, on trouvera les références discographiques desdites pièces. En enregistrant les extraits en question, j’ai tenu à donner à chacun une durée objective identique ou presque, et, à cet effet, j’ai eu recours à la mesure du chronomètre : le fragment signé Rea dure 2'45 (il commence avec le tout début de l’œuvre) et celui de Garant, 2'55 (il débute à la sixième minute du morceau, après un long silence). La différence minime de durée est due au fait que je n’ai pas voulu interronpre une séquence en cours dans le deuxième extrait.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un siècle de création musicale aux États-Unis
Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990)
Laurent Denave
2012
Huit portraits de compositeurs sous le nazisme
Michael H. Kater Sook Ji et Martin Kaltenecker (trad.)
2011
Figures sonores
Écrits musicaux I
Theodor W. Adorno Marianne Rocher-Jacquin et Claude Maillard (trad.)
2006
L'idée de la musique absolue
Une esthétique de la musique romantique
Carl Dahlhaus Martin Kaltenecker (trad.)
2006