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Avant-propos

p. 6–10


Texte intégral

« J’ai une façon très primitive de penser la musique : comme recherche continue. »

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György Kurtág (photo Guy Vivien)

1Figure solitaire, exigeante et inquiète, György Kurtág a développé son œuvre à l’écart des grands mouvements de son époque, sans toutefois les ignorer ou les rejeter. Citoyen de cet « autre monde » qu’a été, pendant plus de quarante ans, l’Europe de l’Est, il fut découvert tardivement dans le nôtre. C’est à partir des années quatre-vingt, au moment où les mouvements musicaux collectifs s’étaient disloqués, et où les théories qui les avaient fondés avaient été rejetées dans l’historicité, que la musique de Kurtág put être véritablement perçue. (Significativement, ses œuvres furent pour la plupart créées à Budapest jusqu’au début des années quatre-vingt ; depuis, elles sont majoritairement créées en Allemagne.) Sa musique apparut d’abord comme celle d’un marginal volontaire. Elle ne correspondait pas, ni dans sa forme, ni dans sa substance, aux critères des différents mouvements musicaux qui s’étaient succédé depuis le début des années cinquante. Elle n’était pas sérielle, néo, minimale, réaliste, ou aléatoire. Kurtág l’avait inscrite dans la continuité historique, tissant le passé et le présent en une vaste synthèse. On ne trouve pas, chez lui, cette volonté de construire un langage à partir de ses fondements, qui caractérise in fine aussi bien le sérialisme de Darmstadt que son antinomie cagienne, ou les différentes formes de réaction qui suivirent, depuis la minimal music jusqu’à la musique spectrale. On ne trouve pas non plus chez lui cette méfiance vis-à-vis de la subjectivité, jugée comme un reliquat des temps anciens, et qui déboucha souvent sur l’hypertrophie des « systèmes », des « modèles », des schémas précompositionnels, voire même sur certaines formes de collages. Il a donc fallu un certain temps pour que l’on mesure l’importance d’une œuvre qui s’était développée de façon homogène, sans véritables ruptures, mais au contraire dans un approfondissement constant, une œuvre qui n’a été accompagnée d’aucun commentaire : le compositeur n’a pas énoncé de postulats esthétiques, et encore moins des théories ; ses paroles sont tout entières consignées dans le présent ouvrage : elles se limitent à un entretien, une présentation des Jeux, et une Laudatio pour son compatriote et ami György Ligeti. La musique, chez Kurtág, n’est pas la transcription ou la réalisation d’idées. Elle est une langue originelle. En écoutant ses œuvres, ou en assistant aux cours de musique de chambre qu’il dispense chaque année, on peut toutefois mesurer la richesse d’une pensée musicale qui articule les couches de l’expérience individuelle comme celles de l’histoire, assumant la complexité et l’hétérogénéité qui les compose – et qu’elle ne cesse à son tour de recomposer. Ainsi, dans ses œuvres, résonnent non seulement les musiques les plus lointaines, du Moyen Âge à l’époque contemporaine, en passant par la musique des campagnes hongroises, mais aussi les événements biographiques, dont la trace se retrouve notamment dans les dédicaces, les titres, ou les annotations glissées à l’intérieur des partitions.

2L’œuvre nous plonge dans l’infini de la mémoire et de l’invention. C’est pourquoi elle tend à la réécriture : paraphrases, citations et autocitations, développements à partir d’une idée musicale, d’une œuvre du répertoire, d’un objet « volé » ou « trouvé », mais aussi décantation, dilution, réduction à l’essentiel. Si l’œuvre tisse des liens multiples – les uns évidents, les autres plus cachés – ce n’est pas sous la forme d’une accumulation, mais celle d’un dévoilement, d’une mise à nu. Ainsi Kurtág est-il parvenu à une certaine simplicité de l’écriture, tout en maintenant la richesse et la complexité des relations entre les différents éléments qui composent une œuvre. Le matériau en apparence le plus usé, qu’il s’agisse d’un intervalle, d’une gamme, ou d’une formule mélodique, acquiert une sorte d’innocence, comme si le compositeur en retrouvait le sens premier et la force originelle. C’est sans doute ce qui lui a permis de composer une série de pièces destinées aux enfants qui constituent la quintessence de sa pensée musicale ; elles sont en effet non seulement une initiation aux différents « langages » contemporains et aux techniques pianistiques qu’ils requièrent, une libération de l’imagination créatrice des enfants et un retour à l’essence même de l’expression musicale, mais sont aussi un journal, un laboratoire d’idées, d’inventions, de techniques et d’expressions, dans une forme volontairement dépouillée et élémentaire. On y retrouve ce qui fonde l’écriture kurtágienne : l’importance de la phrase musicale, avec celle du geste. Le compositeur a signalé lui-même que dans L’homme est une fleur, une pièce composée de sept notes dont il existe de nombreuses versions différentes, on trouve déjà une « proposition, une réponse et une coda ». Et lorsqu’il joue avec sa femme, il commence souvent ses concerts par cette pièce « qui est une façon de s’embrasser et de fusionner ».

3La concentration extrême de l’écriture et le caractère aphoristique de la forme ne suppriment pas, en effet, le principe des articulations signifiantes ; ils l’exacerbent. Ils ne suppriment pas non plus le concept de développement ; ils le réinterprètent. La phrase, en tant que structure et expression, forme signifiante et ambiguë, est indissolublement liée au geste, depuis la spontanéité quasi non médiatisée des pulsions jusqu’à l’organisation et la reconstruction maîtrisées des affects et des expériences vécues. Il existe en ce sens une véritable continuité entre les grands cycles que sont les Dits de Péter Bornemisza, les Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova, les Kafka-Fragmente et What is the Word. Le développement, quant à lui, s’inscrit dans des espaces miniatures (dérivations à partir d’un intervalle, d’un rythme ou d’un motif), ou s’étend à une série de pièces, à la forme du cycle, jusqu’à des reconstructions a posteriori comme dans Rückblick par exemple. Il y a là tout un jeu complexe de variations, d’amplifications, de déplacements, de réélaborations, de renvois et d’échos. Mais l’idée de développement ne s’applique pas seulement à la forme au sens classique du terme ; elle affecte la dimension de l’espace qui, depuis... quasi una fantasia..., constitue une donnée fondamentale de la composition. Les différents moments de l’œuvre kurtágienne sont ainsi disposés, déployés dans l’espace, créant une perspective et une dramaturgie nouvelles grâce aux effets de proximité et d’éloignement. On trouve là une manifestation tangible et la conséquence d’une écriture qui tisse ensemble les matériaux les plus divers, qu’ils soient de nature esthétique ou biographique, noble ou triviale, savante ou populaire.

4Pour Kurtág, l’œuvre est un don. Lorsque la mémoire et le don se rejoignent, naît la forme de l’hommage, forme privilégiée de sa musique. Elle conduit à la composition et à la ritualisation du concert assumées consciemment depuis quelques années. L’idée de l’opéra, qui hante Kurtág depuis longtemps, débouche ainsi sur une forme de représentation intérieure fondée sur une articulation dramatique originale. Ce livre dédié à Kurtág voudrait être à son tour un hommage au compositeur. Il reprend l’ensemble des textes que nous avions publiés dans la revue Contrechamps n° 12/13 en 1990 (numéro épuisé), ainsi que plusieurs textes publiés dans la brochure du Festival d’Automne à Paris en 1994. Nous y ajoutons deux textes inédits de György Kurtág lui-même. Je voudrais enfin remercier Peter Szendy de l’aide décisive qu’il a apportée à la réalisation de ce livre.

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