Sur Aus Deutschland*
p. 91-99
Texte intégral
1Pensons aux interprètes du passé qui faisaient, de poèmes sobres, des monologues de théâtre pathétiques. Cela ressemble à ce que dit Liszt des Lieder de Schubert lorsqu’il les décrit comme des « opéras miniatures » et montre les différences qu’il peut y avoir entre la poésie lue intérieurement, la poésie récitée, ou en l’occurence la poésie chantée. Il apparaît en même temps ici que dans le chant il s’agit d’affects que la dramaturgie peut saisir et de paroxysmes qui ne demanderaient qu’à être mis en scène concrètement pour démontrer leur efficacité théâtrale. Cette définition de Liszt nous impressionne, surtout parce qu’elle contient le pressentiment d’un tournant vers une réduction de la forme, vers une expression musicale concise. En ce qui concerne le langage musical de Aus Deutschland, il importait que le livret ne fasse pas l’effet d’un pot-pourri de divers poèmes, d’autant plus qu’il repose sur la technique du collage, mais que, au contraire, il donne l’impression d’avoir été écrit par une seule personne. Une interprétation outrancière des textes originaux a servi de condition esthétique à la composition : par leur transposition mot à mot à la scène, les textes devraient être mis en scène comme des tableaux vivants du théâtre baroque. Par contraste avec ce montage, il n’y a presque pas de citations musicales et de ce fait, la tension intérieure chez l’auditeur, mise en éveil par des poèmes connus, est maintenue. L’auditeur peut tranquillement écouter Aus Deutschland d’une oreille inquiète : cela sonne comme du Kagel, mais fait tout de même penser à du Schubert. Des citations musicales remettraient vite la conscience divisée de l’auditeur dans le bon ordre. On pourrait attribuer à la concordance de la citation de texte et de la musique originale une fonction satisfaisante, quoique douteusement restauratrice, ce que la technique de citation n’a en aucun cas mérité.
2Les principes de composition du livret de Aus Deutschland sont apparus presque en même temps que le choix des thèmes qui représentent les points essentiels du romantisme. J’ai tout d’abord essayé de séparer les thèmes classiques, amour, nature et mort (qui sont restés l’objet du romantisme de toujours) de nos idées romantiques sur les romantiques. Cela était nécessaire pour éviter des confusions qui n’auraient été d’aucune aide, ni même suffisamment contradictoires. Les auteurs qui ont marqué un style et l’ont accompli à travers des œuvres géniales elles aussi, peuvent parfois, en tant que personnes, n’être identifiés que dans une certaine mesure avec l’époque où ils ont vécu. Mais il peut y avoir d’autres liens mystérieux.
3En voici un exemple, tiré de la période de l’histoire de la musique qui nous précède immédiatement. Beaucoup parmi les compositeurs sériels des années cinquante cultivaient, aussi bien dans leurs écrits et leurs œuvres que dans leur apparence, l’aspect du spécialiste en sciences exactes (Einstein, contrairement à eux, avait plutôt l’air d’un artiste...). Et justement, ce compositeur qui, à l’époque, exerçait l’influence la plus marquante sur ma génération, ressemblait à un ingénieur ou à un mathématicien : Webern. Maigre, ascétique, chaussé de lunettes sobres, quasiment objectivantes, il représentait le pendant parfait du manque d’abondance et de l’ascèse d’après-guerre. (Il est vrai, son apparence était identique avant la guerre déjà). Cela permettait au compositeur d’une musique totalement organisée de s’identifier physiquement aussi à la figure de proue qu’il s’était choisie. Aurait-on pu imaginer, à la tête d’un mouvement qui recherchait le contrôle réglé utopiquement de la perception acoustique, un personnage rabelaisien ? A l’époque, en tout cas pas. C’est ainsi qu’est née une forme de symbiose parfaite. L’identification à un Webern laid n’aurait jamais pu se faire.
4Ces réflexions sont peut-être contestables mais ne sont en aucun cas fondées sur des considérations subjectives. Au contraire, j’essaie d’être objectif en rendant objectif tout ce qui peut s’analyser de manière rationnelle. L’exemple de Webern et son émotion pour la précision devrait aider à rendre plus clair mon travail sur le thème réellement inépuisable du romantisme.
5Je m’imagine le romantisme comme un brassage de sensations et de nostalgies inexprimées, dans lesquelles on peut projeter toutes sortes de choses intimes, parce que justement, on peut en extraire aussi des sentiments privés. La séparation qui s’accomplit entre la conception personnelle du romantisme et son entité, que j’appellerai la « libido artistique », me paraît essentielle. Le romantisme est avant tout la confrontation simultanée avec deux réalités. La première correspond à ce qu’on imagine sous le terme de réalité et la manière dont elle pourrait être constituée ; la seconde est tout bonnement la réalité telle qu’elle est — et qui, en tant que telle, ne peut être acceptée. De ce champ de tensions résulte le romantisme et la relation triangulaire qu’il constitue :
6Il faut inévitablement faire ici référence à une multiplication de nombreuses réalités, ainsi que je l’ai indiqué dans ce schéma. Chacune des deux réalités mentionées se compose, en fait, de différentes réalités.
7La création d’un des personnages de Aus Deutchland, « La Nuit », peut servir d’exemple. Dans l’ensemble, on peut considérer la nuit comme faisant partie de la nature, car elle appartient symboliquement au royaume du visible. On n’a pas besoin de mettre en doute son existence pour en discuter ; son retour régulier lui assure — comme pour le soleil et la lune — une position prédominante et indiscutable à l’intérieur du système de coordonnées de la vision du monde romantique. La nature, comme image essentielle d’une réalité visible, est aussi le facteur déclenchant du conflit entre la libido artistique et la réalité. Si cent personnes se promènent sur une pelouse fleurie, il y en aura certainement quelques unes pour se sentir animées de l’envie de transposer cette réalité en art, par une abstraction poussée, ou par une concrétisation pénétrante au moyen de la métaphore. Cette perception créatrice de la nature est à la source du désir créateur de l’invention romantique. La nature est chaque fois décrite de manière nouvelle, c’est-à-dire, chaque fois inventée ; et parce qu’elle est chaque fois inventée, elle change constamment de significations. Une seule signification serait insuffisante, car la nature est elle-même en état de constant changement. Les natures qui se montrent aux yeux des romantiques ressemblent aux images d’un film prises très vite l’une après l’autre, sous le même angle, mais chaque fois avec un temps de pose différent. La nuit du romantisme correspond à peu près à une émission de radio : on ne voit rien. (La télévision serait, en revanche, à associer au jour). Parce que, à la tombée de la nuit, le monde visible disparaît et fait place à la sensation de l’infini cosmique, l’état de transcendance devient possible. Dans le poème d’Eichendorff, « Nachts », il est dit :
Car le Seigneur passe au-dessus des cimes
Et bénit le pays silencieux.
8Lorsque l’invisible apparaît, l’Olympe du compositeur s’anime véritablement sous la forme d’un immense découpage et contribue, à la fin de la pièce, au dialogue de l’imagination. « Schubert au ciel » correspond, en tant que combinaison de silhouette en papier et de lanterne magique, au cinéma de l’époque Biedermeier. (Et peut-être aussi à un précurseur de la télévision, si toutefois on pouvait faire un rapport avec l’art naïf).
9Bien sûr, certains de ces personnages sont des archétypes. Mais leur rencontre avec d’autres personnages de la pièce les transforme en allégories. C’est là qu’apparaissent différents stades de la ressemblance (un exemple analogue : des archétypes chez Goethe peuvent devenir parties d’une allégories dans les dessins d’Alfred Kubin).
10« La Mort » apparaît pour la première fois dans le dixième tableau, sous la figure courante de la peur. Trois différentes sources littéraires ont contribué à l’élaboration de la scène : « Der Tod und das Mädchen » de Matthias Claudius (qui, en même temps, sert de fondement à l’action). « Der Tod, das ist die kühle Nacht » de Heinrich Heine et « Das Mädchens Klage » de Schiller. Dans le vingtième, en revanche, la mort est la rédemption ardemment souhaitée. De nouveau, trois poèmes tissent le réseau dramatique de la scène : « Der Jüngling der Tod » de Joseph von Spaun, (en même temps, point de départ de l’action), « Totesgräbers Heimweh » de J. N. Craigher de Jalechutta, et « Todessehnen » de Max von Schenkendorf. Cependant, là où elle n’est plus crainte mais désirée, la mort, à la manière de Karl Valentin, remarque l’absence de la pierre à aiguiser et craint le macabre renversement des rôles : elle seule veut inspirer la peur et envelopper les autres personnages de son odeur. C’est justement la nostalgie de la mort qui est le thème central de la pièce, nostalgie qui s’accomplit et ne s’accomplit pas et qui, dans le romantisme — c’est vrai aujourd’hui encore — s’avère toujours vivante. Un magma de nouvelles et de sensations alliées à la mort, qui, malgré sa transformation constante, garde toujours une sorte de rayonnement.
11Il y a un autre exemple, Edward, le personnage principale de la ballade écossaise du même nom, qui a fait trembler les salons allemands avec la musique de Loewe. J’y ai ajouté un mélodrame comme il faut, mais presque à la manière de L’Assassinat du duc de Guise au début du cinéma muet. Cela doit être chanté avec une tension quasi insupportable — ou mieux, une espèce d’exaltation — pour représenter de la manière la plus juste cette violence continuelle qui jaillit de ce drame de l’inceste. La mère d’Edward l’a donc poussé à tuer son mari, qui est aussi le père d’Edward. Un chevalier plus grand que nature, qui représente un sur-père — tout en représentant une antiquité de grande valeur — observe, muet, le déroulement de l’action jusque peu avant la fin du tableau. L’aura de Shakespeare, avec une pointe de tragédie grecque. (D’ailleurs, la popularité de Carl Loewe, dans le siècle passé, reposait probablement sur deux points. D’une part, il composait des ballades, donc des chansons qui racontent une histoire, d’autre part, il désamorçait la dramatique de ces histoires épiques par des refrains de musique agréable et lénifiante. Grâce à cela, Loewe est allé droit au cœur du goût bourgeois. La tension de l’histoire est préservée, les paroles chantées sont compréhensibles, et pourtant le contenu perd de son importance parce que le texte n’est pas traité comme une onomatopée, mais plutôt comme une composition de musique absolue. Il en résulte un mouvement qui se dirige droit au but, une atmosphère qui ne change pas ; les particularités du texte original ne sont donc que grossièrement rendues). A la fin du cinquième tableau, j’ai été soucieux d’attirer l’attention sur le problème de la richesse qui, du temps de Loewe, hantait la bourgeoisie montante et la menait à des idées de droite de plus en plus agressives, en plaçant ces vers de la ballade dans la bouche de l’armure du chevalier, après qu’Edward ait poignardé sa mère : « Et que deviendront ma cour et mon château ? ».
12Il était important pour moi de faire comprendre aux gens l’androgynie de la perception romantique dans la poésie et la musique. Depuis toujours, j’ai été préoccupé par le fait qu’il est par exemple permis à un chanteur d’interpréter de toute son âme, dans les Lieder surtout, « Ο toi, mon bien-aimé ! ». On pourrait parler, pour utiliser un concept cher à Adorno, bien que le contexte soit faux, d’aptitude au bon fonctionnement de la réception (Fungibilität der Rezeption). Dans le monde du Lied aussi, il n’est pas déterminant qu’un homme qui tient le rôle d’une femme chante pour un autre homme, ce qui compte, c’est comment il chante. En d’autres mots : ce sont des perceptions plutôt que des contenus qui sont véhiculés acoustiquement. Une communication musicale dépouillée, qui fait abstraction de l’information. Le Lied romantique est asexué, quelle que soit l’intensité des passions. Justement, la plasticité dans la manière de traiter un sentiment sincère offre toutes les possibilités de transformation : l’original pour baryton peut facilement devenir une version pour soprano. Si, par le passé, un ténor s’était montré amoureux d’un homme, et s’il avait même déformé le drame conçu à l’origine, il aurait à peine suscité des pensées équivoques. Elles auraient paru, à juste titre, bien viles. Il est vrai que la littérature d’opéras connaît une série de rôles de travestis, du Cherubino de Mozart à l’Oktavian de Strauss, mais le spectateur y est intentionnellement préparé car la complicité aiguise son attention. Aus Deutschland contient aussi des équivoques sexuelles, déterminées par ma vision du romantisme. Si le poète de Dichterliebe chantait comme s’il était une femme poète, cela créerait une sensualité du texte plus qu’instable. Le sujet érotique se transforme en personnage de femme poète qui, en chantant, se renvoie à elle-même la projection du poème. Le fait que les mots fassent ressentir à travers la musique une nouvelle sensualité acoustique permet au compositeur de préciser de telles dimensions de l’érotisme. Même Schumann se transforme en barde de Dichterliebe, c’est lui qui assume pour Heine le rôle de l’infortuné. Dans le monde de Schubert, on peut observer de semblables métamorphoses. Le choix des textes — comme l’indiquent leurs titres — est un premier pas vers l’identification (ce qui se retrouve dans mon œuvre). Sans identification, la réalisation sonore est à peine concevable : elle seule nous permet d’évaluer ce qui est artificiel ou naturel, si le texte demande à être distordu ou, au contraire, à rester clair. La mise en musique se passe sur deux plans, l’intelligibilité (= durée normale des syllabes) et la capacité d’être mis en chant (= élargissement de la durée des voyelles). On en revient toujours à la question de savoir comment le texte doit être creusé pour laisser la place à un contenu musical. (A quel moment du Winterreise Schubert se transforme-t-il définitivement en joueur de vielle ?)
13Les poètes sont appelés à mettre des souffrances en paroles. Si un compositeur se décide à reconvertir de telles paroles en souffrances acoustiques, ce n’est possible que si certaines particularités du poème sont laissées de côté au profit d’une musique que tous peuvent comprendre comme une expression douloureuse. Par conséquent, la musique (celle de Schubert) est perçue de manière plus intense que le poème (de Wilhelm Müller, mais aussi de Goethe ou de Heine).
14Dans le romantisme, on ne dit pas que les sentiments personnels doivent rester secrets, qu’ils ne doivent pas être transmis. Au contraire, celui qui perçoit la disproportion entre une nature inventée, donc idéalement vécue, et une nature réelle, a besoin des Compagnons de David, cercle fermé de gens animés des mêmes sentiments que lui.
15Quelqu’un qui ressent le printemps comme violet peut trouver d’autres gens capables d’interpréter, sans se tromper, ce lien énigmatique et de plus en plus fort avec la nature. C’est pourquoi, le sentiment d’intimité dans le romantisme parvient à se répandre, à exploser et à s’élever à la contemplation du monde. Si un compositeur se trouve dans la situation de transformer ce monde des mots en musique, il ouvre à son public, en tant qu’auditeur romantique, un chemin supplémentaire vers la réalisation de soi. La préférence donnée à certains thèmes est une conséquence directe du contact entre le compositeur et le public. Dans le romantisme, il y a des morceaux de musique qui sont redemandés, un dialogue intime se crée entre la composition et l’amateur de musique, il en résulte que lorsqu’on reprend l’œuvre, cela est vécu comme une répétition en commun. (C’est ainsi que certaines proportions de la forme sont distordues en cours d’écoute). L’auditeur peut se permettre, pendant la retransmission, de s’occuper autant de lui-même que — sporadiquement — des parties de l’œuvre qu’il commence à préférer (les célèbres « beaux passages »). Pour les compositions inconnues, en revanche, il est obligé de suivre le déroulement de manière continue. C’est là l’une des sources du malaise de la nouvelle musique, malaise qui est aussi celui de la relation de l’auditeur avec tout ce qui lui est inconnu : s’il ne veut pas avouer son désaccord ou sa fatigue, il se sent obligé d’entrer en conflit avec la pièce, soit véritablement de travailler. Il va de soi qu’il devrait éviter tout sentiment de contrainte — à moins qu’il ne soit un auditeur professionnel.
16On peut penser des Schubertiades qu’elles sont les précurseurs de la « Société privée d’exécution musicale » de Schoenberg, à cause, entre autres, du même esprit puriste qui les animait. En public, le Schubertien s’estime être un amateur de musique et entre, de ce fait, dans une sorte de professionnalisme de l’auditeur amateur. Mais : à qui donne-t-il sa préférence quand il s’enferme chez lui ? A un seul compositeur. Cette relation le conduit, à travers Wagner, aux compositeurs modernes et contribue en outre au totalitarisme extravagant des compositeurs et à leur prétention marquée pour l’exclusivité. (Il y a tellement de musique sur cette terre que le désir, justifié ou non, de certains compositeurs qui considèrent leur travail comme un point final — et, ainsi, comme un nouveau point de départ — est compréhensible. Le but reste toujours le même : atteindre le plus d’auditeurs possible avec le moins d’œuvres possible, pourvu que ce soient ses propres œuvres). Dans la Schubertiade, la pratique de la musique est liée à un aspect voyeur. Il est certain que le rayonnement érotique de l’interprète est à son apogée quand il se trouve dans un petit cercle de gens et qu’il peut être vu, si l’on peut dire, en gros plan. (Hollywood a commencé, il y a longtemps déjà, à présenter cette situation de deux manières différentes : d’une part, un jeune et indomptable pianiste entouré de jeunes filles ensorcelées qui voient en lui la sensualité absolue, l’image vivante d’une musique profondément vécue ; d’autre part, une caméra curieuse qui met à nu tous les détails du déroulement manuel du jeu, spécialement la dimension tactile). Le plaisir publico-privé de la Schubertiade ressemble au plaisir bourgeois de la volupté dans l’intimité. C’est seulement en élargissant la pratique du concert aux manifestations rock, où la présentation de la musique va de pair avec la participation décontractée des auditeurs que les inhibitions du plaisir érotico-acoustique tombent coram publico. Cependant Woodstock aussi — comme Bayreuth — est une Schubertiade où se retrouvent les gens qui ont la même façon de s’habiller.
17Beaucoup de personnages de la pièce vieillissent à mesure qu’ils entrent en scène. Peut-être est-ce une réaction au fait que, dans la représentation de l’univers romantique, il n’y a pas de place pour les personnes âgées. L’amour ne semble pas être un terme qui convienne aux hommes vieillisants, la gérontologie serait le parfait contraire du romantisme.
18A l’époque où le romantisme se répandait en Europe et conduisait à une extériorisation de sentiments encore jamais vue, on ne trouvait toujours pas de solution au problème de l’esclavage en Amérique. (Il ravageait le sud encore plus violemment qu’au début du XIXe siècle). Ce qui m’intéressait tout d’abord, c’était la tension dramatique créée par la différence suivante : l’exposition publique de l’intimité chez les romantiques, la destruction de l’identité de l’individu chez les Afro-américains. La sphère de la perception romantique est plus proche du blues qu’elle n’en a l’air. Dans le blues, les thèmes reviennent de la même manière, imprégnés de nostalgie, de souffrance et d’espoir. Le chanteur s’attache avant tout au sens des mots. J’ai commencé à traduire quelques-uns des poèmes romantiques choisis, pas dans un anglais correct, il est vrai, mais dans une langue appauvrie et légèrement dialectale. Lorsque j’ai ajouté des mélodies de blues aux transcriptions, le lyrisme de Heine et de Goethe s’en est trouvé noirci. Malgré toutes les différences linguistiques, la symbiose entre la poésie allemande et le dialecte noir américain a pu se faire sans déformer grossièrement la pensée originale. J’ai trouvé là un moyen théâtral pour enrichir la composition du point de vue du langage, de la musique et de la scène : chaque fois que les participants chantent en anglais, le langage musical se transforme en une imitation de musique folk américaine. En admettant que le reste de la musique de l’œuvre soit « blanche », on pourrait parler alors de transitions noires-blanches ou blanches-noires. Ces transitions se font évidentes sur scène aussi lorsque les chanteurs se fardent sur la scène et qu’ils modifient, en plus des couleurs de leur visage, le timbre de leur voix.
19La distribution des solistes de Aus Deutschland tient compte de cette ethnologie de la musique sui generis, en s’appuyant sur des archétypes comme Paul Robeson, Bessie Smith, Ella Fitzgerald ou Louis Armstrong.
20On entreprend des franchissements conscients de la limite entre le blanc et le noir, pour lesquels Al Johnson est une référence. Le chœur doit assumer des tâches semblables, mais dans un autre contexte et en relation avec d’autres considérations. Là, ce sont les évocations du chœur d’esclaves qui dominent.
21La musique de l’œuvre, est composée d’une façon assez subtile comme une rhapsodie de bardes. Les rhapsodies n’ont jamais été considérées comme des compositions parfaites, car elles font trop penser à un travail de circonstance et à un gagne-pain. C’est certainement faux ; la rhapsodie est une tentative d’approche de l’improvisation, plus encore, elle peut être — comme chez Liszt — une recherche musicale de caractère héroïque. Le mot rhapsodie nous amène à penser que la substance musicale et la structure formelle doivent être taxées d’insuffisantes. En effet des préjugés bien ancrés exigent de la musique qu’elle soit construite de manière solide et sincère pour avoir de la valeur. Mais cela est trompeur et nous conditionne de manière négative. Nous assistons aujourd’hui à l’utilisation éclectique — à la manière d’un pot-pourri — de techniques de composition qui rappellent la rhapsodie. Mais cela se remarque difficilement, car la pensée rhapsodique n’est lié à aucun folklore.
22Il fallait avoir un haut degré de compréhensibilité, car Aus Deutschland n’est pas un opéra littéraire, mais bien un opéra qui a la poésie pour seul objet. J’ai travaillé avant tout la phrase par syllabes, que j’ai soutenue par la respiration des tempi rubati et par une agogique instable. (Contrairement au Lied, il y a, dans l’opéra, nettement moins d’espoir de comprendre le texte. D’autre part, notre exigence d’une diction nette est toujours plus grande à l’égard de chanteurs qui ne sont pas couverts par l’orchestre).
23L’association de personnages avec des thèmes rythmiques se produit rarement dans Aus Deutschland ; il n’y a pas de conflits pré-programmés qui — comme dans l’opéra d’action — exigent l’onomatopée, mais seulement des rôles à la caractérisation fortement appuyée, des états poétiques et des figures statiques qui n’ont pas besoin d’être plus développés.
24J’ai déjà appris à connaître, par la pratique du théâtre en Argentine, ce qu’on appelle la répétition générale avec piano, qui fait bien plus plaisir aux participants que d’autres répétitions. C’est justement ce mélange curieux de déploiement scénique sans lacune avec accompagnement pour piano seul (il remplace l’orchestre) qui est le point de départ de mon œuvre. Les répétitions générales avec piano se font dans une atmosphère qui — comme dans d’autres dimensions du théâtre musical — sont comiques et surréalistes malgré elles, tout en étant pleines de simplicité et de fantaisie. Cette répétition ne veut pas dire que l’orchestre est inutile, mais nous confirme en revanche que la richesse de la palette sonore n’est pas une condition absolument nécessaire à la composition. Ici, la surprenante clarté musicale s’associe au théâtre total.
25Il va de soi que le piano prend une valeur transcendante. Au cours de l’œuvre, le piano est traité de diverses manières, aussi bien du point de vue technique que scénique : de très grandes exigences dans l’esprit symphonique du romantisme, une réduction d’orchestre schématique, une efficacité sonore subtile, des imitations d’autres instruments, un accompagnement classique, des cadences, des études et des pièces de caractère complètent une série de possibilités qui ne peuvent être réalisées que par le piano (ou par d’autres instruments à touches utilisés dans la pièce). On peut aussi entendre des extraits de musique pour piano qui sont des enregistrements sur bande magnétique. Il a été prévu pour cela des pianos droits complètement abîmés qui ont été utilisés dans cet état pour ne pas détruire la patine du son déjà endommagé. Derrière la scène, d’autres pianos résonnent, qui sont comme un deuxième ou un troisième ego des instruments dans la salle qui — en un écho anonyme — dialoguent avec l’invisible.
26Le piano appartient, bien sûr, à la tradition d’accompagnement du Lied. J’avais, à cause de cela, encore une autre raison importante de transformer la fosse d’orchestre en fosse pour piano. Les autres instruments prévus pour Aus Deutschland s’ajoutent à la mise-en-scène sonore ; pour une version complète de l’opéra, ils sont difficilement remplaçables par des instruments à clavier.
27Schoenberg a dit une fois que, en observant comment Mahler attachait sa cravate, on aurait pu en apprendre plus sur la composition que par n’importe quel conseiller musical de la cour. Cette remarque est d’autant plus étonnante que Schoenberg s’est montré plutôt comblé par l’objectivation théorique de la sensibilité subjective (voir son Traité d’harmonie !). La vraie expérience réside ici dans le fait que Mahler attachait son nœud papillon comme Schoenberg pensait qu’il le ferait. Celui-ci ne devait rien découvrir de nouveau, il ne faisait qu’observer une série de gestes organiques qui scellent le legato fluide des mouvements par deux staccati finals. Cette représentation exécutée à la perfection repose sur les capacités parfaites elles aussi, qui permettent de la ressentir avec clairvoyance — en l’inventant. C’est par le mot culture qu’on décrirait le mieux un tel événement. Il n’y a ici aucune accumulation de connaissances, mais bien plutôt une confirmation de pré-connaissances. Aurais-je composé Aus Deutchland pour ces raisons-là ?
Notes de fin
* Paru pour la première fois sous le titre « Über Aus Deutschland », in : Programmheft der Deutschen Oper Berlin, 1981. Aus Deutschland : Eine Lieder-Oper, livret et musique de Mauricio Kagel, 1977-1980.
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