Signaux entre exotisme et industrie*
p. 140-156
Texte intégral
I. Steve Reich à la recherche d’une nouvelle identité entre son et structure (Clytus Gottwald)
1La plupart des tentatives d’aborder la musique de Steve Reich échouent du fait qu’elles visent la spécificité de celle-ci à travers des généralités. Dès lors Steve Reich devient un phénomène singulier de la scène musicale américaine et sa musique, une musique entièrement nouvelle qui serait née, semble-t-il, telle Minerve, tout droit de la tête de Jupiter. Le qualificatif “fascinant” vient également en tête du catalogue d’épithètes auquel se résume désormais le langage de la critique musicale. Souvent, le droit d’exprimer sans ambages des premières impressions est justifié tant bien que mal avec une subjectivité assimilée à un conglomérat de ressentiments, de petites affinités et d’un empirisme ténu, alors qu’un travail subjectif consisterait justement à dépasser ce genre de sentiments diffus par la réflexion. On ne peut nier cependant que la musique de Steve Reich crée un climat particulièrement propice à l’anti-intellectualisme qui règne de nos jours : Steve Reich ne veut pas convaincre mais subjuguer. Après avoir entendu Six Pianos ou Drumming on a le souvenir d’une musique dont la structure extrêmement compacte n’offre aucune possibilité de s’y opposer, a fortiori de façon critique.
2Si je devais citer une œuvre diamétralement opposée à cette musique, je choisirais Psaume de Heinz Holliger, une pièce respirée uniquement, avec beaucoup de pauses et de césures. Psaume se donne comme une blessure ouverte : les auditeurs peuvent intervenir partout dans la pièce en la perturbant, voire en la détruisant à la fin comme ce fut le cas lors de nombreuses représentations. La musique de Steve Reich, par contre, est comparable à un appareil qui fonctionne à la perfection, sans lacunes, soigneusement calfeutré contre tout ce qui lui est hétéronome. Certes, la musique de Reich ne manque pas de libérer l’imagination, mais en le faisant elle l’oblige toutefois à rester dans les limites de la pièce elle-même. On se sent invité à chantonner des mélodies, à se balancer au rythme des ostinatos.
Regard vers l’Est
3Cependant, l’aura de méditation et de recueillement dégagée par cette musique ne relève pas seulement d’un côté usurpatoire. Un article de Steve Reich, publié dans le New York Times, portait le titre : « A Composer Looks East ». Né en 1936 à New York, Reich avait grandi à San Francisco. Il y a quelque temps, György Ligeti avait fait remarquer dans un entretien radiophonique sur Harry Partch que San Francisco se trouvait à distance égale de l’Europe et de l’Asie. Considéré comme suspect sous nos latitudes à cause de son exotisme, l’univers asiatique a effacé à San Francisco le souvenir de l’Europe. Bien sûr, on connaît Monsieur Mozart — mais il ne porte pas les prénoms “dabliou-ei” et n’est pas compositeur de surcroît, mais le plus grand marchand de Volkswagen à San Francisco. Dans l’article mentionné, Steve Reich nous dit :
4« Cet été j’ai étudié la musique balinaise pour gamelan avec Nyoman Sumandhi, un musicien balinais qui donnait un séminaire dans le cadre des cours d’été à l’Université de Washington. Et en 1970, j’étais à Accra pour étudier les techniques de tambourinage ouest-africaines avec Gideon Alorworye, un maître tambourineur de la tribu Ewe. Je trouve que c’est la seule manière d’aborder la musique non occidentale. En apprenant le jeu et ses règles on arrive à analyser ce que l’on joue et on découvre des systèmes tonals et aussi des techniques instrumentales complètement nouvelles pour nous. »
5Steve Reich est néanmoins entièrement conscient des problèmes qui se posent lorsqu’un compositeur occidental entre en contact avec le folklore non occidental.
6« Que peut faire un compositeur avec une telle connaissance ? Une possibilité serait de faire de l’ethnomusicologie (en Allemagne, cela s’appellerait de la musicologie comparée) ; une option indubitablement importante qui peut conduire à des chefs-d’œuvre tels que Music in Bali de Colin McPhee [New Haven et Londres, Yale University Press, 1966]. Ou alors il a la possibilité de devenir un interprète de musique non occidentale. Cependant, comparée aux standards non occidentaux, la qualité de ses interprétations ne dépasserait jamais un niveau moyen, même s’il y consacrait des années d’étude. Que doit donc faire un compositeur, qui veut le rester, dans une telle situation ? La façon la moins intéressante de réagir à la musique non occidentale serait d’en imiter le son. C’est ce que l’on fait aujourd’hui, par exemple, en introduisant soit des sitars dans les groupes de rock ou un chant de style indien, amplifiés la plupart du temps. Une telle option est tout à fait superflue et ne conduit qu’à des chinoiseries musicales. Ce qui seul peut intéresser un compositeur, c’est d’écrire de la musique avec ses propres moyens sonores, donc occidentaux, en tenant compte des principes structurels non occidentaux. L’idée du canon, par exemple, a influencé autant la composition de motets et de fugues que la musique sérielle d’Anton Webern et mes propres compositions “en phase”. Les idées structurelles de la musique non occidentale sont à mettre en rapport avec les instruments et le système tonal qui ont contribué à notre éducation. C’est pourquoi l’influence non occidentale se manifeste dans la pensée compositionnelle et non pas dans le son. »
7Steve Reich aboutit à la thèse lapidaire selon laquelle la musique non occidentale constitue pour des musiciens occidentaux la principale source d’idées nouvelles. Si l’on oppose, à l’aide d’un collage de bandes, la musique de Steve Reich à la musique balinaise de gamelan, on s’aperçoit que la tentative reichienne de dissocier construction et image sonore par crainte de tomber dans l’imitation n’est guère réussie. En réalité, son et construction se conditionnent mutuellement de sorte qu’il n’est pour ainsi dire pas possible de disposer isolément de l’un des deux facteurs. Par ailleurs, le fait de se tourner ingénument vers des images sonores exotiques ne doit nullement mener, comme le craint Steve Reich, à l’imitation plate : Debussy en est peut-être la preuve contraire la plus saillante.
8Une telle opposition nous apprend encore autre chose. Dans la deuxième partie de Drumming, où l’activité se concentre sur les marimbas, on assiste à un effet de condensation obtenu par le fait que les trois marimbas sont travaillés simultanément par huit musiciens postés des deux côtés des instruments. Si l’on se place à côté des instruments disposés les uns derrière les autres, on voit un pêle-mêle de baguettes travaillant à un rythme régulier. En outre, les micros suspendus au-dessus des instruments et les fils conduisant aux amplificateurs soulignent l’aspect technologique, voire industriel du processus. La monotonie de ce type de processus de travail n’est pas sans rappeler la chaîne de montage où les mêmes manipulations produisent toujours la même chose. De ce point de vue, la musique de Steve Reich participe sans doute à la primauté de la musique industrielle d’aujourd’hui ; comme celle-ci, elle reflète les névroses de l’ère de la machine. Steve Reich n’est cependant pas dupe, car ce n’est pas pour le succès qu’il copie ce qui actuellement est en vogue sur le marché de la musique. A sa façon, la musique reichienne conserve néanmoins en elle la dimension de la facture industrielle. Cela dit, il va de soi que Reich ne travaille pas avec des mélodies réifiées, mais avec des patterns, des canevas industriels musicaux en quelque sorte. Voici ce qu’il écrit :
9« Pour moi, le problème de la structure musicale est de trouver une façon de commencer pour aboutir à un endroit donné. Dans It’s Gonna Rain, par exemple, j’ai choisi de créer continûment des rapports différents à partir du même matériau. Une autre démarche par contre est à l’origine de Six Pianos. Elle consistait à modifier le pattern donné en intervertissant progressivement tous les sons de sorte qu’à la fin apparaissait à nouveau le même pattern, mais déphasé par rapport au début. »
Déphasage
10Déphasage — voilà un autre mot-clé important. En 1967, Steve Reich avait construit avec un ami un appareil électronique portant le nom compliqué de Phase Shifting Pulse Gate (Circuit à déphasage périodique de fréquences). A l’aide de cet appareil il était possible de modifier la fréquence des impulsions d’un nombre défini de sons. Dès que les phases n’étaient que légèrement décalées les unes par rapport aux autres, on entendait des accords brisés ; lorsque le déphasage augmentait, les accords se décomposaient en mélodies. Steve Reich, qui, selon ses propres dires, n’est pas intéressé par les sons électroniques, transposa les résultats de ces expériences sur quatre orgues électriques et en fit la composition Four Organs. En travaillant sur la composition It’s Gonna Rain Steve Reich allait découvrir une autre possiblité d’appliquer le déphasage.
11« J’avais deux magnétophones équipés chacun d’une boucle de bande sur lesquelles étaient enregistrés seulement les mots “It’s gonna rain” du prédicateur noir. Les deux boucles avaient exactement la même longueur et je les passais simultanément à la même vitesse sur les deux appareils. Après un certain temps, je remarquai que les deux appareils ne tournaient pas exactement à la même vitesse et que l’information allait progressivement être déphasée. Chaque technicien du son confirmera qu’il n’existe pas deux magnétophones fonctionnant à une vitesse totalement identique. Pour ma part, j’avais reconnu dans ce défaut technique une grande possibilité de modifier mes patterns de manière continue. Plus tard, Art Murphy et moi avions essayé de transposer ce processus de déphasage sur deux pianos. Il en résulta la composition Piano Phase. »
Retour à la tonalité
12Le processus de déphasage est largement utilisé aussi dans Drumming, l’œuvre principale de Steve Reich. Or la technique du déphasage n’aurait aucun intérêt si les superpositions sans cesse nouvelles d’un canevas de base ou d’un pattern ne conduisaient pas à des résultats sonores toujours nouveaux. Puisque les relations entre les sons du canevas de base varient sans cesse, on obtient également des canevas mélodiques toujours différents, mis en relief face au flot des impulsions par d’autres instruments ou, comme dans Drumming, par des voix. Ce n’est pas sans raison que Steve Reich s’en rapporte à Anton Webern et à sa devise : « La même chose toujours autrement ». C’est en effet un même matériau qui est exploité sous des aspects toujours nouveaux. Au yeux d’un connaisseur de la musique de Webern, une telle référence peut paraître forcée. D’autre part, il est indéniable que Steve Reich reste attaché à la tonalité, une attitude dont l’effet de restauration va précisément à l’encontre de Webern. On rapporte que durant ses études avec Luciano Berio, Steve Reich était parfois en conflit avec son maître ; un jour enfin, Berio s’exclama avec résignation : « Mais pourquoi donc ne composez-vous pas de manière tonale ? » — ce que Reich fit par la suite. Encore longtemps après ses études, Reich conservait cette pointe anti-avant-gardiste dans ses compositions. Lorsqu’un jour on lui demanda à quoi il se rapportait en affirmant que le processus de composition et le son effectif étaient divergents, il répondit :
13« Je pensais à John Cage et aux compositeurs sériels. Dans la musique sérielle vous ne pouvez pas entendre la structure sérielle. Elle est extrêmement complexe et cachée. Tout ce que vous entendez a plutôt l’aspect d’un chaos, alors qu’il s’agit d’une musique travaillée et structurée de bout en bout ».
14Certes, rapportée à des compositions comme Tombeau de Boulez, cette affirmation se justifie dans un certain sens. Il reste néanmoins à souligner que la structure sérielle n’a nullement été introduite par le compositeur pour être entendue. Schoenberg aussi n’a jamais tenu à tourner vers l’extérieur l’aspect construit de sa musique afin que l’expérience sensorielle du son soit séparée de la perception de la structure. Pour se défendre contre un tel soupçon, Schoenberg n’hésitait pas à réduire sa musique et celle de Tchaikovsky au même dénominateur. Et ses attaques violentes contre ceux qui croyaient avoir compris sa musique une fois saisie la construction sérielle de celle-ci étaient portées par le même souci. Que Steve Reich, dans sa réponse, mélange sans façon John Cage avec l’école sérielle n’en demeure pas moins surprenant et relève d’un manque de subtilité qui ne profite guère à son argumentation. Une telle délimitation révèle toutefois un trait fondamental de la pensée compositionnelle de Steve Reich : la structure ne doit pas être une charpente qui étaie la façade du son. A chaque instant de la composition, le son doit au contraire être tout aussi perceptible que la construction intelligible : identité, donc, entre son et structure. A ce propos, Reich formule :
15« Tout est travaillé jusque dans le moindre détail, il n’y a aucune improvisation. Mais la psychologie du jeu, de ce qui se passe en jouant est celle d’un enchevêtrement total, donc sensoriel et intellectuel, avec le son ».
Minimal Art
16Il semble que Steve Reich ait reconnu avec plus de clairvoyance que ses panégyristes par trop zélés le danger qui guette sa musique. L’identité entre son et structure prive sa musique de toute perspective. Il n’y a plus rien à découvrir au-delà de ce que la musique donne à entendre à la première audition. Le passage suivant sonne comme une tentative de minimiser ce danger :
17« Il existe certains rapports entre ma musique et le minimal art de Sol Le Witt, par exemple. Sol Le Witt aussi se concentre sur l’élaboration aussi directe et complète que possible d’un concept déterminé. Il doit toutefois admettre qu’il y aura toujours une série d’effets secondaires que l’artiste ne peut prévoir. Quelque chose de semblable se produit dans Drumming avec les canevas sonores créés à travers le déphasage. Je sais exactement ce que font les tambours, les marimbas et les glockenspiels, je connais les notes et les rythmes. Mais le nombre de canevas sonores produits à travers l’interaction de tous ces facteurs est plus grand que ce que je pourrais noter, serait-ce en consacrant ma vie entière à cette tentative. C’est ce qui fait le plaisir de travailler sur des processus sonores. Si en écrivant on suit seulement son propre goût, il n’en sortira, au bout du compte, que le propre goût. Si par contre on s’abandonne à un processus musical, le résultat correspondra toujours au goût du compositeur, mais présentera en sus encore un grand nombre de surprises ».
Dans l’esprit de Wittgenstein
18Rappelons que Steve Reich a fait également des études complètes de philosophie. A la suite d’une représentation de Drumming, j’ai eu un entretien avec Steve Chambers et Cornelius Cardew. J’aimerais essayer de donner ici une reconstruction condensée de cet entretien. Comme point de départ j’ai choisi la composition Piano Phase dans la version pour marimbas. Deux joueurs exécutent le même canevas, l’un accélère, s’éloigne et se trouve finalement une croche devant l’autre. Un nouveau canevas sonore se produit.
19Voici ma première intervention : Je ne peux pas me contenter de ne voir dans la musique que des processus musicaux, car ceux-ci renvoient à des processus sociaux, les reflètent. Si donc deux musiciens jouent la même chose et que l’un s’éloigne de l’autre, il s’agit là d’un acte subjectif cherchant en quelque sorte à atténuer la contrainte de jouer ensemble. Cet acte de subjectivité n’est pourtant toléré que jusqu’à ce que, décalée d’une croche, la situation antérieure de contrainte soit rétablie. L’image qu’une telle musique esquisse de la société est celle d’une contrainte supérieure où la réalité subjective ne peut plus se manifester qu’en tant qu’impulsion planifiée.
20« Je m’oppose fermement à une telle interprétation. J’ai moi-même parlé de ma musique comme d’une musique qui engendre toute une série de surprises, d’effets imprévisibles. Vouloir donner à ceux-ci un sens social reviendrait à projeter dans la musique quelque chose qui n’y est pas. » Cependant, n’admetteriez-vous pas que la musique est un langage véhiculant des informations qu’il nous incombe peut-être de déchiffrer ?
21« Etant justement d’avis que la musique n’est pas un langage, je lui conteste toute propriété informative ultérieure. Wittgenstein dit “que toute la pointe de la communication réside dans le fait qu’un autre saisisse le sens de mes paroles — quelque chose de psychique —, qu’il le reçoive pour ainsi dire dans son esprit. Si ensuite il en fait lui-même quelque chose, ceci n’appartient plus au but immédiat du langage” ». (Ludwig Wittgenstein : Investigations philosophiques précédé du Tractatus logico-philosophicus, traduit par Pierre Klossowski, Paris, Idées Gallimard, 1961, p. 240, § 363)
22La conception wittgensteinienne du langage comme moyen de communication réifié ne tient pas compte du fait que le langage est lui-même un produit de la société dont il véhicule les informations. Mais sa fonction n’est pas seulement de véhiculer des informations ; elle détermine aussi le comportement social, la parole. Déterminant la parole, il est lui-même déterminé par celle-ci. D’où le droit d’analyser le langage d’un point de vue social.
23« La montre nous indique l’heure. Ce qu’est l’heure, n’est pas près d’être résolu. Et quant à savoir pourquoi on regarde l’heure — voilà qui n’intéresse pas la question. » (Wittgenstein, op. cit., p. 241.) Appliqué à ma musique, cela signifie : Je dispose de divers instruments et d’un certain nombre de musiciens qui jouent de ces instruments. Et il y a des auditeurs. La musique leur transmet des informations presque toujours d’ordre psychique. Ce que les auditeurs en font, c’est leur affaire. »
24Malgré cela, votre construction n’exclut en rien que l’on puisse interpréter les processus musicaux. Jusque-là nous sommes apparemment d’accord. Nos vues diffèrent, me semble-t-il, à propos de la définition du langage, phénomène social que je voudrais voir déchiffré en tant que tel.
25« Chez Wittgenstein on peut lire que « la compréhension d’une phrase de langage a beaucoup plus d’affinité avec la compréhension d’un thème musical qu’on ne le croirait ». Mais il écrit aussi : « Pourquoi faut-il que la force et le temps se meuvent précisément dans cette ligne-là ? On aimerait dire : “Parce que je sais ce que tout cela signifie”. Mais signifie quoi ? Je ne saurais le dire ». (Wittgenstein, op. cit., p. 274, § 274) Il est hors de doute qu’une interprétation sociale de la musique serait qualifiée par Wittgenstein de ce pur non-sens qu’il trouva déjà aux résultats de la philosophie ».
26Ceci est seulement la preuve philosophique, prononcée par Adorno, que l’esprit est en mesure de se retourner contre lui-même, et la pensée philosophique de s’abolir elle-même. Wittgenstein reste peureusement attaché à son concept limitatif de logique afin d’en écarter tout ce qui pourrait atteindre au vif sa conception instrumentale du langage. Cela n’empêche pas qu’on peut trouver dans les Investigations une phrase étonnante comme celle-ci : « Le langage est un labyrinthe de chemins. Vous venez par un côté et vous vous y reconnaissez ; vous venez au même endroit par un autre côté et vous ne connaissez plus votre chemin » (op. cit., p. 203, § 203). Ici, Wittgenstein touche à un point où le langage révèle une dimension qui lui est étrangère et qu’il a peur de nommer. L’instrumentalisation qu’il a fait subir au langage se retourne contre lui en tant qu’aliénation. Quand Steve Reich parle des surprises infinies qu’engendrent ses compositions construites avec rigueur et fonctionnant sans lacunes, un effet semblable se dessine. Bien que fort probablement Steve Reich considère avec Wittgenstein la dialectique comme une construction chimérique, elle rattrape aussi sa propre musique. La tentative de la préserver d’un déchiffrement d’ordre social est elle-même soumise au conditionnement social. Mais l’intention ferme de ne plus rien laisser au hasard est la racine même du hasard.
Tuer le temps
27Après la représentation de Drumming à Brême, un journaliste de la télévision me demanda ce que je pensais de cette musique. Je lui répondis : « J’ai l’impression que l’on essaie d’échapper à l’articulation du temps en le tuant ». On me reprocha mon affirmation comme hautaine. Aujourd’hui, des années après, il me semble qu’elle mérite encore qu’on y réfléchisse. Probablement, elle contenait tout de même un fond de vérité plus concret que les panégyriques préconçus — et suspects parce que faits à la hâte — des journalistes apologistes de Steve Reich. Récemment, lorsque Drumming fut transmis par le Südfunk [Radio de l’Allemagne du Sud], des auditeurs affolés téléphonaient pendant l’émission : « Est-ce que vous n’entendez pas que votre disque est rayé ? » On touche là au point névralgique de la musique de Reich, le rapport au temps. Cette musique qui est si complaisamment tonale regimbe contre la conception tonale du temps. « Bonne bourgeoise » comme une chanson à la mode, elle s’accommode à l’auditeur pour le tromper de son droit à la distraction banale. Certes, en ce qui concerne le temps, Steve Reich regarde aussi vers l’Est. Sa musique se comporte pourtant en prosélyte : en la comparant à de la musique authentique de gamelan, on a l’impression que, pleine de zèle, elle veut faire mieux que celle-là, être plus orientale encore, super-orientale. Un tel empressement fait à nouveau apparaître l’aspect industriel, la perfection de ce qui est organisé. En même temps, cependant, elle dénonce la musique industrielle qu’elle garde à l’intérieur d’elle-même avec une dévotion tonale. De la même manière qu’elle fait monter à la surface ses propres patterns résultants, la musique de Reich démasque également le changement de ce qui est toujours pareil dans les hit-parades uniformisés. Avançant par pas infimes, le processus s’attaque à lui-même du fait que son immobilité n’est qu’apparente. Ceci montre que le processus est absent dans la musique produite en chaîne et que le temps y est traité de la même manière que dans les chansons à succès : on le tue. C’est pourtant par là que la musique de Reich produit la prise de conscience, douloureuse, de ce que la chanson à succès tait verbeusement : l’interchangeabilité des matériaux, l’absence de rapport normée entre les contenus, l’aspect pattern des formes. L’objection : « Ne pourrait-on pas dire tout cela plus brièvement ? » a, de façon philistine, quelque chose de vrai. Certes, il serait possible de condenser Six Pianos à une cadence plagale ré-mi (avec do dièse comme sixte augmentée) - si. Une telle condensation priverait toutefois la musique reichienne de sa dimension critique : de la représentation du temps comme durée non remplie. Par là elle éclaire de manière on ne peut plus nette la position contraire à l’utopie de l’instant rempli. Dans une société qui cherche à remplir le temps par un remplissage excessif, l’absence de pauses dans la musique de Reich constitue une provocation du fait qu’elle désigne ce dernier, par le biais compositionnel, comme de l’ennui. Le fait que la musique s’attache à rester à la surface et devient surface elle-même constitue sa profondeur. Son langage n’est pas énigmatique, elle s’approprie au contraire celui, normé, des causeries de salon et en extrait obstinément les signaux critiques. Peut-être que pour Steve Reich ce genre de considérations relève de la futilité intellectuelle qui n’atteint pas la dimension hermétique de sa musique. Reste à savoir, pourtant, si une telle dissipation du temps coïncide sans autre avec celle que dépeint avec tant d’insistance sa propre musique.
II. Réponse (Steve Reich)*
28Cher Clytus,
29Permettez-moi d’abord de vous remercier de prendre suffisamment au sérieux ma musique pour lui consacrer un article aussi détaillé dans le numéro de janvier 1975 de la revue Melos. Ne lisant pas l’allemand, un de mes amis, né et éduqué en Allemagne, me l’a traduit. J’avoue qu’après avoir entendu par téléphone sa traduction — il lui a fallu presqu’une heure — je n’ai toujours pas d’idée précise de ce que vous avez à dire en particulier sur ma musique. De tout l’article il y a néanmoins quelques points qui me sont restés — j’espère qu’ils m’ont été traduits correctement — et à propos desquels j’estime devoir prendre position.
30La première erreur — et c’est de loin la plus grave — concerne votre méthode contestable de reconstruire sous forme de citations l’entretien que nous avons eu en mangeant et en buvant du slivovitz dans un restaurant balkanique. Vous ne m’aviez pas informé que vous utiliseriez notre entretien pour en faire un article, vous n’aviez pas de magnétophone. Faire passer une reconstruction aussi vague pour mes propres mots relève — vous en conviendrez — d’un type de journalisme qu’au fond nous désapprouvons tous les deux. Souhaiteriez-vous qu’un journaliste de la télévision vous dise vouloir vous rencontrer « simplement pour un repas » et qu’il restitue plus tard votre entretien sous forme de citations de votre part ? Je crois que non et en ce qui me concerne, je ne le voudrais pas non plus.
31Pour prendre position à l’égard de votre affirmation selon laquelle je ne croirais pas que la musique est un langage, je vous accorde que je considère effectivement le langage comme langage et la musique comme musique. Lorsque j’ai l’intention d’« exprimer des idées », je le fais de la manière la plus claire possible avec des mots, comme je le fais en ce moment ou comme je l’ai fait dans mon dernier livre**
32Ma musique ne naît pas de conceptions sur la vie, mais littéralement lorsque je suis assis au piano ou debout devant le marimba et en improvisant sur un matériel dont une partie est notée, mais dont beaucoup est toutefois écarté, un matériel progressivement augmenté, soumis à des corrections jusqu’à ce qu’une pièce soit terminée. En travaillant avec des sons musicaux j’éprouve un plaisir sensuel et intellectuel que je ne ressens dans aucun autre travail au monde. Et j’aimerais croire que c’est le cas pour tout vrai musicien de tous les temps et de tous les pays du monde. Si je n’éprouvais pas ce plaisir dans le travail de la musique je ne serais pas un compositeur et je passerais peut-être plus de temps à écrire des mots ou à me consacrer à une autre activité humaine. Il semble qu’à votre avis la musique est une sorte de « langage » qui doit être « déchiffré ». Je trouve ça vraiment un peu bizarre — mais puisque apparemment vous êtes de cet avis, puis-je vous demander quelle sorte de message serait contenu (sous forme chiffrée) dans le Clavier bien tempéré de Bach ? Ou dans les derniers quatuors de Beethoven ou même dans ses symphonies ? Après tant d’années il devrait tout de même être possible de « déchiffrer » ces « messages » ! Et dites-moi donc, je vous prie, si Beethoven voulait vraiment nous signaler que le destin avait frappé à cette porte ? Ou est-il possible de trouver chiffré, dans la « motorique » de la musique de Bach, le message verbal sur son caractère récalcitrant tel qu’il est attesté dans son rapport avec Ernesti à Leipzig, mais aussi ailleurs ? Ou encore existerait-il dans le Clavier bien tempéré une théologie raffinée qui se dissimule à l’état chiffré au lieu d’être exprimée verbalement ? — Si vous pouvez me pardonner cela : j’aime la musique, il n’est pas rare qu’elle me touche aux larmes et je dois avouer que je ne suis même pas en mesure (ni à plus forte raison intéressé) de « déchiffrer » les « messages verbaux » de ma propre musique.
33En ce qui concerne les « aspects mécaniques » de ma musique, je me demande ce que les critiques avaient à dire à l’époque, dans les années vingt, à propos du système dodécaphonique de Schoenberg. Aujourd’hui vous invoquez Schoenberg pour me critiquer, mais le système dodécaphonique et a fortiori le système du « sérialisme intégral » des années soixante ne sont-ils pas un autre exemple de l’aspect « mécanique » dans la musique ? Il est évident que toute technique compositionnelle forte peut devenir mécanique entre les mains d’un compositeur mineur, alors que la même technique sera musicale entre les mains d’un compositeur inspiré. Il me semble encore plus important de relever que cette préoccupation pour les aspects « mécaniques » de ma musique — le syndrome de la chaîne de montage — est caractéristique de la critique en Allemagne et très rare dans d’autres pays.
34Dans les comptes rendus et les interviews partout en Europe — excepté en Allemagne — ainsi qu’en Amérique, ce souci pour les aspects mécaniques n’apparaît que rarement. Pour être franc, cela me semble être très nettement en rapport avec ce que l’Allemagne a subi de 1933 à 1945 sous le régime nazi, et avec le fait que la génération actuelle de l’après-guerre a grandi sous le poids d’un grand complexe de culpabilité. Toute musique caractérisée par un contrôle rigoureux, par la précision et par un travail d’ensemble serré est immédiatement associée à un contrôle politique totalitaire. Ma musique semble atteindre les critiques musicaux allemands jusqu’à la moelle du « sentiment de culpabilité national » — ce qui en revanche n’est pas le cas chez les critiques et les auditeurs des autres pays d’Europe et d’Amérique. Chez eux, j’entends parler des aspects méditatifs de ma musique, qu’elle donne à percevoir de petits détails sonores, permettant ainsi une écoute plus différenciée qui mènera peut-être à une spiritualité plus subtile. Des mots tels que « hypnotique », « transe » et « minimale » ne cessent d’être au centre des critiques et des réactions verbales à ma musique. Mais il y est aussi question de la joie et du plaisir qu’elle exprimerait et de l’extase — que j’éprouve moi-même aussi en jouant ou en écoutant.
35Ce que les critiques allemands en particulier ne semblent pas comprendre, c’est la différence entre les gens obligés par des contraintes économiques ou politiques à accomplir un travail qu’il leur répugne de faire, et le musicien qui en général fait de la musique qu’il aime. Est-ce que jouer de la musique baroque est comparable au travail à la machine à coudre dans une usine ? Est-ce que l’acte de jouer dans une œuvre pour gamelan composée de bout en bout, non improvisée est semblable à celui de taper une lettre, dont on n’a rien à faire, sur une machine à écrire dans un bureau ? Est-ce que l’exécution de ma musique est comme un travail à la chaîne ? En tant qu’interprète je peux vous répondre que non, et puisque vous avez connu d’autres membres de mon ensemble vous devriez comprendre par expérience leur attitude positive à l’égard de la musique. Le fait qu’en cette curieuse période où nous vivons actuellement certaines personnes considèrent le contrôle en musique comme quelque chose de mécanique et perdent de vue l’aspect méditatif et extatique, est dû aussi, je m’imagine, en partie aux idées inhumaines visant le rejet du contrôle en musique, celles-là même qui ont malheureusement rendu populaire John Cage pendant quelques années. J’espère sincèrement que cette conception malsaine d’une fausse liberté musicale disparaîtra aussi vite qu’elle est venue. En guise d’exhortation j’aimerais rappeler ici les phrases suivantes d’un compositeur que j’ai toujours aimé et admiré :
36« Plus l’art est contrôlé, limité, travaillé, et plus il est libre. (...) Ma liberté consiste donc à me mouvoir dans le cadre étroit que je me suis à moi-même assigné pour chacune de mes entreprises. Je dirai plus : ma liberté sera d’autant plus profonde que je limiterai plus étroitement mon champ d’action et que je m’entourerai de plus d’obstacles. Ce qui m’ôte une gêne m’ôte une force. Plus on s’impose de contraintes et plus on se libère de ces chaînes qui entravent l’esprit ». (Igor Stravinsky, Poétique musicale, éd. bilingue, Cambridge Mass., Haward University Press, 1970.)
37Quand je parle de ma musique, je trouve en général prétentieux de prendre un ton émotionnel. Car les émotions, je les éprouve moi-même en jouant ou en écoutant et c’est tout à fait naturel que chaque auditeur éprouve les siennes propres. Lorsque j’écris sur ma musique ou lorsque j’en parle devant un public, cela doit se faire, à mon avis, dans une forme adéquate à la parole. C’est pourquoi je préfère des structures rythmiques et des techniques semblables qui peuvent être décrites et exprimées avec des mots. Je sens très nettement que si ma musique ne vous met pas en extase, j’ai échoué pour vous en tant que compositeur. — Mais je trouve absurde que dans un livre ou une étude sur la musique on parle des détails d’une réception émotionnelle. Celui qui se sent touché par ma musique s’intéressera peut-être aussi à sa technique dont j’espère qu’elle est comprise d’elle-même à l’écoute. Celui que ma musique laisse froid peut bien passer outre à sa technique — pourquoi s’en soucierait-il ?
38En fin de compte vous estimez que ma musique ne résiste pas à une écoute renouvelée. Si tel est le cas à vos yeux, j’ai échoué pour vous en tant que compositeur. Je ne peux m’imaginer pire qu’une composition au succès rapide mais qui ne serait plus capable d’aucun essor spirituel lorsqu’on l’écoute pour la dixième, voire pour la centième fois. Le message que je confie à ma musique contient l’espoir sincère qu’elle procure — pendant plus de temps que ne dure votre vie ou la mienne — de la joie, divine et humaine, à ses auditeurs. Le temps le montrera.
39Avec mes meilleures salutations
40Steve Reich
41P.S. : En relisant ces lignes je constate que j’ai omis d’aborder le problème de la musique électronique s’opposant à la musique live instrumentale-vocale. Si vous tenez absolument à parler des « conséquences sociales » de ma musique, pourquoi alors n’avez-vous pas cité ma composition Clapping Music ? Comme vous savez, elle est exécutée par moi-même et un autre musicien — le plus souvent Russ Hartberger — et consiste à produire des canons rythmiques en claquant des mains. A part nos corps, pas d’instruments — une pièce donc qui pourrait être interprétée tout aussi bien dans une caverne que dans une salle de concert. Et qu’en est-il de Music for Pieces of Wood pour claves accordées ? Ici tout l’instrumentarium comporte cinq paires de cylindres en bois dur. Quelles sont les « conséquences sociales » lorsqu’on fait de la musique avec les mains nues ou avec des petits morceaux de bois, en comparaison de la mise en œuvre gigantesque d’appareils électroniques dont ont besoin certains de vos compositeurs préférés pour réaliser leur musique ? Dès qu’on coupe le courant électrique elle est finie, alors que nous, nous pouvons jouer ces petites pièces partout dans le monde où il y a des musiciens pour les interpréter.
42En parlant de la rangée de micros suspendus au-dessus des marimbas dans Drumming, vous estimez qu’elle confère à la pièce un aspect « industriel ». Croyez-vous vraiment que l’on puisse comparer l’emploi de micros — sans doute l’appareil électronique le plus simple qui existe pour amplifier le son — avec la machinerie compliquée nécessaire à l’exécution de la musique de tant de compositeurs américains et européens ? Réfléchissez une fois bien, je vous prie, sur ces « conséquences sociales », et peut-être finirez-vous par vous demander qui, après tout, fait de la musique « industrielle » et « mécanique » — ceux qui utilisent leurs oscillateurs, modulateurs, synthétiseurs, digital gates et sequencers ou ceux qui n’utilisent que leurs mains nues ou quelques petits morceaux de bois ? Drumming emploie naturellement des tambours (peut-être l’instrument le plus ancien au monde) faits de peaux (animal) ; les marimbas sont en bois (plante) et les glockenspiels en métal (minéral) ; à cela s’ajoutent la voix humaine et le piccolo. Et vous voulez vraiment prétendre que ça rappelle l’usine et l’industrie ? Je remarque que vous ne parlez pas non plus de ma composition Music for Mallet instruments, Voices and Organ. Serait-ce parce que sa sonorité ne correspond pas à vos idées « mécaniques » ? Fallait-il fermer l’oreille à cette pièce uniquement parce qu’elle ne confirme pas votre thèse ? La composition pour un nouvel orchestre que je suis en train d’écrire sera encore plus opulente sur le plan sonore, sa formation comportant : un violon, un violoncelle, deux clarinettes, six voix de femmes, quatre pianos, quatre marimbas, deux xylophones et un métallophone* Je crains que cela ne mette totalement en question votre image « industrielle-mécanique » et ne la rende encore moins pertinente qu’elle ne l’est déjà. Mais après avoir lu ces lignes vous aurez peut-être des doutes et vous vous demanderez si vous n’avez pas dès le début attribué cette image au faux compositeur et si les « aspects sociaux » de ma musique — qui vous ont donné tant de maux de tête — ne finiront pas par se révéler particulièrement humains et appropriés à cette période de notre vie sur terre.
III. Signaux entre exotisme et industrie (Clytus Gottwald)*
43Un défenseur inconditionnel du langage musical appelé communément tonalité se verra probablement à la fois confirmé dans son opinion et mis dans son tort par la musique de Steve Reich. S’il se limite à flairer dans la suite d’accords non reliés en majeur ou en mineur une victoire musico-stratégique des fils tonals sur leurs pères atonals, nous pourrions dire de lui, avec un vers d’Eichendorff mis en musique par Schumann, qu’il « regardait à son aise depuis sa petite chambre douillette dans les champs ». Si par contre il perce à jour — trop tard — le monde tonal de Steve Reich comme étant d’une apparence fallacieuse, le petit bateau de sa dévotion à la tonalité pourrait bientôt faire naufrage sans que lui-même ait pu atteindre le rivage de la certitude. Avant son dernier concert à Stuttgart, où fut donné sa Music for 18 musicians, Steve Reich me dit : « Après avoir entendu cette musique tu vas me prendre pour un romantique réactionnaire ». Je lui répondis : « Je ne tomberai pas dans ton piège ». Plus tard, lorsque de nombreux admirateurs de Reich me parlaient avec engouement du retour à la tonalité, je me souvins de ce que j’avais répondu à Steve Reich entre deux portes, sans trop réfléchir.
44En 1975, Steve Reich et moi avions eu une controverse littéraire publique qui se poursuivit encore quelque temps sous forme épistolaire et qui a fini par nous rapprocher personnellement. Comme il me l’avoua plus tard, avec la réponse à mes remarques sur sa musique, il avait saisi l’occasion de régler en même temps des comptes avec quelques critiques européens (non cités nommément, bien sûr). Cela fournit peut-être une explication supplémentaire aux raisons pour lesquelles le dialecticien et le positiviste sont resté sourds l’un aux propos de l’autre. En reprenant aujourd’hui quelques points de notre controverse, je ne cherche nullement à avoir raison. Il s’agit bien plutôt d’une tentative de vérifier mes thèses à la lumière des dernières productions de Reich. (...)
45Avec Drumming, le compositeur avait l’impression d’avoir exploité jusqu’à une certaine limite les possibilités du déphasage. Certes, les accords tonals et la formation de patterns mélodiques ont été maintenus aussi dans les œuvres suivantes, mais les modalités de modification du matériau à travers le processus y ont été développées. Dans Six Pianos, les sons des patterns mélodiques sont progressivement intervertis et échangés, ce qui, au bout du compte, est aussi une manière de mettre en valeur des aspects toujours différents du matériau.
46Music for Mallet Instruments, Voices and Organ montre que l’harmonie y fonctionne clairement comme support du processus musical — et cela dans un sens tout à fait tonal. Dans Music for 18 Musicians enfin, mélodie et harmonie apparaissent comme facteurs structurants à valeur égale. Onze accords forment un cycle parcouru par tous les instruments et par toutes les voix. Deux modèles rythmiques déterminent l’ensemble du déroulement. D’une part, il y a la pulsation des pianos et des instruments à percussion, maintenue imperturbablement jusqu’au dernier son ; d’autre part, il y a les voix, les instruments à cordes et à vent qui participent à cette pulsation dans un mouvement continuel de va-et-vient, à l’instar du souffle. Par là, Reich introduit dans la pulsation régulière des autres instruments une sorte de fluctuation qu’il compare lui-même à une légère houle. Une fois que le cycle des onze accords a été parcouru, un nouveau développement lui succède au cours duquel les accords sont augmentés, c’est-à-dire prolongés. Au fur et à mesure qu’il est augmenté, chaque accord prend la forme d’une pièce autonome. En appliquant ce procédé, Steve Reich se réfère — et voilà qui est déjà surprenant — aux « organa » médiévaux de Perotin. Là aussi, en effet, la charpente d’un motet entier n’était constituée que de quelques sons de choral. Si dans les autres pièces le passage d’une partie formelle à l’autre est indiqué par un signe de la tête, dans Music for 18 Musicians cette tâche revient au vibraphoniste qui émet des signaux acoustiques. Il s’agit là d’une méthode que Reich a prise dans la musique de gamelan javanaise.
47Dans l’œuvre de Reich on observe deux tendances principales qui semblent s’exclure l’une l’autre. Il s’agit d’une part de la tendance à intégrer des techniques de jeu non occidentales ; d’autre part on remarque très clairement que l’harmonie — qui est réduite dans les premières pièces à constituer l’espace destiné au jeu avec les patterns — participe de plus en plus au processus de structuration. Mais c’est précisément cette harmonie-ci qui imprègne sa musique à un degré certes plus haut que prévu de tradition occidentale : la référence à Perotin s’accorde avec celle de Cage à Maître Eckhart. Or un connaisseur rétorquera à Steve Reich que son harmonie n’a guère besoin d’être cautionnée par une autorité médiévale, mais qu’elle s’explique tout simplement comme étant un produit intermédiaire, un mélange d’accords de septièmes impressionnistes, d’une liberté de modulation sur des degrés modals et d’accords de quartes schoenbergiens. Dans Music for 18 Musicians la composante modale est tellement developpée que les brusques changements de tonalité de Music for Mallet Instruments, Voices and Organ ont complètement disparu. Les trois dièses sont maintenus tout au long de la pièce, aucun accident ne venant irriter le regard sur le paysage harmonique stérile. Cela rappelle de façon par trop ostensible le Cage des Six Melodies pour violon et piano ou du Quatuor à cordes pour qu’une telle pureté puisse être sans autres mise sur le compte de Steve Reich lui-même.
48Si l’on part d’un concept de tonalité très large, les dernières œuvres de Reich pourraient être qualifiées sans scrupules de tonales. Pourtant, celui qui s’engage à faire des nuances risque de rencontrer des difficultés avec cette musique. Car ses mouvements harmoniques, la progression d’accord en accord n’obéissent pas aux exigences du concept tonal tel que l’a défini Hugo Riemann ; ils ne se laissent pas réduire, si ce n’est par la force, au schéma sous-dominante — dominante — tonique. C’est que dans l’harmonie de Reich, ces rapports fonctionnels décrétés scholastiquement par la définition de Riemann sont inexistants : sa musique tomberait hors du cadre de la tonalité. Si par contre on admet avec François-Joseph Fétis différents types de tonalité, alors Music for 18 Musicians, qui se cramponne si obstinément à la gamme de la majeur, est une musique tonale. Lorsqu’on adopte comme critère de tonalité la simple existence de rapports de sons, le dodécaphonisme fait lui aussi, au bout du compte, encore partie de la tonalité ; il en constitue même une des expressions les plus orthodoxes. Or il faut admettre que les rapports harmoniques ne se laissent guère séparer de ceux qui existent entre les sons. Du moment où, pour constituer sa réserve complète d’accords, Steve Reich fait seulement appel à la gamme de la majeur, le rapport entre les accords utilisés s’établit tout seul, sans que celle-ci puisse abolir de quelque façon que ce soit l’arbitraire dans la suite des accords. Une suite d’accords de douze sons rigoureusement construits relève d’une logique musicale plus grande — pour employer ce terme avec précaution — que les harmonies de Steve Reich établies au hasard. Pour pousser les apories encore plus loin, rappelons que les théoriciens de l’école sérielle (et parmi eux, avant tout Stockhausen) — en faisant un usage polémique du concept de tonalité — sont allé jusqu’à déclarer comme tonales des proportions rythmiques déduites des intervalles. Cependant, une observance aussi stricte, dirigée avant tout contre Schoenberg, ne peut que vider encore davantage le concept tonal. Dès lors, la musique pour tambour africaine avec ses proportions de temps tout à fait tonales doit elle aussi être assimilée à la musique tonale. Ayant acquis, de ce point de vue, une qualité tonale inattendue, la musique de Steve Reich finit d’autre part par s’en éloigner à nouveau, ne serait-ce qu’imperceptiblement, par le fait qu’elle utilise son la majeur comme si c’était un pélog ou un slendro. Les grands gamelans javanais sont — comme on sait — divisés en deux parties accordées sur l’échelle pentatonique et heptatonique, et ne jouent jamais ensemble. A moins d’être quelque peu daltonien, on ne peut considérer comme typiquement tonal au sens occidental le fait de demeurer strictement dans le même espace tonal une fois investi. Ce n’est guère en tournoyant peureusement dans l’enclos des tonalités choisies que la musique tonale — au sens restreint de Riemann — a trouvé son identité ; c’est au contraire à travers l’extension des modulations qu’elle est devenue ce qu’elle est. Mais comme, selon Fétis, pélog et slendro constituent également des types de tonalité, le cercle se ferme de manière accablante. Du moment où il englobe toute musique constituée par des sons qui se trouvent en rapport entre eux, le concept de tonalité perd sa qualité de concept. Moribond, il se précipite dans les enfers de la théorie musicale.
Digression
49Lorsqu’on fait des investigations sur la tonalité, on est sans cesse renvoyé au fait que le concept tonal de Riemann, calqué sur la musique artistique entre 1600 et 1900, ne s’applique effectivement qu’à cette période. Cependant, une telle limitation temporelle et — si l’on tient compte de la musique non occidentale — aussi régionale est précisément en contradiction avec la dimension transcendantale que Riemann revendiquait pour lui en l’appliquant à la musique de Schoenberg. La question est de savoir si le concept riemannien possède la qualité d’un concept ou s’il ne cerne tout simplement qu’un caractère spécifique — comme par exemple l’amble des chameaux qui constitue un trait spécifique du chameau, mais ne dépasse pas pour autant la généalogie de l’espèce.
50Toutefois il n’y a pas que la musique de Schoenberg qui reste largement en dehors de la conception tonale. La musique avant 1600 échappe elle aussi au monde tonal — à moins de ne la considérer strictement que sous l’angle des cadences de type dominant. Qu’on se souvienne de ce que dit Carl Dahlhaus à ce propos : « Dans la polyphonie modale du 16e siècle, la fondamentale, qui constitue dans la tonalité majeur-mineur le point de départ et d’arrivée des relations entre les sons, représente un facteur plutôt secondaire. Même dépourvus de la fondamentale et formant donc un système de sons en rapport entre eux uniquement, les degrés diatoniques constituent tout de même un fondement capable de porter un mouvement musical. Car les rapports de quinte et de quarte entre ré, la et mi n’ont pas besoin d’être groupés autour d’un centre pour être perçus tonalement : la quinte peut être à la base d’un rapport entre deux sons sans que le son supérieur doive être pris pour la dominante du son inférieur ou le son inférieur considéré comme sousdominante du son supérieur ».
51La fin de la polyphonie modale se transforme carrément en labyrinthe tonal pour lequel même des experts comme Edward Lowinsky n’ont trouvé qu’une définition paradoxale : triadic atonality (atonalité basée sur des accords de trois sons).
52Lorsque, sur le plan compositionnel, Steve Reich vise à rendre audible la trame structurelle de l’œuvre — ce qui n’est pas le cas dans la musique sérielle critiquée par lui à cet égard — le but d’une telle moralité n’est pas seulement de réaliser l’identité entre son et structure, mais également d’abolir ce qui est apparence dans l’art. Or dans la musique, qui est un monde d’apparence de par lui-même, l’apparence est encore poussée à l’extrême du fait que sa manifestation, le son, dissimule les réalités structurelles — chose que Reich a dénoncé comme un jeu de cache-cache dialectique de la musique sérielle. En musique — telle est sa devise — rien ne doit se passer, sur le plan compositionnel, qui ne se laisse fixer aussi sur le plan sonore. A ce principe, Reich sacrifie sans hésiter tout ce que l’on appelait perspective dans la grande musique occidentale, non seulement cet aspect labyrinthique de l’art qui promet sans cesse de nouvelles découvertes et profondeurs, mais aussi ce que la philosophie de l’espérance nomme le pré-apparaître* Aucun rideau ne doit cacher le sanctuaire, bien que tout ce qui ce passe vit à partir de lui et y renvoie. Tout doit au contraire être comme ça sonne. Alors que Boulez ne cesse de déplacer ses provisions sonores afin de les protéger de la découverte, Reich n’en fait même pas. John Cage disait une fois : « La meilleure chose que l’on puisse faire du temps est de le mesurer ». Ainsi est exorcisé tout ce qui dans la musique est apparence. Annoncer pourtant la fin de toute apparence en musique revient à marquer le point où le positivisme verse dans la métaphysique. Prétendre qu’il n’y ait plus d’apparence, voilà qui constitue l’apparence majeure.
Notes de fin
* Paru pour la première fois sous le titre « Signale zwischen Exotik und Industrie. Steve Reich auf der Suche nach einer neuen Identität von Klang und Struktur » in Melos NZ, I, 1975.
* Paru pour la première fois sous le titre « Steve Reich schreibt an Clytus Gottwald » in Melos NZ, III, 1975.
** Reich, Steve : Writings about Music, Halifax, Canada, 1974/traduction française : Ecrits et entretiens sur la musique, Paris, Bourgois, 1984.
* Il s’agit de Music for 18 Musicians (1976) qui comporte en réalité dans la version définitive trois et non pas quatre marimbas (N.D.T.).
* Paru pour la première fois sous le titre « Steve Reich. Signale zwischen Exotik und Industrie » in Tendenzen zwischen Tonalität und Atonalität (Veröffentlichungen des Instituts für Neue Musik und Musikerziehung, Darmstadt, Bd 18), Mainz, Schott, 1978.
* Cf. Bloch, Ernest, Le principe espérance, tome I, traduit par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, pp. 254 sq.
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