Igor Stravinsky1
Sur la mort d’un grand créateur
p. 57-59
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte – Ecrits choisis » (Contrechamps, 2010). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1
Lorsqu’un grand créateur meurt, l’Histoire — et même sa propre histoire — retient son souffle, regarde alentour, s’interroge sur ce qu’il convient de faire et semble à l’affût de nouvelles directives et de nouvelles lumières brillant soudain derrière l’écorce opaque des habitudes. L’Histoire reste dans l’expectative, en vue de rassembler et de résumer les épisodes marquants du parcours créateur. Elle guette la prochaine autopsie des organes et de l’organisme expressif du grand créateur ou bien attend que le silence, paresseux et inopiné, soit rompu.
2Lorsque ce grand créateur mort est entré dans un territoire expressif plus riche de sens — parce que préparé de longue date et organiquement structuré — on se demande, désemparé : qu’aurait-il pu encore découvrir et nous donner s’il avait vécu plus longtemps ; comment aurait-il réagi à... ; qu’aurait-il pensé de... ; qu’aurait-il fait avec... ? Je songe à Schubert, à ses trente et un ans, à sa mort absolument inacceptable.
3Lorsque Stravinsky est mort, l’Histoire et même « sa propre histoire » (ce sont là des guillemets antiparasites, étant donné l’attachement morbide de ses adeptes) a retenu son souffle. Elle le retient encore aujourd’hui, bien des années après, mais sans plus attendre de nouvelles directives ni de possibles assemblages ou autopsies. L’éventualité d’un silence paresseux ne se présente même pas. L’on ne se demande pas non plus ce qu’aurait encore pu donner le Père Igor. Doutes et dilemmes n’ont pas leur place dans le transparent parcours créateur de Stravinsky. Il nous a certes laissé un merveilleux et séduisant collier d’œuvres, mais sa plus grands œuvre a été sa façon de les agencer, en un mot sa poétique. Il s’agit d’une poétique dessinée avec les traits d’une forme classique, fermée, comme toute forme classique, et se posant le problème d’un but et d’un équilibre formels. Une poétique en tant qu’œuvre consciemment conclue, donc, non troublée par l’angoisse expressionniste de l’avancée à tout prix. La poétique stravinskyenne exhale une invitation au calme et, implicitement, invite à ne pas surévaluer les œuvres, à ne pas les considérer comme fétiches. Elles sont ce qu’elles sont et il ne faut pas les déranger. Plutôt que d’en déchiffrer le contenu, Stravinsky semble nous suggérer d’en observer la nouveauté et la facture et — c’est nous qui le suggérons — de reconnaître leur place réelle, non chronologique, dans ce merveilleux collier. C’est un travail encore à faire qui aidera enfin l’Histoire à ne plus retenir son souffle autour de Stravinsky et à éviter qu’on dise que le Père Igor « se divise en trois parties » (la russe, la néo-classique et la sérielle).
4Ne cédant ni au « sublime » ni aux nostalgies mystiques. Stravinsky, tout au long de sa vie a relu, élaboré, transformé et inventé des matériaux familiers, des plus païens aux plus religieux, des plus futiles aux plus historicisés.
5Les points de repère qu’il utilise sont, pour la plupart, externes et distants, mais toujours vrais et concrets au plan culturel. Avec le Requiem Canticles (1966) les points de repère s’intériorisent. Stravinsky grave ici une pierre tombale qui porte son seul nom. C’est une cadence pour conclure, définitivement autoréfléchie ; un commentaire étouffé sur lui-même. Dans le Requiem Canticles on entend les échos des accords-objets du Sacre et de Noces. Les brèves formes cristallisées qui les administrent sonnent comme des épitaphes pour saluer la fin du long voyage qui a conduit maintes fois Stravinsky à visiter la demeure et la sépulture des autres. Le Requiem Canticles constitue la Coda de l’itinéraire stravinskyen, de cette forme — Stravinsky — entamée quelque soixante ans plus tôt, avec l’exposition des thèmes que tout le monde connaît. Le jeu de reflets symétriques et les petites bureaucraties formelles qui traversent tout au long le Requiem Canticles s’éteignent fortuitement, comme de mort naturelle. Ce n’est cependant que le dernier et le plus explicite des requiem de Stravinsky. En réalité, pendant ses vingt dernières années il n’a écrit que des requiem, exprimant de la sorte, d’une manière toujours plus directe et rappochée, le sentiment du retour, du refuge, de la solitude, de la conclusion et de la mort.
6Agon (1957) est le premier requiem. C’est l’œuvre la plus complexe et sans doute la plus remarquable de la maturité. C’est avec Agon que la « forme Stravinsky » commence à pivoter sur elle-même, à se scruter de l’intérieur :
7Jusque dans ses traits les plus extérieurs et derrière les festivités sporadiques du manuel de danse, la scansion formelle d’Agon semble dialectiser l’étonnante amplitude et la discontinuité des transformations, en même temps qu’elle sanctionne la clôture du parcours expressif. Avec Agon la mimesis stravinskyenne arrive à son point final. C’est à partir de ce moment que le Père Igor devient toujours plus seul. Il ôte lentement de son visage un masque, pour en mettre un autre, celui-ci figurant l’exacte réplique de son visage intérieur. Requiescat in pace.
Notes de fin
1 Paru pour la première fois in Festival d’Automne à Paris, 1972-1982, Temps Actuels, Paris 1982.
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