Laudatio pour György Ligeti
p. 43-55
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « György Kurtág, Entretiens, Textes, Dessins » (Contrechamps, 2009). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1Comment raconte-t-on – quand on ne maîtrise pas les mots ?
2Comment puis-je évoquer des scènes du temps que nous avons passé ensemble avec Ligeti, sans disposer de la technique minimale pour relier tel récit avec ses antécédents et conséquents ?
3Si je pouvais composer mes souvenirs comme de la musique, je devrais raconter simultanément : les fils conducteurs – comme si je me voyais sur un podium, au centre ; les événements que, par exemple, Ligeti a vécus plus tôt, et que je ne connais que par son récit ou ceux des autres – disons, en haut ; les suites de l’action principale – aussi quelque part à côté, ou bien en haut, au premier plan ; et la lumière intermittente, pendant ces nombreuses années, d’une série d’incidents – en quelque sorte tout autour de nous.
4Première scène, donc (au centre – sur le podium) :
5Soir de Noël, 1957 – selon le télégramme que je garde toujours : à 23h02 – Paris, Gare du Nord.
6Pour la première fois dans sa vie, Ligeti vient à Paris. J’attends à la gare. Mon ami, le pianiste György Szoltsányi chez qui j’étais invité, trouve cela singulier que quelqu’un ait envie de voyager si tard un soir de Noël – il l’invite aussi au 48 du boulevard Garibaldi.
7– Le métro marche encore, dis-je.
8– Non, nous devons aller à pied !
9Et c’est lui qui me guide, moi qui vis depuis six mois à Paris – sans hésiter, tout droit à travers la ville, nommant chaque carrefour et chaque rue.
10(Derrière, dans l’angle – en haut – à gauche :)
11L’enfance de Ligeti. Ses occupations fanatiques. Lire et apprendre des cartes géographiques – aussi le plan de la ville rêvée : Paris – tandis qu’il poursuit déjà la construction de son pays fabuleux, Kylwyria.
12(Devant – en haut – à droite :)
13Il semble bien que l’esprit de la construction de Kylwyria soit héréditaire – son fils Lucas écrit, au même âge et des années durant, l’encyclopédie de sa planète imaginaire, l’illustrant par des exemples tirés de l’histoire des sciences, de la littérature, des Beaux-Arts et de la musique sur cet astre.
14(Devant – en haut – à gauche :)
15Les exemples musicaux de cette encyclopédie deviendront plus tard un point de départ important de mes Jeux pour piano.
16(Et maintenant un résumé – tout autour de nous :)
17Longtemps, toute une vie durant, Ligeti m’a guidé. Non, je dois tout de suite me reprendre : c’est moi qui l’ai suivi – parfois immédiatement – parfois avec quelques années – voire plusieurs décennies de retard. Mais – pour moi, j’appelle cela mon syndrome de l’imitatio Christi – les premières années de notre amitié n’étaient pas seulement imprégnées par sa conduite spirituelle. Sans être immédiatement influencé, j’orientai mes goûts – voire les pas que je faisais dans ma vie privée – d’après son exemple.
18(Podium – au centre :)
19Budapest, Académie de musique, douze ans plus tôt, les premiers jours de septembre 1945.
20Examen d’entrée en classe de composition. Á côté de moi, un collègue attend, l’air très sérieux, amical mais distant – peut-être aussi à distance à cause de ses lunettes. Il paraît plus vieux, mais en feuilletant ses compositions, il me semble que c’est une génération qui nous sépare. Des œuvres chorales, sans doute aussi la Deuxième Cantate – dont le texte latin me fait penser, d’une manière pas très logique, qu’il est un théologien réformé –, ainsi que de la musique instrumentale. Et je vois, ou plutôt je sens de façon intuitive, que ce ne sont pas des compositions scolaires. C’est un univers mûr et clos, il règne un ordre remarquable dans le texte de la partition. Je suis en train de vivre la rencontre avec un maître.
21(Encore le podium – au centre :)
221958, début juillet. Cette fois, c’est moi qui arrive, et c’est lui qui m’attend à la gare de Cologne. Vers l’hôtel, puis tout de suite vers la radio, où deux jours durant je peux entendre les enregistrements. Il me parle de la nouvelle œuvre de Stockhausen – les Gruppen pour trois orchestres, avec trois chefs –, des cadences pour violon à la Berg, et de ce passage où les cuivres se heurtent, luttent avec une sauvagerie dramatique. Quand je peux écouter Gruppen en présence de Stockhausen dans le studio, ce sont précisément ces passages qui restent les plus vifs dans mon souvenir. Puis c’est le bouleversement des tout aussi récentes Articulations.
23Je vis l’œuvre comme le premier véritable Ligeti ; la densité des événements, le caractère direct de l’énonciation, l’équilibre raffiné entre humour et tragédie, même comparés aux développements ultérieurs, me semblent inégalés.
24(En haut – derrière – à droite :)
25Je parle de mes impressions d’alors – et non de la valeur absolue des œuvres. Mais la conjonction est restée en moi : Articulations – Atmosphères, deux chefs-d’œuvre absolus, présentant deux aspects, oui, deux aspects fondamentaux de Ligeti – tandis que les Apparitions me semblent être plutôt une station sur le chemin qui y mène.
26(En haut – devant – à gauche :)
27Aujourd’hui, je comprends Apparitions tout autrement – mais mon amour reste : Articulations – Atmosphères.
28(En haut – devant – à droite :)
29Après mon retour en Hongrie – nous ne devions plus nous voir pendant dix ans – je commençai, avec l’opus 7, ma nouvelle vie – mais je m’efforçais toujours vers cet idéal : pouvoir formuler, dans ma langue, quelque chose de semblable à ce que j’avais vécu à Cologne, avec Articulations.
30(En haut – derrière – à gauche :)
31Il m’a écrit à Paris : « Tu dois absolument découvrir le studio de Cologne avant de rentrer en Hongrie » – sachant à quel point il serait difficile pour moi de faire un autre voyage à l’étranger. Et en vérité, ces deux jours ont été musicalement beaucoup plus riches et signifiants qu’une année entière à Paris. Et je n’ai rien dit du fait que lui qui, pendant des années, ne gagnait presque rien, a dû prendre en charge mes frais de séjour au prix de grands sacrifices.
32(Podium – au centre :)
331946-47, Budapest, rae Szondy, n° 95. Pendant cinq ans, c’est ici que nous habitons avec ma femme Márta, dans une chambre de service à côté de la cuisine, chez ma tante, avec des cafards la nuit. Longueur de la pièce : 4 mètres ; largeur : 2 mètres.
34(En haut – à gauche – derrière :)
35De nouveau des problèmes de passeport. De juin 1947 à janvier 1948, nous ne pouvons revenir de nos vacances d’été en Roumanie. Ligeti habite alors, pendant un temps, dans cette chambre.
36(Au centre :)
37C’est devenu peu à peu une sorte de rituel : chaque dimanche, le soir, nous jouons de la musique chez nous. Nous chantons surtout des opéras de Mozart, c’est-à-dire que Márta chante tous les rôles féminins, Ligeti le ténor et parfois le baryton. Notre ami le compositeur Ferenc Sulyok – nous étions ensemble en classe de composition – prend les rôles de basse. Je joue au piano les parties d’orchestre.
38(En haut – derrière – à droite :)
39Ligeti renouvelle avec nous cette tradition de son cercle d’amis à Kolozsvár : faire de la musique ensemble.
40(Au centre :)
41Il nous parle de Cosi fan tutte (auparavant, je ne savais pas du tout qu’il existait quelque chose comme cet opéra). Un des premiers exemples que d’abord il dissèque du point de vue dramaturgique, puis qu’il chante à ravir, de façon comique et sérieuse à la fois : le duo de l’acte II, Il core vi dono, bell’idolo mio (Dorabella – Guglielmo). Sans franchir les frontières stylistiques, sa gestuelle quelque peu outrancière avait cette audace et ces traits caractéristiques que nous lui connaissons aujourd’hui – lorsque, dessinant en l’air, il présente des fragments des Aventures ou du Requiem.
42Les opéras italiens de Mozart, nous les chantions en allemand ; peut-être du fait que c’était imprimé de manière plus lisible dans la réduction pour piano, ou peut-être aussi parce que chanter dans la langue originale n’avait encore rien d’un noblesse oblige. Du moins chez nous, à Budapest.
43Inoubliable, la manière dont il jouait l’aparté « Du Lose » dans le rôle de Guglielmo-sortant-de-son-rôle ; et l’humour lyrique encore (« er schlägt Ticke-Ticke hier ») ; puis de nouveau, mais tout autrement, l’espressivo exagéré du début : il y avait là une richesse inouïe dans les états d’âme qui se déployaient à partir d’une même racine. Nous gardons des souvenirs semblables du duo Don Giovanni – Zerlina, du trio Pamina – Tamino – Sarastro (avec le très sérieux « die Stunde schlägt »1 de Sulyok), du duo Susanna – le Comte. Et la scène où Cherubino est démasqué, trio de l’acte I, la manière dont il jouait d’abord le Comte, puis Basilio dans « Was ich sagte – von dem Pagen – war nur Vermutung... »2 ! Nous chantions tout Figaro, La Flûte enchantée, Don Giovanni, peut-être même tout L’Enlèvement.
44Parmi les partitions de Márta, nous avions trouvé quelque chose qui, même pour Ligeti, était nouveau et inconnu : le fragment du Hochzeits-Quodlibet de J. S. Bach. C’était pour nous une surprise totale de découvrir cette dimension populaire-triviale de la mélodie, ces vers qui, comme dans Les Noces, semblaient issus d’une improvisation collective, enfin l’humour absurde de Bach.
45Ligeti s’est très vite orienté dans l’œuvre, il en assurait la régie – et la manière dont il l’a interprétée est restée dans la légende familiale :
[sentimental à outrance :]
« O ihr Gedanken, warum quälet ihr meinen Geist ? »
[sèchement – comme un ventriloque :]
« Backtrog ! »3
46tout en variant sans cesse les reprises...
Quand je relis aujourd’hui les vers du Quodlibet –
« Grosse Hochzeit, grosse Freude
Grosser Degen, grosse Scheide »
47ou plus loin :
« Grosse Nasen, grosse Löcher »
48et ailleurs :
« Pantagruel war ein sehr lustiger Mann »4
49– j’entends comme quelque chose venant du Grand Macabre, quelque chose qui ne serait vraiment pas si loin des derniers vers de l’acte I :
« Feuerblume spriesse mohnrot !
Lieben wir uns bis der Tod droht... »5
50(C’est si volontiers que je me répète cette rime :
... mohnrot
Tod droht
51– aussi en hongrois : drótostót)6
52(Angle gauche – en haut – derrière :)
531949. Tavaszi Virág (Fleur de printemps), conte chinois. J’ai reçu un texte du théâtre de marionnettes de Budapest, pour le mettre en musique. Mon impression : des vers sans aucun goût, primitifs. Je ne peux rien en faire. Avant de les renvoyer, nous les montrons, Márta et moi, à Ligeti – pour s’amuser de ces vers bricolés à la maison, dignes des artisans du Songe d’une nuit d’été : [je les scande en hongrois]
Oröm lenne mindenestül
minekünk a munka,
ha a császár, a Vén Tigris
nem ülne nyakunkba.7
54À ma plus grande surprise, Ligeti se montre intéressé, il les reprend – et voici la naissance d’une musique géniale, avec des tubes qui survivent encore parmi nous jusqu’à aujourd’hui. L’esprit de ces petits vers que nous avions méprisés a trouvé dans Le Grand Macabre sa fonction dramatique exacte.
Chant de la tortue
Vígan úszik, mint a hal
Apró lábacskáival
Ez az öreg teknös.8
55(Teknös [la tortue] : en allemand Schildkröte – mais aussi Trog – Backtrog !)
56(Derrière, dans l’angle – à droite – en haut :)
57Paris, nuit de la Saint Sylvestre, 1957-58.
58Café-restaurant près de la Comédie Française, avec vue sur l’avenue de l’Opéra. Nous sommes assis là tous les trois, avec Ferenc Sulyok. Minuit – concert dément de klaxons – tradition parisienne. Ligeti se lève – sort – écoute avec passion – reste muet.
59(En haut – devant – à gauche :)
60Veröce, mai 1993.
61Nous écoutons l’enregistrement du Grand Macabre. À propos de l’Ouverture avec les klaxons, Márta remarque : « comme si c’était le Chant de la Tortue du théâtre de marionnettes ».
62Deux scènes.
63a) 1948-49, Budapest, l’Opéra.
64Les étudiants en composition ont des abonnements gratuits pour le troisième étage. L’Étude en ut dièse mineur opus 25 de Chopin, dans une orchestration mielleuse et doucereuse, avec un violoncelle soliste doucereux et mielleux qui accompagne le pas-de-deux tout aussi kitsch d’une jeune fille style Traviata tuberculeuse et mourante. Ligeti et l’apprenti-chef-d’orchestre Carl Melles sifflent avec indignation, et crient qu’après Mozart, Verdi, Bartók ou Stravinsky, une chose pareille est inimaginable. La police intervient, les emmène tous les deux, on leur retire leur carte d’abonnement
65b) 1981, Opéra de Paris.
66Notre fils y était : Ligeti crie : « Arrêtez ! Ça suffît – je suis le compositeur » – il quitte bruyamment la représentation – la police n’intervient pas – on continue à jouer le Grand Macabre.
67(Au centre :)
681946-1947. Budapest – Óbuda – près de la place Zsigmond.
69Autrefois, il y avait encore ces anciennes petites maisons que Krúdy, l’écrivain que Ligeti aime tant, décrivait avec une telle nostalgie. Krúdy a lui-même habité ce quartier. Ligeti loue ici une chambre – le propriétaire est pour le moins inamical – c’est mieux si les visiteurs utilisent la fenêtre. Etrange maison. Folie architecturale d’un appentis. L’appartement, un rez-de-chaussée surélevé, est au-dessus de l’entrée normale, mais la fenêtre de la chambre se trouve sous le niveau de l’autre rue. Perspective à la Escher. Premières rencontres, avant l’époque du 95 de la rue Szondy. Ici, il nous parle de la poésie de Sándor Weöres – dont je ne connaissais alors pas même le nom. Puis il nous joue deux chants, très courts, sur des textes de Weöres – jusqu’à aujourd’hui, ils me semblent incarner le point culminant de son travail créateur d’alors. Non pas des premiers pas, des essais prometteurs, mais des œuvres closes, d’une grande vérité intérieure.
70L’érotisme flottant du premier chant (Táncol a hold), sa féerie à la Botticelli, et la dramaturgie angoissée, gesticulante du second (Kálmár jött nagy madarakkal) représentent encore deux aspects fondamentaux de Ligeti. Et jusqu’à aujourd’hui, ce sont des points de départ pour mes propres compositions vocales.
71C’est étrange, mais nous ne savions rien du troisième chant, Gyümölcsfürt. Ce qui me fascine encore maintenant : il est certain qu’il n’avait pas pu entendre de musique japonaise, et pourtant, il avait inventé cette musique de koto !
72(En haut – derrière – à gauche :)
73Souvenir d’enfance de Ligeti.
74Au-dessus du piano de sa tante sont accrochées deux images de geisha – en les regardant, il improvise des sons sur les touches noires – sans savoir qu’il a trouvé par là le chemin vers le pentatonisme asiatique.
75Pensées en éclats – bribes de souvenirs
76a) 1946, 95 rue Szondy.
77« Vous avez des rêves colorés ? Moi j’en ai, dit-il.
78– Nous non. »
79b) 1946, Óbuda.
80Ligeti : « Pour moi, deux livres importants entre tous : Proust, À la recherche du temps perdu ; Freud, Totem et tabou ».
81c) 1993, lors de son anniversaire, conversation avec Bálint Varga.
82Ligeti : « Je lis maintenant les deux plus beaux livres du monde : Proust, la Recherche... pour la première fois dans l’original ; et What is mathematics, de Courant et Robbins. »
83d) Proust : Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.
84Conversation imaginaire :
85Ligeti : « l’ordre et le désordre. »
86Moi : « et enfin – chez toi – l’ordre supérieur qui les unit. »
87e) Vienne, Himmelhofgasse 34 – fin des années quatre-vingt.
88Ligeti : « Ces derniers temps, je ne peux écouter que de la musique qui porte une empreinte spirituelle, où l’on sent un effort spirituel. (Tout ce qui est occulte ou bouddhiste m’est étranger, s’il n’y a pas une structuration musicale.) »
89f) La pièce où il travaille, Budapest, au 4 de la rue Alkotmány. Début des années cinquante – déjà marié avec Vera.
90Des crayons pointus, aiguisés, rangés avec ordre dans de petits vases en terre. Sur le pupitre noir du piano, un symbole en cire rouge pour conjurer la magie, qui rappelle la gravure du Doktor Faustus par Rembrandt.
91g) Berlin, 1971. Il travaille aux Melodien pour orchestre.
92Ligeti : « Maintenant, je sais exactement ce que vont être les Melodien. Je viens de terminer le canevas harmonique. »
93h) En 1947, il écrit une dissertation pour le cours d’histoire de la musique du Pr. Szabolcsi. Nous pouvons choisir librement d’écrire quelque chose sur les quatuors de Beethoven.
94Ligeti : « Je choisis le premier mouvement de l’opus 18, fa majeur, car tout provient d’une cellule motivique presque insignifiante. »
95Oui, les cours de Szabolcsi...
96Ce qu’il y avait de non académique dans l’enseignement. Pas d’examen, mais une dissertation au choix, chaque semestre. Nous parlons ensemble de l’histoire de la musique, mais aussi de la culture, de l’histoire en général. Et ce que racontait Szabolcsi des opéras de Mozart !
97Et il y avait un séminaire Bartók – facultatif – où Szabolcsi ne faisait que commenter. Il y fut donné lecture des premières analyses de Bartók par Lendvai, ainsi que de l’analyse de Medvetánc par Ligeti.
***
98Dans le quotidien Népszabadság, 28 mai 1993. Le musicologue János Breuer se souvient des cours de Ligeti dans les années cinquante : « Tout devenait si clair dès lors qu’il l’abordait – et en même temps il montrait la complexité des structures bartókiennes en apparence si simples. »
***
99Mes trésors
1001947, Budapest, Académie de musique.
101a) La conférence de Ligeti sur les Inventions à deux voix de J. S. Bach. J’illustre au piano les types fondamentaux, d’après le choix de Ligeti (je joue assez mal). Thème – les séquences qui en découlent, diversement articulées – enfin : les cadences parfaites ou imparfaites, qui deviennent tellement générales qu’elles pourraient être issues de n’importe quel thème. (Et bien sûr – plan des tonalités.)
102Et voilà pour tout le cours de la forme.
103Nous l’avons compris, moi et les autres auditeurs, pour la vie.
104b) Le folklore hongrois était une matière obligatoire pour tous les étudiants. Kodály était très sévère dans son enseignement et dans les examens, mais il expliquait peu.
105En quelques phrases, Ligeti nous a expliqué, à Márta et à moi, les types principaux du chant populaire hongrois : six, sept ou huit syllabes (et leurs dérivés) – ainsi que la manière dont on peut les reconnaître d’après le rythme cadentiel.
106c) C’était alors inconcevable pour moi : comment, dans son analyse de Medvetánc, avait-il pu arriver à cette solution si simple, à savoir que la mélodie se trouve dans la voix médiane entre les accords mêlés.
107d) 1950. Pendant quelques semaines, il collecte de la musique populaire en Roumanie. Il est le premier à découvrir, les décrivant dans une brève dissertation, les lois qui gouvernent les harmonies dans les orchestres des villages roumains.
108... appartiennent à mes trésors deux textes de Ligeti, que j’avais notés déjà à l’époque des Apparitions – Atmosphères.
109e) « ... les sonorités et les contextes musicaux éveillent toujours en moi la sensation de la couleur, de la forme, de la complexion matérielle ; même des concepts abstraits s’attachent involontairement en moi à des représentations sonores. Ceci explique la présence de tant d’éléments « extramusicaux » dans mes compositions.
110Surfaces et masses sonores qui se relayent, se transpercent ou se fondent l’une dans l’autre, – tissus réticulés qui se déchirent et se renouent, – matériaux humides, poisseux, gélatineux, filandreux, secs, cassants, granuleux et compacts, lambeaux, bribes, éclats et traces en tous genres, – édifices imaginaires, labyrinthes, inscriptions, textes, dialogues, insectes — situations, événements, procès, fusions, métamorphoses, catastrophes, dislocations, disparitions, – autant d’éléments de cette musique non puriste. »
111f) (« rêve originel ») (Urtraum)
112« Dans ma petite enfance, j’ai rêvé une fois que je n’arrivai pas à avancer jusqu’à mon lit à barreaux (c’était la sécurité d’un refuge) ; car la chambre était remplie d’un tissu aux filaments minces, mais denses et enchevêtrés. À part moi, d’autres êtres et d’autres objets restaient pris, eux aussi, dans cette toile géante – des papillons de nuit et des insectes, de gros coussins maculés d’humidité. L’agitation de ces êtres empêtrés causait un tremblement dans tout le système ; et les mouvements devenant de plus en plus forts, le tissu se déchira par endroits, libérant quelques insectes qui bientôt se perdaient à nouveau dans l’entrelacs ondulant, avec un bourdonnement étouffant.
113Ces événements changèrent peu à peu la structure du tissu : à certains endroits des nœuds inextricables se formèrent, ailleurs des cavernes où flottaient quelques lambeaux. Les transformations du système étaient irréversibles – aucun état, une fois passé, ne pouvait se reproduire.
114Il y avait dans ce procès quelque chose d’ineffablement triste, le désespoir de la fuite du temps, de l’irrémédiablement passé. » Si je ne connaissais pas le rêveur, je mettrais ce rêve en musique. Puisque depuis, il n’a lui-même cessé d’interpréter et réinterpréter ce rêve en sons – quels sons ! –, et non seulement en sons, mais aussi en tissus sonores équivalents, je n’oserai jamais y toucher.
115g) Wolfgang Fuhrmann, dans le quotidien viennois Der Standard, 28 mai 1993, sur Ligeti et
« son analyse d’une exactitude criminologique de certaines œuvres-clefs de Pierre Boulez. »
116(En vérité, l’analyse de la Structure Ia est formulée de telle manière que quiconque la lit et la comprend pourrait écrire toute la composition.)
*
117« D’une exactitude criminologique » : cela vaut pour l’ensemble de son œuvre – un déploiement de l’Urtraum toute une vie durant – la découverte des moyens par lesquels il pourra le contrôler dans les moindres détails, pour le rendre de façon toujours plus complexe.
118Les Études pour piano, les Concertos pour piano et pour violon s’élèvent à des hauteurs telles que mon intellect limité ne peut guère les suivre. Oui, la première année de notre amitié, je me disais que j’étais son élève. Il m’a beaucoup, beaucoup aidé, mais il ne m’a jamais accepté comme élève. En ces jours, c’est Márta qui m’a expliqué ce que Ligeti sentait inconsciemment : je ne pourrais être un bon partenaire pour lui. Je n’ai jamais rien compris aux mathématiques, j’étais plein d’enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau, mais mon intellect n’allait jamais très loin, et mon attitude envers la musique et l’art n’est pas sans rappeler celle de ce Monsieur blond-roux dans Tonio Kröger, qui répète sans cesse : « Die Sderne, Gott, sehen sie dock die Sderne an ».9
119Et comme Serenus Zeitblom dans Le Docteur Faustus, j’ai eu moi aussi mes doutes quant à cette Laudatio, quant à savoir « si ma carrière me désignait pour une tâche à laquelle me pousse peut-être une impulsion du cœur plus que toute autre affinité justifiée »10 – j’ajouterai : spirituelle.
120Je ne peux pas « spéculer sur les Éléments », et je mourrai sans rien comprendre, par exemple, à la géométrie fractale.
121Mais j’ai le droit, je peux aimer de tout cœur cette musique qui, dans Atmosphères, résonne comme dans mon for intérieur – celle qui, dans le Dies Irae me bouleverse tant – celle qui, dans le Concerto pour violon, m’élève vers des sphères supérieures.
122J’aurais encore tant à raconter – notre jeunesse était si riche – nos chemins se croisaient encore et toujours – je lui dois tant de choses que je n’ai connues que par lui – Weöres, Kafka, Webern, Stockhausen, Frescobaldi, Boulez, Csontváry, Beckett, Bosch, le Joyce de Finnegan’s Wake, Helms, Nancarrow, Musil, Klee, le Nono du Canto sospeso, Robert Walser, Lewis Carroll, et même Alain-Fournier – à Paris, il me racontait si merveilleusement Le Grand Meaulnes que j’ai été déçu quand je l’ai lu.
123Tout le reste, pour l’anniversaire des quatre-vingts ans.
124À l’origine, je voulais commencer cette Laudatio par un passage qu’ensuite j’aurais préféré mettre à la fin – mais je n’ai pas pu le terminer.
125Donc, le voici :
126Que signifie pour moi Ligeti ?
127Le pressentiment qu’il y a quelque chose de plus haut, de plus parfait que tout ce que j’ai jamais pu imaginer – qu’il y a dans l’art, dans les sciences, dans le cosmos, des relations qu’il connaît
128et ici, ma phrase s’interrompt.
129Je vous remercie pour votre patience.
et
toi,
je te souhaite
de très heureuses
aventures
de l’autre côté du miroir
dans
le pays
des
sauvages
et
dociles
micro-intervalles.
130Coda post festam
131... de la fin du Purgatoire :
132(Dante : encore un cadeau d’anniversaire de Vera et György Ligeti quant j’ai eu trente ans)
S’io avessi, lettor, piú lungo spazio
da scrivere, i’ pur cantere’ in parte
lo dolce ber che mai non m’avria sazio ;
ma perché piene son tutte le carte
ordite a questa cantica seconda,
non mi lascia piú ir lo fren de l’arte. 11
133Cette Laudatio a été lue par György Kurtág à l’occasion de la remise du Prix Siemens à György Ligeti en juin 1993.
Notes de bas de page
1 La Flûte enchantée, acte II, Terzetto n° 19, mes. 33 sqq. (N.d.É.)
2 Les Noces de Figaro, acte I, Terzetto n° 7, mes. 85 sqq. (N.d.É.)
3 « Ô pensées, pourquoi torturez-vous mon esprit ? » « Pétrin ! ». (N.d.T.)
4 « Grandes noces, grande joie/Grande épée, grand fourreau » ; « Grands nez, grands trous » ; « Pantagruel était un homme très drôle ». (N.d.T.)
5 « Que la fleur de feu pousse rouge comme un coquelicot ! Aimons-nous jusqu’à ce que la mort menace... ». (N.d.T.)
6 Jeu de mots intraduisible entre le hongrois et l’allemand. Drót, en hongrois, c’est le fil de fer, et tót signifie « slovaque ». D’où l’expression drótstót, une sorte de rétameur ambulant, passant de village en village – déformation interlinguale de Tod droht, « La mort menace ». (N.d.T.)
7 « Après tout, le travail/serait un bonheur pour nous,/si l’Empereur, le Vieux Tigre/ne nous serrait pas le cou. » (N. d. T.)
8 « Elle nage avec bonheur, comme un poisson/Avec ses pattes minuscules/Cette vieille tortue. » (N.d.T.)
9 « Dieu, les étoiles, regardez donc un peu les étoiles », dit la traduction de Félix Bertaux, Charles Sigwalt et Geneviève Maury (Stock, 1923). Ce qui ne rend pas la prononciation fautive dudit Monsieur (Sderne au lieu de Sterne). (N.d.T.)
10 Thomas Mann, Le Docteur Faustus, traduit de l’allemand par Luise Servicen (Albin Michel, 1950, p. 3). Kurtág dit en allemand : « “ ob ich meiner Existenz nach der rechte Mann bin für diese Aufgabe, zu der vielleicht mehr das Herz, als irgendeine Wesens-” -ich ergänze : Geistes- “-verwandtschaft mich zieht” ». (N. d. T.)
11 Dante, Le Purgatoire, traduction de Jacqueline Risset (Flammarion, 1988, p. 310-311) :
Si j’avais, lecteur, plus long espace
pour écrire, j’essaierais de chanter
les doux breuvages, qui jamais ne m’auraient rassasié ;
mais puisque sont remplis tous les feuillets
qui étaient préparés pour ce second cantique
le frein de l’art ne me laisse plus aller. (N.d.T.)
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