Du geste et de Piazza Carita1
p. 41-45
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte – Ecrits choisis » (Contrechamps, 2010). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
Lynch. — So that ?
Stephen (looks behind). — So that gesture, not music, not odours, would be a universal language...
J. Joyce, Ulysses, ch. XVII.
1... tous ces gestes qui furent nécessaires pour élever une cathédrale gothique, pour transformer la nature en paysage, pour composer les langages et produire les innombrables objets de notre existence s’accumulant sans trêve autour de nous et derrière nous. De même que le geste de l’écriture est la trace visuelle du langage parlé, de même tout geste est toujours la trace de processus qui se sont déjà produits. Même si nous ne pouvons toujours en repérer les origines, nous retrouvons toujours ces gestes dans l’énorme accumulation des formes et des formations. Le geste a donc toujours une histoire, et c’est l’histoire de celui qui le manifeste, avant d’être l’histoire de ce geste même. En effet, faire un geste — un geste, on peut seulement le faire, et non l’inventer —, cela veut dire, avant tout, en assumer les significations et prendre une position critique devant l’histoire qu’il contient. La chronologie des idées et des situations attachées aux gestes est l’histoire, de même que le mouvement des doigts est le mouvement de la main, de même que la trace d’un pas est le passage de quelqu’un : les rapports entre les formes spécifiques élaborées d’après ces gestes sont les langages, les techniques et les poétiques. Par geste, nous pouvons donc entendre simplement l’action de faire quelque chose, de susciter une communication quelconque ; ou bien un résidu, une synthèse, une sélection de procédés typiques (une opération mythologique, dans ce cas) déduits d’un contexte significatif inséparable à son tour de son historicité et d’autres gestes précédents, à leur tour inséparables d’autres concepts significatifs dans lesquels nous voudrions toujours retrouver tous ces gestes qui furent nécessaires..
2Geste : non pas au sens de la « peinture gestuelle », c’est-à-dire non pas dans le sens d’un acte spontané, neuf, qui doit être saisi et dont il faut jouir justement du fait qu’il naît en ce moment et pour la première fois, et sans renvoyer à une histoire antérieure à lui. Mais geste vraiment dans le sens contraire :... il y avait une fois une communauté ayant des idéaux, des buts pratiques, des tabous et des sacrifices, et ce qu’elle faisait s’est accumulé dans l’air et, eux morts, il nous reste à tout dire... Du fait, précisément, qu’il a été accompli, parlé, nous pouvons aussi considérer le geste comme un a priori linguistique ou comme l’un des nombreux objets linguistiques que nous trouvons prêts à notre arrivée dans un monde déjà en possession d’un langage. Nous sommes alors tentés de nous le proposer comme signe : dans la syntaxe (rapport formel entre signes), dans la sémantique (rapport entre signe et sens) et dans l’usage (rapport d’efficacité entre les signes et celui qui les utilise). Mais c’est la présence du mythe qui marque la différence entre signe et geste : c’est la différence même entre signifier et exprimer. Le geste, donc, peut aussi être le signe qui s’est fait expression. C’est-à-dire que, alors que l’expression des signes est toujours à refaire complètement et est fondée sur les moyens et sur la structure de leur emploi, l’expression des gestes est explicite et liée à leurs sens déjà acquis. L’idée de geste en tant que résidu d’un acte linguistique qui a déjà eu lieu contient alors aussi l’expérience du signe. Mais, à son tour, le geste — s’il est suffisamment distancé et selon les nouveaux rapports établis par le contexte significatif — peut prendre valeur de signe ou dégénérer en symbole, c’est-à-dire être dénué de possibilités mythiques (parce qu’il est éloigné du contexte idéologique, de la réalité historique et de la position qu’il occupe dans ce contexte) et être refusé en tant que lecture de geste (parce qu’il est dépourvu de structures intermédiaires). Il est cependant vrai que, dans une certaine mesure, sens et expression — comme d’ailleurs les signes, les gestes et les symboles — coexistent toujours ; mais c’est aussi la manière de cette coexistence qui détermine le type d’expression de la communication. Si l’idée de geste n’est donc pas précisée par un contexte, elle s’annule dans la pure gesticulation linguistique : symbole, précisément, ou signal où l’expression tombe au rang de communication banale. Nous pouvons conclure que, tandis que le signe est toujours ce qui va devenir selon sa nature spécifique (les signes du langage tonal ont déterminé la forme sonate, mais ne l’impliquaient pas nécessairement), le geste est ce qui est devenu dans le contexte culturel, et, bien entendu, dans ses instruments. Mais, à condition de remettre en question dialectiquement les liens linguistiques, nous pouvons arriver à utiliser le geste pour ce qu’il peut éventuellement devenir, résistant ainsi à la tendance « naturelle » des langages à se codifier, à se cristalliser en symboles, à se tranformer en « catalogues de gestes », morceaux de nature morte, schémas de processus qui ont déjà eu lieu, sommaires d’histoires déjà racontées et dont chacun pouvait toujours connaître la fin par rapport au « meilleur des mondes possibles ». Et c’est seulement à condition de réinventer, pour le geste, une « innocence » qui soit également consciente de la mystification et de sa nécessité, que nous pouvons nous attendre à ce que la trame de nos gestes réussisse à devenir non seulement un fait expressif mais aussi — comme toute situation choisie — un exemple éthique, qui doit être défini par rapport à la pluralité de ses composantes dialectiques. L’expression du geste, en effet, ne peut échapper à ses justifications et peut encore moins se stabiliser comme simple opération archéologique : elle vaut toujours et seulement par le court-circuit qu’elle établit avec un contexte, plus ou moins consciemment sélectionné et choisi. Au fond, il est par trop clair que lever les yeux au ciel et dire : « Demain, il pleuvra », ou bien trouer la peau d’un homme, peut signifier des choses bien différentes selon que celui qui prononce cette phrase est un paysan ou un banquier en vacances, et si celui qui manie l’aiguille est un infirmier ou un colonel.
3La peur du geste a hanté les poétiques des vingt dernières années. Mais si, d’une part, le silence, au sens le plus général, peut être aussi assimilé au répertoire des gestes, d’autre part, une poétique sans gestes réels est comme un langage sans inflexions vocales et sans l’expérience sensible de ses matériaux : sans un avant et sans conflits. Elle est semblable à l’idée d’un langage-alphabet, d’un langage-nomenclature, ou d’une musique fondée seulement sur des notes, et non sur le son et sur les gestes de l’exécution et de l’audition (même avec toutes leurs contradictions). Les gestes de la salle de concert et du musée, par exemple, tendent à s’imposer comme le paramètre d’expression parfois indifférent à l’œuvre et, dans certains cas, véritablement plus significatif que celle-ci. C’est-à-dire que l’événement pictural et l’événement musical existent aussi en tant qu’accumulation de gestes « culturels ». La tendance à l’épargne de notre civilisation (institutionalisée par les banques-musée et les banques-théâtre) a rendu cette accumulation encombrante et significative au point de poser le problème de leur usage en tant que matière susceptible d’être structurée. C’est pourquoi Stravinsky, le premier, a pu structurer musicalement aussi les gestes culturels et les rituels de l’écoute collective du passé ; c’est pourquoi, chez Boulez, l’exécution du geste tend à se présenter comme aspect dialectique de l’œuvre (nous pensons aux rites du chef d’orchestre de Pli selon pli et à la longue attente de l’orchestre dans la première version, pour piano seul, de Don) ; c’est pourquoi dans des œuvres telles que Pierrot Lunaire, Choéphores, et, plus tard, Mort d’un tyran, Noces1, le geste vocal veut être personnage, théâtre, et paramètre d’un rituel, car il est parfaitement intégré au contexte significatif et expressif de l’œuvre et inséparable de celle-ci (en effet, les séparer, cela veut dire en trahir la nature et l’authenticité). C’est pourquoi, enfin, il est aujourd’hui possible d’établir une démarcation définitive entre théâtre musical et musique de théâtre, et de penser, même, à un théâtre musical qui ne serait pas remplaçable (même partiellement) par des formes représentatives commercialisées et périmées, telles que le « roman », le ballet, le « théâtre psychologique » avec ou sans musique, et le drame lyrique plus ou moins engagé, plus ou moins déguisé. Entre le cadre d’un tableau, un orchestre en habit, un chœur debout qui attend l’attaque, un chef d’orchestre plié en deux pour confirmer et satisfaire l’expectative rituelle du public d’une part, et l’institution du musée et de la salle de concerts de l’autre, il existe cette convergence et cette accumulation de gestes et de situations sociologiques, que toutes ces choses expriment même en dehors de l’œuvre à laquelle elles ont été appliquées (en simplifiant, on pourrait dire qu’elles « font théâtre ») et elles ne sont pas moins significatives, socialement, que les protagonistes en chair et en os, que celui qui a appris à jouer du hautbois ou du violon, par exemple. Il peut donc arriver, parfois, que par ces gestes, l’œuvre fasse vraiment semblant d’exister, alors qu’en réalité elle n’existe pas (autre est le cas quand l’œuvre ne veut pas exister). Dans le premier cas, les gestes miment la Stimmung d’une œuvre virtuelle, « aidés » habituellement par un livret « lyrique » qui mêle les eaux stagnantes de sons gratuits. C’est là le cas où le geste est par rapport à l’œuvre ce que le costume est par rapport à un acteur qui a fini de jouer et rentre chez lui. Nous pourrons nous arrêter pour observer son comportement comme une transposition contextuelle de gestes et de sens, et nous pourrons peut-être nous amuser et même voir jusqu’à quel point (et ce que) le costume pourra continuer à signifier, lorsqu’il ne passe pas par l’expérience du rôle, de sa justification et de son organisation originelle, c’est-à-dire lorsqu’il renonce complètement au langage qui lui est propre. Nous finirons cependant toujours par conclure que l’acteur qui rentre chez lui, habillé en Jules César, est un fou. C’est aussi le cas — d’un point de vue plus rigoureux — où le fameux diagramme triangulaire des linguistes (signe-pensée-denotatum) se prive d’un côté : signe et denotatum se bornent à coïncider dans le geste, sans passer par l’expérience, la pensée du faire et du former. Alors l’organisation, lorsque même elle existe, est indifférente à la nature du signe et du denotatum, c’est fortuit, cela ne compte pas. Ce qui peut éventuellement se trouver dans des cas de ce genre, c’est seulement la signification punctuelle, atomistique des gestes et l’instant anhistorique de leur présentation. Le geste devient ainsi sédiment, bon à tous les usages, d’un langage devenu superflu — si facile et à la portée de tout le monde qu’il peut même devenir « ready made » moyen de prétendue protestation sociale, d’un effet immédiat et exempt de n’importe quelle compromission ; il devient instrument d’évasion par le scandale, c’est-à-dire tiré du magasin des gestes et du catalogue des scandales ; il devient un marché des « effets » ; il contribue à « abaisser la vie au niveau de manifestation de la production », à ignorer le choix du matériau en tant que moyen de s’engager sur la réalité ; et il empêche le « looking behind », qui est toujours et de toute façon également regarder autour de soi.
4Le rapport geste-matériau (en partie synonymes) n’est donc pas, lui non plus, déchiffrable en dehors de l’expérience de l’histoire et du mythe. Michel-Ange choisissait tel bloc de marbre parce que — pour lui — il contenait déjà telle statue ; Dubuffet choisit et signe certains aspects de la nature parce que — pour lui — elle est déjà prête et assimilable à sa poétique. Y. Klein, au contraire signait des chèques pour la valeur d’un tableau hypothétique qu’il ne valait pas la peine de peindre car, pour lui, la nature était un tableau potentiel ; la nature est si prodigue de formes qu’il suffit d’avoir des yeux pour voir que déjà nous façonnons et nous interprétons la réalité. Par un excès de disponibilités de choix, il finissait donc par ne plus rien choisir. Mais si nous observons ce qui est arrivé après que Michel-Ange avait trouvé son bloc de marbre dans les carrières de Carrare, après que Dubuffet a choisi ses morceaux de matière, et si nous nous rendons compte enfin que le renoncement de Y. Klein n’était pas une capitulation mystique devant la richesse de la nature, ni le « voir la vue » de Plotin, mais seulement la défaite désolée à un carrefour de la culture et une tentative utopique de fonder une poétique dépourvue de pratique, alors nous nous rendons compte que les gestes deviennent poétique, expression formative (et autre chose encore), seulement à condition de ne pas donner pour acquises leurs significations et leurs tendances originaires, de ne pas les réduire à un alphabet d’objets complètement faits, de ne pas les employer « à la place de... » et de ne pas en ignorer les cristallisations mythologiques, mais au contraire d’entrer en conflit avec eux.
5Le rapport du geste et du matériau est le rapport-clef des significations poétiques : c’est une opération historique qui, malgré l’analogie des termes, change continuellement ses résultats. Devant ce rapport, en effet, il n’est jamais complètement vrai ou complètement faux que le matériau et la forme soient la même chose, que les œuvres soient un ensemble de gestes et d’actions faits matière, que la musique, en particulier, soit un ensemble de sons produits par des actions, ou qu’au contraire elle soit un ensemble d’actions rendues audibles, ou encore que l’artiste — tel que nous l’ont légué les théories scolastiques — fasse l’art malgré la matière, ou qu’au contraire il accepte que ses gestes soient guidés par les tendances implicites de la matière (comme s’il pouvait exister des tendances en dehors d’une pensée et d’une présence qui les rendent telles). Ce qui nous semble le plus important à noter est que, pour que les « tendances implicites » de la matière puissent engendrer des significations, il faut qu’elles soient en quelque sorte contrariées justement au niveau de la pratique du geste ; il en est ainsi pour ces marbres du XIIIe et du XIVe siècle, dont la forme allongée s’inspirait de celle des sculptures en bois, et qui voulaient donc être, aussi, un acte de violence contre les « tendances implicites » du matériau. Pour être créateur, le geste doit pouvoir détruire quelque chose, il doit être dialectique et ne doit pas se priver de son « théâtre », même au prix de se souiller — comme dirait E. Sanguined — dans la fange, dans la palus putredinis de l’expérience. C’est-à-dire qu’il doit pouvoir contenir toujours un peu de ce qu’il se propose de dépasser... Comme les gestes du Napolitain à qui nous demandons : « Où est la place Carità ? », et qui deviendront représentatifs et expressifs seulement à condition de faire violence à nos intentions et nous rendre Piazza Carità apparemment introuvable.
Notes de bas de page
1 Œuvres qui ont conditionné la musique vocale jusqu’à nos jours.
Notes de fin
1 Paru pour la première fois in La Musique et ses problèmes contemporains, Cahiers Renaud-Barrault, n° 41, Paris 1963.
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Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
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Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
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