Forme1
p. 36-40
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte – Ecrits choisis (Contrechamps, 2010). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1J’aimerais examiner quelques problèmes de notre vie musicale auxquels le compositeur consciencieux, qui regarde au-delà de la simple apparence d’un programme, d’une institution musicale, ou de la réaction du public, doit faire face.
2Ces considérations ont été en partie suggérée par les programmes musicaux que j’ai eu l’occasion de voir durant mon dernier séjour aux Etats-Unis — programmes qui, tout en ayant peu à voir avec nos préoccupations présentes, suggèrent beaucoup trop l’idée que la musique est un beau et paisible pays des merveilles, que la musique est la Musique, avec une majuscule.
3Non, la musique est quelque chose de plus. Elle n’est pas faite que de notes. Une forme musicale est avant tout une évidence, un témoignage — elle n’est ni une ambiance à ressentir, ni un schéma à analyser, même par un système de communication fixe à travers lequel des hommes échangent des sons et des significations, de la même manière qu’ils échangent des marchandises, sur la base d’un système économique conventionnel. Cela signifie qu’avant tout, en tant qu’auditeurs, nous devons nous demander pourquoi et comment une œuvre musicale existe, et non pas précipitamment si elle est juste ou fausse, belle ou laide. Des affirmations catégoriques, telles que juste ou faux, beau ou laid, typiques de la pensée rationaliste de l’esthétique tonale, ne servent plus à comprendre pourquoi et comment un compositeur travaille aujourd’hui sur des formes audibles et sur des actions musicales ; de même, face aux problèmes fondamentaux de la vie, l’idée de bon et de mauvais n’est plus utile pour comprendre notre réalité, mais représente seulement un modèle de conventions morales — conventions, souvenons-nous en, qui impliquent à leur tour l’idée d’un ordre pré-existant.
4Nous ne pouvons considérer la musique d’aujourd’hui comme un langage, un système fermé, précis et confortable, ou tout se passe selon des prévisions, mais plutôt comme un système de ramifications de sons et d’actions, seulement définissables et significatifs dans leur actualité et dans les relations qu’ils impliquent sur le moment. Il est certain que la musique a toujours eu la tendance à se formuler en tant que langage et même, à se rapporter aux schèmes du langage parlé. Mais aujourd’hui, ceci semble inévitablement la réduire à un code de sensations conventionnelles. L’arrière-plan émotionnel et psychologique tend à dominer et à se substituer aux schèmes de relations structurales. La musique devient un catalogue de signaux — où, dans le pire des cas (pardonnez-moi le cliché), la trompette signifie la guerre, le hautbois signifie un paysage paisible, la série de douze sons signifie l’angoisse, et la musique électronique représente la science-fiction. Sous certains aspects, la situation était la même dans le langage modal où, comme les Pythagoriciens nous l’apprennent, le mode phrygien était utilisé afin de provoquer un esprit combatif, et l’hypolydien employé pour stimuler la vie sexuelle. Ce même fait apparaît généralement dans n’importe quelle forme de communication puisque (ne l’oublions pas) information et sens ne sont pas synonymes. Plus le langage musical d’aujourd’hui tend à se constituer et à se former en référence à un système linguistique, plus il renonce à sa signification ; et, ce qui est plus important, plus les relations des structures proposées sont prédéterminées, plus faible est la conscience critique des auditeurs face à ces structures musicales.
5C’est un processus assez normal. Le lieu et le moment importent peu, cela se passe si la musique détient avant tout une fonction magique ou rituelle. D’un côté, vous avez le musicien, protégé par le pouvoir en place, ou par la magie, qui soigne ses effets ; de l’autre, un public qui ne demande rien de mieux que de se vautrer dans ces effets. Incidemment, il se fait qu’une grande partie de la vie musicale des salles de concert est encore basée sur cette sorte de rituel, où l’interprète s’abandonne à une espèce de sorcellerie et où l’auditeur, capable uniquement de recevoir les messages de ce code qu’est le langage tonal, paraît y trouver les mêmes garanties d’ordre et de normalité auxquelles il s’attend lorsque, chaque soir, dans l’ombre, enfilant ses pantoufles, il allume son poste de télévision. L’illusion d’ordre et d’équilibre est parfaite. L’auditeur, centre d’un univers statique et immuable, trouve, dans la contemplation de l’ordre linguistique, une confirmation de l’harmonie générale dans la légalité d’un langage commun ; mais il n’écoute pas la forme. La « formation de la forme », comme disait le peintre Paul Klee, n’est jamais prise en considération ; au lieu de cela, seuls sont envisagés ces artifices de suspense formel — consonance/dissonance, tension/détente, attente/accomplissement — qui rendent encore plus aigu le désir d’un faux équilibre.
6Face à de telles situations, la responsabilité des compositeurs et des interprètes par rapport au public, sans parler de la responsabilité de ceux qui établissent les programmes, devient évidente, particulièrement si nous pensons, comme l’écrivit Henri Pousseur, qu’il n’est pas possible d’expliquer le sens, l’origine, la vie d’une forme, sans se référer aux relations sociales desquelles cette forme est dérivée, sans évoquer les relations qu’elle crée entre les individus participant à la pratique musicale dans laquelle cette même forme est réalisée. Cette prise de position n’a pas l’intention de persécuter les chefs-d’œuvre du système, mais elle est plutôt un plaidoyer contre ce que le système représente aujourd’hui. Les distorsions imposées — par Mozart et Beethoven — aux formules métriques et harmoniques ne peuvent-elles pas être interprétées comme une manière délibérée et particulière de contribuer au changement dans le monde ?
7Durant la totalité du XIXe siècle, les compositeurs refusèrent de plus en plus de se plier à la demande du public. Leur langage devint toujours plus hermétique. Conscient de ce qui était en train de se passer, le public réagit avec violence : les incidents scandaleux autour du Sacre du Printemps et de certaines œuvres de Schönberg représentent, jusqu’à un certain point, une évidente manifestation de conscience de la part du public. Au moins jusqu’à Werbern, toutes les œuvres, tous les langages particuliers de la musique moderne peuvent être expliqués dans cette perspective. Quand, par exemple, durant les années 20, Darius Milhaud superposa deux lignes mélodiques en elles-mêmes très simples, mais dans deux tonalités différentes, il manifesta, d’une manière symbolique, le refus du compositeur d’agir selon un schéma imposé.
8Aujourd’hui les effets de la révolution sont évidents. La reconstruction littérale du drame de la forme sonate, laquelle nous donna tant de chefs-d’œuvre classiques, laisse une impression de représentation familiale. Le public, emporté par les événéments de ce drame et sachant, depuis le tout début, qu’il y aura une fin heureuse sur un accord de tonique, pourrait très bien représenter une société fondamentalement orientée vers l’acquisition d’une piscine.
9Aujourd’hui, le compositieur refuse de continuer à représenter ce qu’il considère avec raison comme une hypocrisie. La révolution musicale de ces 50 dernières années, confirmée par des expériences analogues dans le domaine de la littérature et de la peinture, nous a appris à ne plus évaluer l’expérience musicale comme un schéma pré-arrangé, mais comme un lieu direct où sont formés, créés et développés les éléments de la communication — qui ne sont jamais pré-fabriqués, mais qui sont toujours à faire. En bref, le matériau choisi et la forme ne sont qu’un. En le disant très simplement, la musique ne peut plus par exemple être transcrite pour piano, elle n’est plus transposable comme l’étaient les schèmes tonals ; mais elle forme une seule unité avec son actualité concrète.
10Les processus structuraux de la musique d’aujourd’hui sont basés sur ce principe très général, lequel implique la possibilité d’inventer chaque fois un schéma structural selon la nature du matériau choisi ; ceci donne aux compositeurs la possibilité et le besoin d’explorer de nouveaux champs de production sonore — la musique électronique est par exemple la plus discutée aujourd’hui. Un terrain commun de développement, encore attaché à la qualité du matériau sonore, existe entre la musique électronique et la musique instrumentale : les deux peuvent, aujourd’hui, être caractérisées par la même tendance stylistique, par le même principe esthétique, essentiellement développé à partir des pouvoirs unifiants du système sériel. Je me réfère au fait qu’une grande quantité de liberté est laissée à l’exécutant.
11Durant longtemps, la musique européenne n’a pas donné autant de liberté à l’exécutant — c’est-à-dire, depuis le moment où la partie de basso continuo était réalisée, en improvisant, au clavecin. Particulièrement en musique instrumentale, on trouve maintenant de nombreuses œuvres dans lesquelles l’exécutant n’est plus un moyen, un intermédiaire, mais un collaborateur. Un plan d’action plus ou moins précis lui est donné, un certain nombre de structures — qu’il peut arranger de la manière qui lui convient le mieux. A nouveau, dans ce cas, la composition n’est plus quelque chose de pré-fabriqué, mais plutôt quelque chose qui reste à fabriquer pour être adapté. De moyen de communication, elle devient moyen de co-opération ; cette sorte de forme ouverte a quelquefois rendu nécessaire la création de nouveaux concepts de notation qui ne seraient plus basés exclusivement sur des quantités, mais plutôt sur des qualités, non seulement sur des notes, mais aussi sur des actions.
12Tout ceci est directement lié avec la poétique de l’opera aperta (l’œuvre ouverte) — ou, comme elle est appelée en anglais, work in progress — laquelle existe depuis longtemps en peinture, en littérature et au théâtre. A un niveau minimum, la forme ouverte englobe tous les objets, souvent non essentiels et presque toujours très chers, avec lesquels nous aimerions remplir nos maisons, et qui vont des lampes pivotantes, des bibliothèques à assembler de styles différents, ou encore, des chaises capables de se métamorphoser, jusqu’aux mobiles de Calder et autres sculpteurs. A un niveau plus large, une opera aperta peut être l’Université de Caracas, projetée comme une école chaque jour ré-inventée. Les salles de cette école sont faites de parois amovibles, de telle manière que les maîtres et les élèves puissent, suivant les problèmes humains et architecturaux du moment, construire une atmosphère d’étude adéquate, en modifiant continuellement la structure interne du bâtiment. En jazz, un exemple notable de forme ouverte est la jam session, durant laquelle les exécutants construisent l’objet musical sur la base d’un thème donné, d’un schéma harmonique et d’un répertoire commun de conventions et d’inventions stylistiques, d’une manière remarquablement imprévisible et obtiennent une exécution qui n’est jamais égale à aucune autre précédente.
13Dans le domaine de la littérature, le phénonème révèle des racines plus vastes et plus profondes. Il suffit de nommer James Joyce, Mallarmé, Proust (dans un certain sens), e.e. cummings, Bertold Brecht et Kafka. Il est peut-être superflu de rappeler Le Livre de Mallarmé, qui a inspiré l’une des plus intéressantes compositions pour piano de la nouvelle musique, la Troisième Sonate de Pierre Boulez. La même chose s’applique aux œuvres de James Joyce, Ulysses, et plus encore, Finnegans Wake. Ici, le texte s’ouvre réellement sur une série de lectures toujours renouvelées : la richesse de relations est tellement complexe que le lecteur donne une nouvelle interprétation à chaque lecture, découvrant non seulement les liens allusifs, mais aussi une réalité concrète qui change continuellement.
14Cette ouverture n’a pas seulement lieu à ce niveau. Si nous observons la poétique théâtrale de Bertold Brecht, nous trouvons un concept d’action dramatique que le spectateur ne doit pas croire, mais qui présente les faits d’une manière détachée — en fait, le drame brechtien, dans sa plus stricte expression, n’élabore aucune solution. C’est au spectateur de faire ses propres conclusions critiques à partir de ce qu’il a vu, même si cela le place dans une situation ambiguë : l’œuvre est ouverte de la même manière qu’un débat est ouvert. La solution est attendue et désirée, mais elle doit arriver avec l’aide consciente du public. L’œuvre, en cours d’élaboration, devient un instrument d’éducation pour l’indépendance des hommes d’aujourd’hui.
15Jusqu’à un certain point, la même chose se passe aussi en musique, où le compositeur fournit à l’interprète des points de départ, les lignes générales d’actions, des propositions et des suggestions auxquelles l’exécutant doit réagir d’une manière constamment renouvelée. Pour que ceci puisse se passer, il va de soi que tout doit être soigneusement combiné en termes de composition musicale. Je dirais que plus la liberté laissée à l’interprète — et bien sûr au public — est grande, plus la structure de la composition devient complexe et plus difficile est la tâche du compositeur. Il doit empêcher que le chaos ne détruise toutes les relations possibles. La façon d’agir la plus importante est de donner un certain degré de redondance à la texture, qui constitue ainsi une sorte d’état tampon entre le chaos et les champs de significations possibles (une analyse d’Improvisation sur Mallarmé de Boulez serait, dans ce cas, très utile). Mais quand l’état tampon n’est pas établi, quand la tendance à donner de la liberté à l’interprète est menée jusqu’à ses limites, le compositeur est évidemment condamné à renoncer pour toujours à prendre de libres décisions — à ne plus donner aucun signe pour aucune interprétation, quelle qu’elle soit.
16Mais finalement, rien ne nous empêche de toujours exiger de la musique un certain système de probabilités — un style, dirais-je, un pont entre un matériau renouvelé et une conception renouvelée de la forme, un pont qui nous aide à transcender, continuellement, toutes les idées que nous avons sur le monde et sur nous-mêmes. C’est à travers la création artistique que nous espérons approcher, sans jamais l’atteindre, l’essence de toutes choses.
Notes de fin
1 Paru pour la première fois en anglais The Modem Composer and Ris Work, J. Beckwith an Kasemets, Toronto 1961.
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