A propos de l’Opéra de quat’sous
p. 28-30
Texte intégral
1Cher Monsieur Weill,
2Le succès sensationnel de l’Opéra de quat’sous, qui propulse soudainement une œuvre d’un style entièrement nouveau et tourné vers le futur au rang de grand succès, confirme de la manière la plus réjouissante les prédictions qui avaient été faites à de nombreuses reprises dans ce journal. Le nouvel opéra-opérette populaire, qui tire les bonnes conclusions à partir des hypothèses artistiques et sociales du présent, a produit là un bel exemple.
3Vous avez l’avantage sur nos déductions sociologiques et esthétiques de pouvoir vous légitimer sans équivoque par votre réalisation pratique et votre succès confirmé ; pouvons-nous donc vous demander de vous exprimer théoriquement ici dans notre journal sur le chemin parcouru ?
4(Rédaction de la revue Anbruch)
5Cher Anbruch,
6Je vous remercie de votre lettre et veux bien volontiers dire quelques mots sur le chemin que Brecht et moi avons suivi avec cette œuvre et que nous pensons continuer à suivre. Dans votre lettre, vous faites allusion à la signification sociologique de l’Opéra de quat’sous. En effet, le succès de notre pièce démontre que la création et l’exécution de ce nouveau genre sont non seulement venues au bon moment par la situation de l’art, mais encore que le public aussi semblait attendre le renouveau d’un genre théâtral qu’il aimait. J’ignore si notre genre va prendre la place de l’opérette. Pourquoi, après que Goethe lui-même soit réapparu sur terre par l’intermédiaire d’un ténor d’opérette, d’autres personnalités historiques ou au moins princières ne pourraient-elles pas pousser leur cri tragique à la fin du deuxième acte ?* Cela se règle aisément et je ne crois pas du tout qu’il y a là une lacune qu’il vaut la peine de combler. Il est plus important pour nous tous qu’ici, pour la première fois, on ait réussi à créer une brèche dans une industrie de consommation jusque-là réservée à un tout autre type de musiciens et d’écrivains. Avec l’Opéra de quat’sous, nous nous rapprochons d’un public qui, soit ne nous connaissait absolument pas, soit nous déniait la capacité d’intéresser un cercle d’auditeurs dépassant largement le cadre du public de musique et d’opéra. De ce point de vue, l’Opéra de quat’sous s’inscrit dans un mouvement qui touche aujourd’hui presque tous les jeunes musiciens. Le renoncement à la position de l’art pour l’art, l’abandon de positions artistiques individuelles, les idées de films musicaux, le rattachement au mouvement musical pour la jeunesse, la simplification des moyens d’expression musicale, liée à toutes ces tendances — ce sont tous là des pas sur le même chemin.
7Seul l’opéra demeure encore dans son « splendide isolement ». Le public d’opéra représente encore un groupe isolé de personnes qui se tiennent apparemment à l’écart du grand public de théâtre. « Opéra » et « théâtre » sont encore traités comme deux concepts entièrement distincts. Dans le nouvel opéra on exécute une dramaturgie, on parle encore une langue, on traite encore de matières qui seraient impensables dans le théâtre aujourd’hui. Et l’on entend encore continuellement : « cela va peut-être au théâtre, mais pas à l’opéra ! » l’opéra a été fondé en tant que genre artistique aristocratique, et tout ce que l’on appelle « tradition de l’opéra » ne fait que souligner le caractère fondamentalement aristocrate du genre. Nulle part ailleurs dans le monde il n’existe aujourd’hui des formes artistiques dont la position sociale est si prononcée, et le théâtre en particulier a pris décisivement un tournant que l’on peut a fortiori décrire comme éducateur de la société. Ainsi, puisque le cadre de l’opéra ne peut supporter un tel rapprochement avec le théâtre actuel, il faut donc faire sauter ce cadre.
8C’est ainsi seulement que l’on peut comprendre pourquoi toutes les tentatives d’une réelle valeur de ces dernières années avaient un caractère destructif. Dans l’Opéra de quat’sous, une reconstruction était possible car il y avait là une possibilité de commencer enfin depuis le début. Ce que nous voulions faire, c’était la forme primitive de l’opéra. A chaque œuvre scénique musicale, la question refait surface : comment la musique, comment le chant surtout sont-ils possibles au théâtre ? Nous avons résolu cette question de la façon la plus primitive. J’avais une action réaliste et devais donc lui opposer la musique, puisque je refuse à celle-ci toute possibilité d’effet réaliste. C’est pourquoi, soit l’action fut interrompue pour faire de la musique, soit elle fut conduite au point où il fallait tout simplement chanter. De plus vint s’ajouter le fait que cette pièce nous offrait l’occasion d’établir le concept « opéra » comme thème d’une soirée de théâtre. Dès le début de la pièce, on explique aux spectateurs : « vous allez voir ce soir un opéra pour gueux. Puisque cet opéra a été conçu pompeusement, comme seuls les gueux pouvaient l’imaginer, il s’appelle l’opéra de quat’sous ». Ainsi, le dernier Final de quat’sous n’est aucunement une parodie ; au contraire, nous avons employé directement le concept « opéra » pour résoudre un conflit ; nous l’avons donc utilisé comme élément constitutif de l’action et avons dû le construire dans sa forme la plus pure, la plus originale.
9Ce retour à une forme d’opéra primitive a entraîné avec lui une simplification considérable du langage musical. Il s’agissait d’écrire de la musique pouvant être chantée par des acteurs, c’est-à-dire par des musiciens amateurs. Mais ce qui semblait être au départ une restriction s’est révélé au cours du travail un très grand enrichissement. Seule la réalisation d’une structure mélodique intelligible et évidente a rendu possible ce qui est réussi dans l’Opéra de quat’sous, la création d’un nouveau genre du théâtre musical.
10Votre dévoué
Notes de fin
* Paru pour la première fois sous le titre « Korrespondenz über Dreigroschenoper » in : Anbruch 11, janvier 1929. Repris avec la permission de la Kurt Weill fondation for music, New York.
* L’auteur fait allusion à l’opérette Friederike de Franz Lehar dont la première eut lieu un mois à peine après la création de l’Opéra de quat’sous au Metropoltheater de Berlin. (NDLR)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Opéra
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3