Les mésaventures de Notre Faust (lettre ouverte à Luciano Berio)
p. 107-122
Texte intégral
1Mon cher Luciano,
2Tu sais que mes premières réactions, déjà à la publication originale de ton texte « Notre Faust » en 1969, mais encore bien davantage à sa réédition 14 ans plus tard dans CONTRECHAMPS, furent assez éloignées d’un grand mouvement de satisfaction et de reconnaissance. Même si j’avais bien compris (tu étais assez explicite à ce sujet) que tes intentions se voulaient favorables à ce que tu crois possible de distinguer comme la musique de VOTRE FAUST (ainsi qu’à son auteur), j’étais et suis, non seulement « humainement » et amicalement, mais aussi au niveau de la responsabilité créatrice, trop indissolublement solidaire de Michel Butor pour ne pas ressentir comme un camouflet personnel la facilité avec laquelle tu as étalé sur la place publique (en lui donnant tout naturellement un tour et un ton suffisamment brillants et humoristiques pour qu’elle tourne à ton avantage) l’espèce d’incompréhension dont tu témoignes (encore maintenant) pour tout un pan de nos objectifs et de notre travail. Certes, j’ai pu attribuer ta première intervention à la colère scandalisée qu’avait provoqué chez toi comme à divers titrés en chacun d’entre nous la mascarade de mise en scène pratiquée lors de la « création mondiale » ( !) à la Piccola Scala, colère dont je ne pouvais dès lors que t’être fraternellement reconnaissant même si elle se combinait avec un certain manque de discernement : entre la parodie lamentable qu’avait donné de l’œuvre cette « réalisation » totalement dénuée de compréhension et d’invention — voire du sens le plus élémentaire de la responsabilité — et ses qualités littéraires et dramaturgiques réelles mais tout à fait oblitérées par ce désastre.
3Par contre, il m’a été beaucoup plus difficile d’admettre que tu aies pu, autrement que par inadvertance (mais, dans une circonstance qui me paraît tout de même assez grave, peut-on se permettre celle-ci ?), décider à froid de réaffirmer cette position, alors que tu sais, ou du moins devrais savoir alors que l’expérience des années écoulées nous a en tout cas suffisamment appris quelle chape de malentendu et dès lors de proscription s’est abattue depuis sur cette œuvre (et sur toutes sortes de choses qui s’y rattachent), combien elle a été empêchée par les conséquences de cette malheureuse « entrée dans le monde » de montrer enfin son vrai visage, de révéler ses potentialités peut-être cachées mais qu’on croirait lisibles pour un esprit comme le tien !
4Si j’entreprends maintenant de répondre à tes arguments (tout en me convenablement « la musique », c’est-à-dire la partie des chanteurs et des instrumentistes (que je dirigeais).
5Pendant tous les longs mois qui avaient précédé, c’est-à-dire pendant refusant les atouts faciles du mot d’esprit trop évident, et donc en me mettant de ce fait dans une position de relative faiblesse, en adoptant un ton didactique qui risque toujours d’un peu déplaire), ce n’est pas tellement avec l’intention de te convaincre : je crains bien — et ce que tu m’as fort gentiment écrit en réponse à ma première et assez violente réaction privée me confirme dans cette crainte — que ce soit là une cause désespérée, au moins jusqu’au jour où nous arriverions éventuellement à te donner une preuve pratique, sous la forme d’une exécution enfin convaincante. Il s’agit bien plutôt, je l’avoue, d’un artifice de rhétorique destiné surtout à supporter mon adresse au public lui-même : soit à ceux qui eurent, in illo tempore, connaissance des faits auxquels nous nous référons, soit à ceux qui ont du moins lu ta publication réitérée, soit tout simplement à tout ceux qu’intéresse à quelque titre la réalité d’une recherche artistique peut-être tâtonnante et donc quelque part un peu maladroite, mais en tout cas fondée sur des vues dont je persiste à croire qu’elles étaient — qu’elles restent — beaucoup plus cohérentes et prometteuses que ton texte peut le laisser supposer.
6Et avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut d’abord que je corrige une série de petites (ou moins petites) erreurs historiques (ou fausses informations) qu’il me semble malheureusement difficile de ne pas considérer comme des exemples de la « facilité » (ou légèreté) dont je parlais plus haut :
71) Ce n’est nullement Michel Butor qui a « amené à Milan » le metteur en scène et son imbuvable (ou encore moins buvable) collaboratrice. C’est la direction de la Piccola Scala qui, après avoir manqué diverses possibilités que nous lui proposions, nous a pratiquement imposé le premier, avec lequel elle venait déjà de signer un contrat et que nous ne connaissions pas, mais à propos duquel des amis et collègues parisiens actifs dans le domaine du théâtre, nous ont alors donné — sans doute pour nous rassurer — des informations positives (ancien du TNP, disciple de Vilar et que sais-je...). Et c’est seulement lorsqu’il est arrivé à Bruxelles (où nous avions déjà répété la musique pendant 15 jours et d’où nous devions passer à Milan quelques jours plus tard) pour commencer le travail intensif, associant d’une part les chanteurs et musiciens, bien préparés, et d’autre part le groupe d’excellents acteurs qu’il amenait avec lui de Paris, que nous pûmes constater non seulement qu’il n’avait encore rien fait de sérieux avec eux (ni même tout seul), mais qu’il était en outre doublé d’une invraisemblable égérie qui en prétendant l’aider et le stimuler (sinon purement et simplement le supplanter), le châtrait en fait du peu d’énergie et d’imagination qui pouvaient lui rester.
82) Michel Butor, occupé à d’autres choses pendant ce temps, et que nous n’avions pas cru devoir requérir à cette fin, n’a donc été que très peu (que très tard) « présent lors des répétitions », et tu commets une grande injustice en lui imputant la responsabilité des misérables absences de travail scénique qui se produisaient, non pas « dans notre dos » mais littéralement sous nos yeux pendant que nous étions effectivement bien occupés à exécuter presque une année qui s’était écoulée depuis le moment où nous avons appris la désignation du metteur en scène, je m’étais efforcé, du fond de ma province (ou d’abord du continent américain où je séjournais), d’inciter celui-ci à prendre conscience de la complexité de la tâche qui lui était confiée, et de la nécessité d’entreprendre un très sérieux travail de préparation, d’étude et de conception ; je lui avais fait plusieurs visites à Paris, je l’avais invité, mais en vain, à venir passer quelques jours auprès de moi en Belgique pour que nous puissions nous concerter et élaborer ensemble une dramaturgie. Je savais que les indications de la partition à ce point de vue étaient tout à fait schématiques et incomplètes et qu’il fallait faire un travail d’invention presque aussi considérable que celui auquel nous nous étions livrés pendant plusieurs années, Butor et moi, et surtout qu’il fallait veiller de très près à harmoniser nos démarches. Aussi mes craintes grandissaient-elles à mesure qu’approchait l’échéance et que rien ne se passait. Et si donc quelqu’un a péché par manque d’exigence, de prudence ou même de méfiance, c’est évidemment et uniquement moi. Simplement, les jeux étaient faits, les contrats signés, nous étions très occupés par les préparatifs de notre propre partie, et mon optimisme impénitent me faisait encore espérer que l’excellence des (autres) acteurs engagés (Jean Topart, Françoise Brion, Francine Berger, Maurice Sarfati...) permettrait malgré tout, une fois tout le monde réuni, de rattraper le temps perdu et d’obtenir une réalisation scénique au moins décente.
9Puis, au fur et à mesure qu’avança le travail de répétitions (surtout à Milan, sur le plateau), et en particulier à partir du moment où arrivèrent les éléments scénographiques et de décor (y compris les projections), dûs à un excellent artiste dont il était trop évident que le metteur en scène ne lui avait fourni aucune indication pertinente (je l’avais rencontré une ou deux fois et m’étais efforcé de combler les lacunes, mais j’étais absorbé ailleurs par d’autres préoccupations), la tension monta peu à peu, en même temps que le sentiment d’un inévitable gâchis et d’une inéluctable catastrophe. La direction de la Scala, que nous implorions de prendre des mesures de sauvegarde, ne voulait pas entendre raison, se tenait à ses contrats et nous priait avec insistance de tenter l’impossible. Et lorsque Michel Butor arriva la veille ou l’avant-veille de la première, il ne put donc qu’assister impuissant et atterré aux prémisses du naufrage, et tenter par des propos rassurants (que tu rapportes donc d’une manière très peu objective puisque tu les prives de leur contexte et de leur explication) de sauver le peu qui pouvait l’être, ou du moins d’atténuer nos appréhensions et nous permettre d’exécuter notre partie avec un maximum de concentration, sinon un minimum de sérénité.
10Comme tu le sais, après les trois premières des quatre exécutions prévues, nous réussîmes enfin, suite à une occupation du bureau du directeur général de la Scala à laquelle participèrent tous les artistes y compris les quatre acteurs cités ci-dessus, à obtenir que la dernière représentation soit donnée « en oratorio » sans la présence du metteur en scène, le rôle d’Henri étant lu par Jean-Yves Bosseur, qui était chargé jusque là de la manipulation et modulation des bandes magnétiques et que tu acceptais fort aimablement mais sans aucune préparation de relayer dans cette tâche ; ensemble de mesures qui devait au moins permettre que l’on entende sans trop d’entraves — mais il y en eut de nouvelles — tout ce qui pouvait être perçu de « la musique » (je reviendrai sur l’inadéquation de cette notion distinctive).
11Inutile de rappeler que la presse et le public international réunis à Milan pour cette création attendue ne purent avoir qu’une impression désastreuse de l’ensemble et surtout de ses strates les plus irrémédiablement malmenées par l’irresponsabilité de la mise en scène, c’est-à-dire le texte parlé (dialogues et discours) et la dramaturgie (y compris le jeu prévu avec « la salle », et quelque utopique qu’ait pu s’avérer celui-ci eu égard à la nature même du public auquel nous nous adressions là). Cette impression fausse continue encore aujourd’hui à faire son effet (que j’appellerais volontiers répressif), ce dont ton texte et sa (re-) publication sont non seulement des symptômes, mais qu’ils risquent hélas de venir encore renforcer de ton autorité confraternelle, d’où l’amertume de ma réaction, qui finira, j’espère, par te devenir compréhensible.
123. Votre Faust n’a nullement été un « incident marginal » dans la carrière de Michel Butor. Je suis le mieux placé, il me semble, pour savoir avec quelle intégrité de toutes ses énergies et espérances il s’est engagé dans cette entreprise, non seulement pendant notre travail commun de conception générale et son travail de rédaction du « livret provisoire » en 1961, mais aussi pendant toutes les années ou, travaillant à la partition, je me référais fréquemment à lui pour les modifications parfois importantes que je souhaitais apporter, et pendant lesquelles nous entreprîmes toutes sortes de démarches pour essayer de « placer » l’œuvre, de lui assurer dès que possible une réalisation adéquate ( !), ce qui valut à Michel, non seulement de la part de divers méphistophéliques directeurs de théâtre (comme il avait visé juste !) mais aussi de personnes dont on s’y serait moins attendu, plus d’une cuisante, parfois insultante désillusion.
13Après les mésaventures de la Piccola Scala, il participa très activement à toutes les opérations de rattrapage du travail fait : réalisation de l’excellent film « Les Voyages de Votre Faust » pour la télévision belge, enregistrement du coffret du disque pour Harmonia Mundi (Freiburg), pour lequel il lut lui-même (et avec quel brio !) la partie du Directeur de Théâtre (version française). Il tira fréquemment parti, au cours de ses tournées de conférences, de cette réalisation discographique pour illustrer celles-ci ; des études furent rédigées sur l’œuvre, par plusieurs « butorologues » (comme il dit avec humour), prouvant bien l’importance qu’il lui accordait lui-même ; et il n’est pas jusqu’au 4e volume de ses extraordinaires « Matières de Rêve », rédigé voici seulement 2 ou 3 ans, qui ne soit presque entièrement tissé à partir des éléments textuels de Votre Faust les plus décriés par toi, c’est-à-dire précisément les dialogues, ce qui serait une preuve suffisante s’il en fallait que ceux-ci ont à ses yeux une valeur « littéraire », narrative et « réaliste » certaine. Si tu te comptes, comme on croit tout de même pouvoir le déduire de certains passages de ton texte, parmi « ses amis les plus fidèles et les plus chers dans le public », vas-tu pouvoir continuer malgré tout — sans t’exposer toi-même à des jugements regrettables — à émettre envers un travail si volontairement assumé un avis négatif et péremptoire, et ne pourrais-tu, ne devrais-tu pas au moins te poser la question de savoir s’il n’est pas possible que ce soit toi qui te trompes, qui te prononces un peu hâtivement, comme cela peut arriver à chacun d’entre nous ?
144) Enfin, et ceci nous introduit déjà à l’aspect plus théorique, plus esthétique de la question, notre corresponsabilité, à Michel Butor et moi-même, est beaucoup plus profonde, plus exhaustive, plus irréductible que tu ne le dis et peut-être même le crois. Comme tu sais, c’est à partir d’une première idée et sollicitation venue de moi, que nous avons ensemble, dans un travail complètement partagé au cours duquel j’ai accepté avec enthousiasme les propositions que m’apportait mon collaborateur, imaginé et élaboré le concept et les structures de base. Si nous avons ensuite travaillé à l’exécution de manière plus spécialisée, chacun de notre côté, c’est toujours en assumant au maximum les apports l’un de l’autre et en restant en étroit et permanent contact : correspondance, rencontres parfois prolongées, etc. Pour ma part, j’ai été inspiré jusque dans les zones les plus « purement » musicales par l’esprit que Michel Butor avait insufflé à notre dialogue, et j’ai par ailleurs fait complètement miennes toutes ses suggestions, j’ai absorbé dans mon travail tous les matériaux qu’il me fournissait, y compris ceux que tu trouves les plus extérieurs et les moins intégrés à « la musique ». Tu sais aussi que toute une série d’« œuvres-satellites » (par ex. « Miroir... » ou « Echos de Vifi », « Les Ruines de Jéruzona » ou « La Passion selon Guignol ») — dans lesquelles existent des degrés très divers de continuité ou de discontinuité — ont connu un nombre d’exécutions plus ou moins important et ont rencontré souvent la faveur du public. Je voudrais cependant insister sur le fait que je ne les aurais jamais conçues sans ma collaboration avec Michel Butor. Non seulement pour la simple raison que nous n’aurions pas composé l’œuvre dont elles sont dérivées mais aussi et surtout parce qu’elles sont fortement marquées par les conceptions qu’il apporta puis qui se développèrent au sein de notre dialogue.
15C’est donc bien d’un désaccord profond quant à notre conception, la mienne aussi bien que celle de Butor, que témoigne ton jugement, ce que n’arrive pas à cacher entièrement ton appréciation de mon travail (en particulier quand tu laisses en quelque sorte échapper tes regrets touchant à ce que tu considères comme son excessive discontinuité). C’est donc sur cette conception que je vais encore essayer de m’expliquer et de nous justifier, c’est elle que je vais m’efforcer, en l’exposant, de défendre, bien plus que je ne nous défendrai nous-mêmes (car il s’agit en effet à mon avis de quelque chose qui dépasse nos personnes, et que nous nous sommes efforcés de mettre à jour pour le bénéfice de « la tribu » : pour preuve, le « votre... » — encore faut-il que vous ne refusiez pas ce cadeau peut-être quelque peu encombrant !).
16Comme il y a au départ de ma collaboration avec Michel Butor (entre autres choses) ma lecture de son texte « La musique art réaliste » et mon adhésion résolue au contenu de celui-ci ainsi qu’aux exhortations qu’il lançait aux musiciens, je voudrais placer mon plaidoyer dans la lumière d’une quadruple affirmation de « réalisme » : celui des matières (acoustiques et méta-acoustiques), celui de l’argument et de son élaboration, celui de la forme (combinaison et interférence des différents « niveaux », et projection temporelle de ce complexe) et enfin celui de la situation théâtrale (avec l’« appel à la participation »), et je ne pourrai tout à fait empêcher que ces quatre domaines méthodiquement séparés ne débordent l’un sur l’autre : ils sont en fait étroitement solidaires !
171) Matières
18Il me paraît trop facile de congédier d’un geste notre affirmation d’une « égalité absolue du texte et de la musique » ! Il ne me paraît pas suffisant de lui opposer même un très beau et très passionnant bref exposé sur la réalité du langage « lyrique » et du théâtre d’opéra (au sens historique et géographique précis : Occident du début du XVIIe à la fin du XIXe siècle et partiellement au-delà), tel que tu les conçois et de toute évidence les pratiques (même si c’est à un niveau de « sublimation » considérable) !
19Il est bien évident que notre affirmation très schématique et résumée ne signifiait nullement un nivellement et une absence de prise en considération des propriétés spécifiques de chaque domaine et des problèmes que pose leur interférence, qu’elle suppose au contraire d’importantes différences et un réseau de relations passablement complexes. Ce que nous avons voulu dire par là, et qui semble bien constituer le clivage fondamental entre notre conception et la tienne et par suite la raison même de ta difficulté à tout simplement nous entendre, c’est que nous avions l’intention de rassembler en un « genre » assez original, encore absent, les propriétés spécifiques du théâtre parlé d’une part (tel qu’il s’est précisément développé dans notre Occident classique parallèlement à 1’« Opéra », tout en constitutant, comme tu sais, un chapitre important de sa littérature, mais dont Michel Butor a bien montré — dans un texte que tu évoques très hâtivement — qu’il comportait sa propre « musique », son propre espace musical) et d’autre part celles du spectacle musical (peut-être d’ailleurs davantage sous la forme du concert, de la cantate d’église ou d’autres formes de « théâtre » en tout cas extérieures à l’opéra européen des siècles récents et à son si solide établissement), et que nous refusions d’établir au départ une hiérarchie, une subordination, une absorption d’un domaine à ou par l’autre. Parfaitement conscients du problème de leur intégration en une unité nouvelle, nous ne voulions pas non plus nous limiter à une seule possibilité, qu’il s’agisse d’une fusion ou d’une lutte (lesquelles peuvent évidemment exister et existent de toute évidence à un moment ou l’autre), nous voulions étudier une diversité de formules et travailler précisément sur la variation que permettait cette échelle ou palette (qui peut aussi comporter l’indifférence, l’ignorance mutuelle au moins apparente).
20Un de nos postulats de départ, issu d’une recherche propre à la musique expérimentale des années précédentes à laquelle tu as d’ailleurs apporté des contributions décisives, c’est que la parole parlée, même de la façon la plus quotidienne et « prosaïque », est douée de propriétés musicales ou au moins pré-musicales (modulation et articulation sonores d’une réelle richesse, propriétés grammaticales et significatives qui sont loin d’être intégralement étrangères aux articulations du langage musical le plus « pur ») et qu’elle peut à ce titre être utilisée et intégrée à un discours aux ambitions esthétiques d’une espèce nouvelle. Ce qui cependant avait déjà distingué mon propre travail (par exemple dans « Electre »), c’est que, là où tu sacrifiais volontiers une part importante des implications sémantiques propres aux mots et aux phrases, au profit d’un modelage acoustique nouveau et autonome (et qui bien entendu était souvent sinon toujours pourvu d’une sémantique propre, parfois même en rapport avec les significations englouties), je m’efforçais au contraire de préserver le plus longtemps possible la compréhensibilité d’au moins une ou plusieurs couches du flux verbal.
21Nous sommes donc partis de l’imagination de toute une gamme, de tout un « champ » de possibilités d’élocution et de degrés de compréhension, dont je cite quelques-unes en simplifiant fortement leur ordre toujours mouvant :
22Adresses (discours du directeur de théâtre) au public
23Dialogue des acteurs entre eux
24Monologue intérieur (enregistré sur bande magnétique et que sa modulation fera émerger du « bain sonore » général ou se fondre en celui-ci), d’abord à une voix puis en une polyphonie plus ou moins dense, jusqu’à des masses de cris et autres bruits de foules tout à fait indistincts.
25Les 12 musiciens et les 4 chanteurs participent d’ailleurs, en y ajoutant des variantes significatives, à la constitution de cette texture langagière plus ou moins épaisse, plus ou moins transparente (dont les différentes strates, par exemple énumérées ci-dessus, sont en communication plus ou moins fluide les unes avec les autres), en prononçant des phonèmes, syllabes, paroles et phrases, parfois isolés, parfois groupés en chaînes, grappes ou blocs, et dont une partie au moins établit de véritables ponts vers les matériaux plus traditionnellement musicaux, chantés et joués.
26Certaines paroles d’acteurs, par exemple dans les spectacles de marionnettes de la deuxième partie, vont être simplement rythmées, ce qui permettra leur synchronisation exacte à la musique instrumentale ;
27Ou bien ce seront certains cris ou certaines phrases parlées ou murmurées des chanteurs supposées participer au décor musical « réaliste » (au sens étroit) et caractériser le lieu où l’on se trouve, qui seront précisément notées, soit dans leur rythme (et alors souvent de manière plus complexe) soit dans leur intonation, approximative ou non (par exemple du genre « Sprechstimme »), et qui s’intégreront à une composition d’ensemble parfois déterminée par la notion de montage (« constellé ») d’éléments divers.
28La continuité profonde qui lie, qui doit lier entre eux ces éléments est accusée au niveau instrumental lui-même, du fait que toutes sortes de bruits caractéristiques (qui vont de l’explosion pure ou du bruit du vent jusqu’à des phénomènes proprement musicaux comme les « ritournelles de la foire », en passant par les chants d’oiseaux ou le frémissement des fontaines) sont figurés au moyen de sons d’instruments parfois fort conventionnels (par exemple, le trafic de la rue sera représenté par l’articulation et le « fondu-enchaîné » de grands complexes sonores dont l’origine peut aussi bien résider dans un accord de Don Giovanni que dans un complexe varésien).
29Et la liaison « réaliste » ou plutôt presque « naturaliste » de tous ces éléments (dont les contenus sémantiques sont très travaillés dès les indications du livret, tant au niveau de l’évocation directe que par la présence de certains éléments et groupes structurés d’éléments verbaux) est encore spécifiée par exemple par le fait que les dialogues eux-mêmes, en rapport très étroit avec l’argument et son développement, sont émaillés d’allusions qui situent les choses qu’on entend, et rattachent les lieux suggérés à l’histoire racontée.
30Les pièces les plus autonomes dans leur musicalité de type traditionnel (« prologue dans le ciel » et interludes) sont rattachées à cet ensemble, d’une part par la gamme des styles de chant, du récitatif le plus sec aux vocalises mélismatiques (par exemple liés aux diverses langues, qui sont elles-mêmes pourvues de fonctions précises dans la caractérisation des lieux) et par l’échelle de coordination polyphonique des différentes voix, et d’autre part par des épisodes (par exemple les pré- et postludes des scènes) dans lequels des bruits « réalistes » sont soumis à une organisation et insérés dans un contexte plus « abstraits ».
312) Argument
32L’« histoire » intérieure de Votre Faust est celle d’un jeune artiste mal assuré (il doit l’être afin de pouvoir servir de « pion » mobile dans un jeu qui peut évoluer de plusieurs façons) que se disputent en quelque sorte une méphistophélique manager qui veut pouvoir le plier à sa machine d’exploitation et de profit, et une jeune serveuse de cabaret qui représente le symbole de la résistance à de telles sollicitations ; les autres personnages n’étant que les comparses, parfois hauts en couleurs, de ce dilemne très simple dont le public sera l’arbitre. Et tu as raison de dire que le personnage principal est en quelque sorte la musique, puisque Henri, jeune compositeur, rêve d’écrire un opéra et que le Directeur lui offre apparemment les moyens de réaliser ce projet — mais pour le dévoyer ; fasciné par la musique du passé, il n’arrête pas de penser à elle et par elle, et nous sommes donc continuellement à l’intérieur de sa tête. Mais les paroles apparemment banales qu’il prononce « dans la vie de tous les jours » sont tout aussi symptomatiques de cet ensemble, y compris ces jolies molécules sonores (aussi bien que lexicales ou syntaxiques) que sont les « quoi », les « alors » ou les « bien sûr » que tu évoques si dédaigneusement (je me souviens cependant d’une merveilleuse Sequenza presque entièrement générée par le monosyllabe « why »... !) : elles ne constituent pourtant qu’une bien petite partie d’un dialogue effectivement souvent très ramassé (contrairement à ce que tu dis) mais qui comporte bon nombre de moments soit très sarcastiques, soit très prenants. Par exemple, peu avant la fin : :
UN TRAIN
Pamonella la cantatrice : Henri ! Enfin je vous trouve ! A l’hôtel on m’a dit que vous étiez parti. J’ai sauté dans un taxi. J’ai attrapé le train à la dernière seconde. Je le parcours depuis le départ. Je suis toute essoufflée...
Henri : Mais qu’y a-t-il, chère amie ?
Pamonella : Il y a, c’est à n’y pas croire, je ne sais comment m’y prendre, c’est une si grosse émotion.
Henri : Reposez-vous ! Remettez-vous !
Pamonella : Hélas, il y a si peu de temps.
Henri : Tant que nous sommes dans ce train...
Pamonella : Mais non, je sais que vous fuyez le directeur, et je sais qu’il m’a vu quitter l’hôtel, qu’il a pris un taxi pour suivre mon taxi. Nous allons le voir apparaître d’un moment à l’autre.
Vous le fuyez, vous le fuyez, vous n’arriverez jamais à lui échapper. Vous ne prenez pas le bon moyen.
Henri : Y a-t-il un moyen ?
Pamonella : Mais bien sûr qu’il y a un moyen, mais je vous comprends, je suis moi-même exactement dans votre cas.
Henri : Allons, vous pleurez ?
Directeur : Tiens, les voilà ! Les deux pigeons ! Quel merveilleux tableau de genre ! Puis-je m’asseoir auprès de vous ? Dites-moi, chère amie, lui avez-vous annoncé cette grande nouvelle pour laquelle vous avez si précipitamment quitté notre demeure commune, au point, je me permets de vous le rappeler, de mettre en grand danger la représentation de ce soir...
Henri : Elle n’a pas encore eu le temps.
Directeur : Quel bonheur ! Je vais pouvoir assister à la scène, lire la joie se peindre sur votre visage, mon très cher...
Henri : La joie ?
Directeur : Peut-être...
33Toutes ces répliques, que l’on comprendra par rapport à l’ensemble de l’argument sont entrecoupées de « musique », soutenues par elle, insérées dans les niches que leur ménagent l’environnement sonore).
34Et c’est vrai que la mise en lumière (dans une lumière aussi crue) de situations typiques et exemplaires peut provoquer une certaine gêne, mais ce n’est pas parce que nous ne sommes pas concernés par elles : peut-être au contraire parce que nous le serions trop ou trop directement ! ? En tout cas, on n’a pas fort l’habitude de les voir exposer ainsi « à l’opéra » !
35Il a d’ailleurs suffi de réaliser « Les Voyages de Votre Faust » pour expérimenter l’excellence proprement cinématographique de ces dialogues : leur acuité critique ou leur émotion laissent peu de spectateurs indifférents. Et c’est probablement du côté d’un style proche du film qu’il faudra chercher les principes d’une réalisation scénique enfin valable : non pas une forme indigente de théâtre parlé telle que celle à laquelle pensait (pour autant qu’il pensât !) le metteur en scène de Milan, mais pas davantage une forme de « théâtre lyrique » à laquelle tu te réfères explicitement.
36Il faut maîtriser (musicalement !) l’élocution des acteurs et le placement de leurs « notes » dans la figure musicale totale (le travail que j’ai fait avec les membres du groupe « Electric Phoenix » pour « Tales and Songs of the Bible of Hell » m’en a, dans un tout autre registre, donné un convaincant exemple), il faut se donner les moyens de mettre les éléments parlés en balance avec tous les autres sons (par exemple parfois par des microémetteurs judicieusement utilisés ou alors, pourquoi pas, par un système simultané de sous- ou de surtitrages), il faut surtout inventer (et les acteurs doivent y contribuer eux-mêmes pour une bonne part lors du travail de répétition et peut-être d’improvisation préparatoire) un jeu physique, parfois coordonné à la parole, souvent muet, qui viennent compléter et alimenter, conformément aux suggestions déjà données par l’ensemble de ce qui existe, l’évolution dramaturgique, situer les répliques dans un contexte « existenciel » plus riche, interpréter de manière « réaliste » les signes émis par la couche musicale, les rattacher de manière encore plus serrée à l’histoire, etc.
37Ce sont apparemment les discours du directeur de théâtre qui t’ont le plus dérangé. Il faut dire que le pauvre Jean Topart, qui dans « Les Voyages... » a été tout à fait excellent, a donné de notre directeur de théâtre une composition parfaitement convaincante, discrètement grinçante à l’envi... plongé dans une désolante absence de références et de justifications, ne savait pas qu’en faire, et que la mise en scène (je veux dire d’éventuelles propositions directives) ne l’aidait en aucune façon à s’en sortir. Une fois construite une vraisemblance, même très artificielle (ça pourrait presque ressembler, parfois, à du théâtre de marionnettes), une fois obtenue une implication du public dans l’histoire racontée et les problèmes posés (et encore une fois, je suis persuadé que c’est simplement là affaire de métier), il sera bien plus facile à l’acteur de trouver le ton. Il pourra bien entendu prendre toutes les initiatives d’adaptation qu’il trouvera souhaitables et que lui laisse évidemment une œuvre aussi ouverte, le texte écrit (précieux ou non !) constituant un exemple, une proposition, à partir de quoi il peut jusqu’à un certain point improviser pour s’adapter aux circonstances, aux réactions du public, etc.
383) Forme
39Tu ne peux t’empêcher de regretter le style, par trop décousu à ton goût, même de « la musique », d’avouer ton soulagement lorsqu’éclatent enfin les discours superbement propusilfs de Gluck et de Mozart, véritables foyers d’incendie que nous avons eu la témérité très consciente de placer au centre de notre œuvre ! C’est vrai, je l’ai déjà dit, que celle-ci étant un immense « patchwork » de citations de toutes sortes (pas seulement culturelles au sens « noble » !), le collage, le montage, la figure constellée, les structures kaléidoscopiques y jouent un rôle privilégié. Mais c’est loin cependant de ne se présenter que comme une dispersion permanente, dont l’absence de sélection ou de direction serait toujours égale à elle-même. Au contraire, sous la surface ainsi constituée de fragments juxtaposés (souvent très soigneusement emboîtés, voire greffés organiquement les uns sur les autres), il y a un grand nombre et une grande diversité de séries continues, soit de nature essentiellement sémiologique (comme ces « exercices de violon » qui sortent d’une brève citation de la deuxième cantate de Webern au début de la première scène de chambre, traversent toute celle-ci en évoluant d’abord, avec chacune de leurs apparitions, vers un style de plus en plus tonal et même quasi scolaire, puis en continuant leur transformation circulaire jusqu’à revenir finalement à leur situation de départ, ce qui, malgré les nombreux silences musicaux que comporte cette scène où la densité matérielle est au plus bas et dans lesquels se placent répliques et bruits, me semble assurer pour une attention auditive d’une « autre » espèce — même jusqu’à un certain point involontaire — le lié très fort de tout ce fragment), soit de nature plus traditionnellement dramatique, par exemple lorsque pendant la première scène de rue, le long discours de chantage que le directeur tient à Maggy (une des seules tirades aussi longues dans le dialogue) est accompagné par le long crescendo menaçant de tous les éléments sonores, instrumentaux et vocaux, qui n’avaient jusqu’alors qu’une fonction de décor relativement neutre ou amorphe ; deux exemples parmi beaucoup d’autres, et de beaucoup d’autres sortes.
40Ceci dit, je n’ai nullement l’intention de nier ou de réduire la part considérable du discontinu (je dirais presque de la culture systématique de celui-ci) dans notre travail.
41La discontinuité est apparue résolument dans la musique européenne (après quelques vélléités plus mitigées et à peu près en même temps qu’elle émergeait dans bien d’autres domaines) avec l’œuvre de Schoenberg et surtout de Webern, et d’une autre manière aussi avec celle de Stravinsky, puis de plusieurs autres. Elle s’y présente d’abord, me semble-t-il comme la prise de conscience, comme l’accentuation prospective des innombrables fissures qui depuis quelques temps ont commencé à lézarder la surface jusque là bien lisse de la culture européenne, de son esprit, de sa sensibilité et même de sa pratique (encore une grosse simplification qui comporte bien des démentis significatifs, mais qui me semble indéniable en ce qui regarde le climat général ; il faut bien simplifier pour parler !). Comme telle, elle a donc l’allure douloureuse d’un tissu de plaies, et le plublic la ressent d’abord presque exclusivement comme telle et réagit en conséquence en la rejettant assez brutalement. Mais elle n’a pas que cet aspect négatif : en brisant des liaisons trop linéaires, en refusant des subordinations trop concentriques, elle met le doigt sur de toutes nouvelles richesses, encore enfouies et difficultueuses : celles de la multiplicité et de la diversité, de l’irréductible pluralité du réel, et de l’obligation impérieuse (mais aussi de la bienheureuse possibilité) où nous nous trouvons placés d’en tenir compte si nous ne voulons pas nous cloîtrer dans un passéisme dont la stérilité ne pourra que croître, et nous couper, nous européens tellement « civilisés », de l’évolution pratiquement inévitable de la culture planétaire.
42On peut s’efforcer — et on n’a pas manqué de le faire — de cacher, de refermer et suturer soigneusement ces plaies qui, même si elles révèlent toutes sortes de bien cachés, n’en supposent pas moins la soutenance d’une sorte d’ascèse ou d’éveil volontaire, et ces opérations consolatrices ne peuvent que susciter, au moins momentanément ; une espèce de faveur soulagée. Elles ont même parfois la vertu de fournir suffisamment de nouveaux éléments sensibles (dans lesquels l ’éclatement a donc forcément une fonction centrale) pour compenser leur effet de recul en aidant le public à faire des premiers pas et à préparer ainsi à de plus difficiles assimilations, à de plus radicales transformations. C’est peut-être, en simplifiant énormément, le rôle qu’on peut reconnaître à Berg (en tout cas, aussi bien Adorno que Leibowitz l’ont présenté comme tel) et il me semble difficilement contestable que depuis quelque 15 ans, la société occidentale s’est repliée sur une préférence assez frileuse pour ce type d’attitude (à laquelle nous avons tous de quelque façon apporté notre concours).
43Dans Votre Faust, en tout cas, nous avions voulu maintenir les fissures, certaines fissures bien ouvertes (le fait de combiner parfois de manière très « arbitraire », très volontaire — encore qu’en même temps toujours très attentive et « jardinière » — des éléments étrangers les uns aux autres, dont les identités originelles restaient souvent très affirmées, y a concourru avec intensité), nous avons voulu les creuser et les explorer pour mettre à l’épreuve (tant dans l ’espace : relations entre les différents niveaux et systèmes initialement étrangers entre eux, que dans le temps) les continuités profondes dont cela permettait de découvrir la subsistance et de commencer à étudier la nature.
44Il me paraît assez normal que le type et l’importance des problèmes d’adaptation que cela pose à la perception publique, et tout d’abord à la volonté de réalisation (même musicale : je suis persuadé qu’on peut encore bien améliorer la qualité des exécutions — mais que dire alors des autres aspects !) suppose une assimilation assez lente, une découverte progressive des solutions (et d’abord des bonnes raisons de les rechercher !) et exige donc de ceux qui y tiennent une patience considérable. Peut-être continueras-tu as soutenir que celle-ci n’est qu’un aveuglement et un leurre, et jusqu’ici le comportement public le plus général (dans lequel il est bon cependant de signaler le rôle capital des responsables, y compris ceux qu’on appelle des « leaders d’opinion » !) semble te donner raison. Mais il comporte pourtant suffisamment d’exceptions, d’intérêts affirmés et de tentatives réussies pour que nous puissions proposer, sans apparaître trop insensés dans nos expectatives, de laisser l’avenir se prononcer.
454) Théâtre
46L’« appel à la participation », issu directement de l’état d’esprit des années 60 (qui plongeait lui-même ses racines dans des passés bien plus lointains ; pour mémoire, Votre Faust fut d’ailleurs conçu tout au début de cette décennie !) a depuis lors subi l’échec assez flagrant d’un décriement général, facilement explicable par les nombreux délayages, par les applications naïves et irresponsables dont il fut souvent l’objet, en même temps que par le repli sécurisant dont je viens de parler.
47On n’a encore que très fragmentairement pu expérimenter ce que nous proposions pour Votre Faust. Ne parlons pas de Milan ! L’absence totale des conditions contextuelles, du côté du public certes, mais aussi d’abord de la réalisation scénique, rendait illusoire la possibilité de l’effectuer. D’autres réalisations partielles, peu nombreuses mais parfois significatives, sont venues nous apprendre toutes sortes de choses sur cette possibilité, et nous encourager à persister. Avant de les énumérer, voyons d’abord le principe :
48Suite à une recherche passionnée, pendant les années immédiatement précédentes, de « formes ouvertes » dans le domaine « purement musical », c’est-à-dire pratiquement réservé à la musique instrumentale (dont j’avais cru pouvoir interpréter les productions comme un début d’atténuation de la coupure entre création/conception/composition et interprétation/exécution, ce que me semble confirmer avec éclat, au cours des dernières années — soit plus de vingt ans plus tard, mais en conséquence d’une progression graduelle et obstinée ! — l’émergence d’une nouvelle génération, par exemple au sein de certains lieux privilégiés de la formation musicale, de jeunes musiciens praticiens extraordinairement à l’aise, tant dans l’interprétation de ces œuvres ouvertes que dans l’improvisation collective même intégralement libre : il existe tout un éventail de formules1), nous avons pensé possible et souhaitable de commencer à effacer également la barrière « entre la scène et la salle », entre les artistes et leur public, et de proposer à celui-ci une certaine forme, limitée, réglée, mais suffisamment attractive, de participation.
49Cette idée était loin, elle aussi, de sortir du néant : et puisqu’il nous semblait tout de suite que le théâtre musical (sur lequel on avait également commencé à travailler dans le contexte des mélanges de genres et de matières évoqués plus haut) était le lieu le plus indiqué pour faire cette tentative, comment ne pas rappeler les propositions de cet ami de Brecht qu’était le grand philosophe Ernst Bloch ? Dans son « Prinzip Hoffnung », il insiste sur la nature pédagogique du théâtre comme « institution paradigmatique » (où le public vient expérimenter, vient voir expérimenter sous ses yeux et avec sa complicité des « épreuves sur l’exemple » dont il pourra envisager ensuite de projeter les leçons dans sa vie, à une autre et plus grande échelle), ce qui ne doit nullement l’empêcher d’avoir aussi, indissolublement, une action délassante ou du moins intensément plaisante ! Il suggère ensuite — comme une prolongation toute logique des questions fondamentales posées par le « grand théâtre », c’est-à-dire par ses œuvres les plus significatives, à son avis toujours ouvertes sur quelque problème irrésolu et qu’il faut continuer à creuser — l’invention de pièces dont l’aboutissement ne serait pas entièrement fixé et qui, par un système organisé de retours en arrière, de bifurcations et autres types d’intervention, permettraient aux spectateurs d’agir (un peu comme dans les formes populaires du théâtre de marionnettes ou de la Comedia del’Arte) pour infléchir l’évolution de 1’« histoire ». Quelle joie pour moi de lire ce beau texte au sein de cet admirable livre, que nous avions déjà commencé à élaborer Votre Faust !
50Si elles lui sont proposées par une mise en forme dramatique et musicale suffisamment vivante, parfois humoristique, parfois chargée de sentiments divers, de la sympathie à l’indignation (ce qui, je le répète, est une question de savoir-faire) je ne pense vraiment pas qu’un public normalement constitué trouvera futiles ou dérisoires des questions comme : « Peut-on vendre son travail à n’importe quel prix ? » ou « Doit-on faire preuve de fidélité à des personnes envers qui on s’est engagé ? », ni qu’il refusera de se laisser prendre par un jeu à leur sujet, dans lequel pourront intervenir toutes sortes de motivations, des plus immédiatement « morales » aux plus cyniquement ludiques en passant par les esthétiques (car en effet, avec un peu de « mise au courant », on imagine que certains choix puissent s’effectuer en vue d’obtenir tel climat, tel style, voire telle citation précise...) !
51Dans « Les Voyages de Votre Faust », film de moyen métrage destiné à être projeté d’un seul tenant, il ne pouvait y avoir de variabilité disponible. Celle-ci est remplacée par le fait qu’on y expose (en une succession soigneusement organisée et qui a sa valeur spécifique) toutes les cinq scènes finales, précédées chaque fois d’une brève séquence de scènes dont certaines sont jusqu’à un certain point communes d’une séquence à l’autre du fait de leurs entrecroisements. La façon dont Michel Butor intervient personnellement pour régler les bifurcations et tirer en quelque sorte les ficelles de la fable tient lieu de jeu pour le spectateur ; elle est susceptible de l’amuser beaucoup, et pourrait d’ailleurs lui servir de préparation à sa propre intervention au théâtre.
52Pour la publication discographique, nous avons pensé aller plus loin en offrant au public, sous la forme d’un (ou plutôt de deux) jeu (x) de société les éléments lui permettant d’expérimenter toutes sortes de versions. Et si je ne suis pas sûr (déjà parce que le coffret n’a pas été bien distribué et que trop peu d’amateurs ont pu se le procurer) qu’un grand nombre d’utilisateurs aient fait autre chose que l’écouter d’un bout à l’autre (au moins de chaque face de disque), ce qui est d’ailleurs une possibilité légitime, je sais qu’en tout cas plusieurs diffusions radiophoniques en ont été programmées depuis lors, lesquelles, impliquant toujours plusieurs émissions, parfois un véritable feuilleton, faisaient appel à des choix du public (par téléphone ou correspondance) et que ceux-ci ont bien eu lieu de manière effective et engagée.
53En 1973, une exécution en oratorio fut organisée dans les studios d’Hilversum, la musique (y compris les parties des chanteurs) étant diffusée à partir des bandes musicales « internationales » réalisées pour l’édition discographique, et les 5 rôles parlés étant lus par des acteurs néerlandais pour qui le texte avait été traduit. Un petit public était présent en studio et pouvait intervenir directement, selon diverses modalités, tandis que le public « des ondes », qui pouvait suivre la représentation en direct, était appelé à divers moments à intervenir par téléphone. Ce fut une expérience tout à fait positive, qui éveilla un vif intérêt dans toute une frange de public.
54Quelques années plus tard, une réalisation analogue (acteurs parlants + bandes magnétiques) mais comportant une mise en scène très travaillée (avec déplacements du public dans différents lieux pour les différentes scènes, etc.) fut montée à l’université francophone d’Ottawa sous le direction du jeune metteur en scène Willliam Weiss et fut également jouée à Montréal. Je ne pus y assister moi-même mais d’après tous les échos que j’ai pu en recueillir, ce fut un succès, y compris au niveau du jeu d’intervention.
55Par contre, la première allemande, qui fut donnée voici quelques années seulement au Théâtre de Gelsenkirchen dans un appareil musical intégral, ne fut qu’à moitié satisfaisante, à nouveau pour des raisons scéniques. La direction du théâtre, qui avait décidé de consacrer à la préparation des moyens relativement sérieux, commit cependant l’erreur de changer en cours de période préparatoire le choix du metteur en scène. J’étais moi-même empêché par de nombreuses autres préoccupations de suivre l’affaire de très près, et de nouveau la personne finalement retenue fit preuve d’une fatale légèreté, crut qu’elle pourrait improviser une mise en scène en dernière minute, sur le plateau, et ne fit pas le travail de conception préalable impérieusement nécessaire.
56Il en résulta entre autres que les choix offerts au public furent peu à peu supprimés en cours de répétitions (parce qu’on n’avait plus le temps de travailler la quantité de scènes nécessaires) et qu’ils se réduisirent finalement à une seule alternative pour la scène finale, alternative dont le public tira d’ailleurs parti avec intérêt, l’ensemble de la production s’avérant déjà malgré tout plus présentable, sur le plan dramaturgique, que celle de Milan.
57Cette « guérison » très progressive des préjudices subis voici déjà bien des années, cette lente convalescence, (voir aussi ce que j’ai dit plus haut des « œuvres-satellites », réservées à ce spectacle particulier qu’est le concert) me porte à espérer qu’un jour une véritable résurrection de Votre Faust, une apparition enfin réelle de cette œuvre de théâtre, dans son intégralité ou presque, sera enfin possible. Je voudrais être en mesure d’en assurer moi-même la supervision. La partie musicale en est suffisamment bien définie pour pouvoir être confiée à une bonne équipe de jeunes professionnels, sous la direction d’un chef compétent que je n’aurai aucune difficulté à trouver, par exemple parmi mes jeunes amis. Et bien sûr, je ne me prétends nullement capable de concevoir et régler moi-même tout le travail scénique : scénographie, jeux d’acteurs et de lumières, etc. Il y faut des compétences techniques, une expérience spécifique que je ne possède pas. Mais je connais des jeunes gens de théâtre dont le travail original évolue aujourd’hui dans des directions très proches de ce qui me paraît souhaitable, de ce qui plane devant mes yeux. Une collaboration aussi étroite que possible, au cours de laquelle je pourrais veiller à ce que l’ensemble des préparatifs se fasse, dès le début, en conformité avec les exigences et les potentialités de la partition existante (musique et texte), me semble susceptible de conduire enfin à la production d’un espace-temps théâtral, multiple et cohérent, où se déroule une action susceptible d’« intriguer » le public à toutes sortes de niveaux, de l’inviter efficacement à « y mettre la main ». Et si la vie devait ne pas m’en offrir l’opportunité, peut-être les présentes remarques pourront-elles au moins un jour aider quelqu’un d’autre à se charger de cette entreprise.
58Ne crois-tu pas, cher Luciano, qu’on devrait reconnaître tôt ou tard à une œuvre qui représente un tel investissement de temps, d’énergie, d’amour et, je crois, d’imagination (en tout cas d’espérances), le droit à réclamer au moins une fois le déploiement de tous les moyens (ce sont des moyens plus mentaux que matériels !) nécessaires à une mise à l’épreuve enfin réellement concluante des promesses dont elle se prétend porteuse ? Et que c’est seulement alors qu’on pourrait légitimement parler de « Notre Faust » ?
59En attendant ce jour, à l’arrivée duquel tu auras peut-être encore l’occasion de contribuer, comme tu l’a déjà fait bien souvent dans le passé (par exemple encore tout récemment en me fournissant l’occasion de rédiger cette « défense »...), et en pensant à Thema ou Laborintus, Allelujah ou A-ronne, à Sinfonia ou à Coro (pour ne citer que quelques sommets de ta production si riche et si généreuse, dont tu sais bien qu’elle me touche dans son entier et dont par ailleurs je ne peux m’empêcher de penser, abstraction faite de toute comparaison de « valeur » et surtout d’efficacité, qu’elle témoigne de préoccupations et de moyens — même « littéraires » — qui ne sont pas tellement étrangers à cet autre archipel dont Votre Faust est sans doute l’une des émergences les plus bizarres, peut-être monstrueuses..., et qu’un observateur futur, pour autant qu’il y en ait, et qu’il s’intéresse au second ensemble aussi bien qu’au premier, sera peut-être porté à remarquer les airs de famille au moins autant que les traits distinctifs individuels).
60Je reste,
61toujours aussi amicalement admiratif,
62ton incorrigible
63Henri Pousseur
Notes de bas de page
1 Par exemple, je voudrais que tu aies pu entendre les merveilleuses interprétations récentes de Domaines de Boulez et de mes Ephémérides d’Icare 2 par les étudiants d’une classe de musique de chambre du Conservatoire de Liège sous la direction de Jean-Pierre Peuvion, ou encore les remarquables contrepoints musicaux improvisés pour de grands films muets comme « Metropolis » ou « Le journal d’une fille perdue » par les élèves ou anciens élèves de la classe d’improvisation de Garrett List !
Auteur
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