La base rythmique de la musique américaine*
p. 105-111
Texte intégral
1Il serait commode de pouvoir dire — comme tant l’ont fait — que le manque de distinction de la musique américaine sérieuse réside dans l’emploi (ou la ré-élaboration) des rythmes de notre musique native indigène, folklorique ou populaire, et particulièrement le jazz. Pourtant, la tentative de réduire des caractéristiques nationales à quelques simples traits est un jeu qui rapidement tourne court dans le monde artistique comme dans la vie elle-même. Dans les premières années, quand la musique américaine commençait juste à prendre forme, une telle tentative a pu être utile ; mais maintenant que se sont accumulées un nombre substantiel d’œuvres, ni les critiques, ni les compositeurs ne ressentent plus la nécessité de souligner des caractéristiques nationales. Au contraire, au lieu d’insister sur le fait que la musique américaine est éloignée de celle de l’Europe, il devient intéressant de considérer les différentes influences étrangères qui l’ont nourrie.
2Durant les années vingt, le jazz avait une grande influence sur la musique européenne et sur la nôtre. Son impact en Europe était fort, précisément parce que différents compositeurs avaient anticipé ses techniques. Bartok, Stravinsky, et même Schoenberg (dans la première de ses Cinq Pièces pour Orchestre, écrite en 1909) avaient tous utilisé des motifs rythmiques irréguliers, et l’apparition du jazz stimula un intérêt supplémentaire pour ce procédé rythmique. En effet, les compositeurs européens n’adoptèrent que les aspects du jazz qui avaient déjà été essayés dans une certaine mesure avant son arrivée. Ces mêmes aspects influencèrent les jeunes modernistes américains de l’époque ; mais comme ceux-ci étaient plus proches de l’origine, ils ressentaient le rythme différemment. Finalement, le jazz eut de loin plus d’effet à l’étranger que chez nous.
3La relation au jazz du compositeur américain est en fait complètement différente de ce qu’on pourrait attendre. Entendue constamment à chaque coin de rue, cette musique a perdu sa fraîcheur originale ; les techniques sont devenues défraîchies, les exécutions routinières et ennuyeuses. C’est peut-être pour ces raisons que le plupart des compositeurs ont évité d’utiliser le langage du jazz dans leur musique ; et aussi parce que les musiciens d’orchestre ne jouent souvent pas bien le jazz, et de par leurs conditions de vie, ils ne peuvent se permettre les répétitions que nécessite le bon jazz. Aujourd’hui, dans des endroits excentrés, on peut encore trouver des exécutions de jazz vivant et authentique, et le caractère improvisé de ce qui est joué est impossible à imiter avec des musiciens d’orchestre. Marc Blitzstein, Leonard Bernstein et Morton Gould, en écrivant dans le langage jazz à des fins de consommation populaire, ont essayé de le placer (comme le fit Kurt Weill) à un niveau artistique plus significatif. Mais la majorité des compositeurs intéressés par cette tendance n’ont fait appel qu’à certaines caractéristiques de la musique populaire, les combinant à d’autres sources folkloriques ou néoclassiques afin de produire des œuvres de plus grande envergure, des possibilités formelles plus intéressantes et plus de variété.
4Quatre compositeurs aidèrent à établir ces techniques aux premiers stades du mouvement contemporain en Amérique. Roy Harris, Aaron Copland, et Roger Sessions suivirent l’exemple donné par la musique contemporaine européenne dans leur musique. Le quatrième, Charles Ives, vivant retiré du monde, suivit un chemin différent et plus curieux et ce qu’il a accompli n’est pas encore assez connu pour être jugé convenablement.
5Au début de sa carrière, Harris fit une remarque qui a souvent été citée : « Notre sens rythmique est moins symétrique que le sens rythmique européen. Les musiciens européens sont entraînés à penser le rythme en terme du plus grand dénominateur commun, alors que nous sommes nés en ressentant ses plus petites unités. » Bien que ceci soit apparu après que de nombreuses œuvres marquantes de Stravinsky et Bartók aient révélé les possibilités de regroupements irréguliers en petites unités — ce dont parle Harris — il ne fait aucun doute que ce qu’il avait en tête apparaît clairement dans le contexte de sa propre musique et celui du jazz. Stravinsky et Bartok, en dépit de leurs motifs rythmiques irréguliers écrits avec de constants changements de mètre, traitent souvent leurs accents irréguliers comme des déplacements d’accents réguliers en les marquant avec la même force qui était réservée aux syncopes dans la musique plus ancienne. La qualité de ces accents est complètement différente de celle utilisée dans la jazz et dans une partie de la nouvelle musique américaine. Dans le jazz, spécialement celui des années 20 et 30, la ligne mélodique a fréquement une vie rythmique indépendante ; les unités métriques sont groupées en motifs irréguliers (ou réguliers), en motifs mélodiques dont le rythme va à l’encontre de 1, 2, 3, 4 soutenant le rythme de danse. Roy Harris poursuivit cette technique en écrivant de longues mélodies se développant de manière continue, dans lesquelles des groupes de 2, 3, 4 ou 5 unités (tels que des croches) sont reliés afin de produire des accents irréguliers, mais sans la pulsation régulière et sous-jacente du jazz. Quand plusieurs de ces lignes sont jouées ensemble, il résulte d’intéressantes textures de « contrepoint d’accents croisés », qui n’est pas sans rappeler le contrepoint que l’on trouve dans l’école madrigaliste anglaise, bien qu’accentué plus intensément et associé à des types de mélodies très différents. On en trouve un exemple caractéristique dans le dernier mouvement en canon de sa première Sonate pour Piano ([Op 1] 1929).
6Aaron Copland a été franc quant à ses relations avec la musique populaire à la fois dans ses écrits et dans ses compositions. Du jazz des années vingt il tira un principe de polyrythmie dans laquelle la mélodie est accentuée en groupes réguliers de trois noires pendant que la basse joue son 4/4 conventionnel. Dans des œuvres étroitement concernées par le langage jazz, comme son Concerto pour Piano (1926), on trouve cette méthode polyrythmique étendue à des groupes en 5/8, 7/8 et 5/4. Dans de nombreuses sections de ses œuvres, Copland suivit le jazz en faisant entendre la pulsation régulière, mais, comme chez Harris, il y avait des endroits où elle n’était pas exprimée. Dans des œuvres écrites un peu plus tard, telles que Symphonie Ode (1929) et la Short Symphony (1933), il supprima entièrement la pulsation régulière. A l’inverse de Harris, Copland maintient une relation directe au jazz ou à d’autres sortes de musique de danse américaine, spécialement dans ses mouvements rapides. Par exemple, dans El Salon Mexico (1936), il appliqua sa méthode rythmique à des danses populaires mexicaines dans lesquelles une alternance de 6/8 (deux groupes de trois croches) et de 3/4 (trois groupes de deux croches) est caractéristique. De larges portions de cette œuvre sont faites des rythmes irréguliers résultant de l’emploi de ces groupes de deux et trois dans des motifs tels que deux, trois, trois, deux, deux, trois. On peut trouver des motifs similaires dans les parties plus rapides de sa Sonate pour Piano, de son Concerto pour Clarinette et de son Quatuor avec Piano. Son style, beaucoup plus incisif que celui de Harris, possède une variété de qualité d’accent caractéristique de son origine américaine. Mais bien qu’il relève le fait que les exécutants de jazz improvisent souvent avec une grande liberté rythmique, jouant leurs notes un peu avant ou après le temps, Copland n’a jamais incorporé ceci dans sa propre musique.
7Roger Sessions porta la technique des groupements irréguliers à un degré plus extrême — particulièrement dans les textures contrapuntiques — dans le premier mouvement de sa Première Symphonie (1927), qui est un des essais les plus approfondis en contrepoint d’accents croisés jamais tentés. Bien que cette œuvre provienne clairement de l’école européenne néoclassique, ses décalages rythmiques remarquables donnent un son américain, et, pour cette raison, elle exerça (avec la Première Sonate pour Piano de Sessions) une influence considérable sur les compositeurs des années 30.
8Mais cette technique particulière n’est qu’un parmi de nombreux procédés techniques qu’on trouve dans le jazz. Il est par exemple bien connu que, dans l’interprétation actuelle de la notation écrite, une tradition de légères distorsions des durées dans l’intérêt d’une liberté rythmique et expressive s’est transmise d’un exécutant à un autre dans le monde du jazz. C’est une tradition étonnament similaire à celle des « notes inégales »* baroques. Dans les deux cas, des croches égales sont jouées de manière pointée ou comme des triolets de noires et de croches. Mais les exécutants de jazz ne prennent pas seulement des libertés avec la notation, ils improvisent aussi tellement librement que leurs parties possèdent un rubato expressif, ralentissant et accélérant pendant que la section rythmique garde solidement la pulsation. C’est dans ce domaine que Charles Ives travaillait, bien qu’une grande partie de sa musique ait été écrite avant que cette technique ne devienne une pratique habituelle dans les orchestres de jazz. Cependant, celle-là était peut-être déjà présente dans les ragtimes du temps de Ives, tendance observable dans toute tradition de musique de danse de longue durée, que l’on trouve parfois dans les dernières périodes de la valse et dans la musique populaire sud-et centre-américaine.
9Ives alla plus loin que les compositeurs mentionnés plus haut en explorant le domaine des « divisions artificielles » — triolets, quintolets et autres du même genre — afin de produire des combinaisons rythmiques tellement complexes qu’elles semblent défier une exécution adéquate ou même la perceptibilité. Ives partait habituellement d’un point de vue littéraire dans lequel des citations assez littérales d’airs familiers patriotiques, religieux et de danse sont mis en présence d’un commentaire expressif dans un autre tempo, vaguement ou pas du tout apparenté. Par exemple, dans le second mouvement de Three Places in New England, un garçon rêve de deux groupes de soldats marchant à des vitesses différentes, l’un disparaissant lorsque l’autre apparaît ; dans Unanswered Question, la question est posée d’une manière de plus en plus insistante et rapide par les vents, pendant que les cordes jouent un arrière-plan calme et méditatif, impassiblement, sans relation de vitesse ni d’harmonie, et demandant un chef supplémentaire. Cette combinaison de différents plans rythmiques entraîna Ives dans des problèmes complexes de notation, spécialement dans ses œuvres plus tardives écrites entre 1910 et 1920.
10Il utilise principalement trois procédés. Le premier consiste en la superposition de différentes vitesses qui peuvent être exprimées en notation au moyen d’une unité commune, comme dans les exemples suivants tirés du deuxième mouvement de sa Quatrième Symphonie, écrite en 1916 et revue et publiée en 1929.
11Plus loin dans l’œuvre, il montre une grande liberté de rythme. Dans l’Ex. 2, les deuxième, troisième et quatrième lignes sont les rythmes des cuivres et des vents jouant une harmonisation dissonante d’un hymne national, avec l’aide des altos et des violoncelles une ligne avant le bas. La sixième ligne et celle du bas contiennent les rythmes du piano, des cloches et des basses jouant un hymne dans un autre système harmonique dissonant. Les autres lignes sont les rythmes de diverses figurations, celles des quintolets et des septolets appartenant aux cordes.
12Un second type de procédés rythmiques employé par Ives consiste d’une part en des rubatos notés et en un temps strict de l’autre, comme dans Calcium Light (Ex. 3).
13Dans le troisième type de procédé rythmique, on entend simultanément deux niveaux sans rapport entre eux. A la fois dans The Unanswered Question et Central Park in the Dark, un ostinato calme des cordes dirigées par un chef forme l’arrière-plan d’une musique plus rapide et plus forte dirigée par un autre chef et jouée par fragments, permettant à l’arrière-plan doux d’être perçu dans les silences. Des plans musicaux similaires et sans rapport, requérant les services de plusieurs chefs, se rencontrent dans la Quatrième Symphonie et dans d’autres œuvres de Ives plus tardives. Ces divers procédés, tellement nouveaux et parfois d’une efficacité remarquable, furent décrits dans le livre de Henry Cowell, New Musical Resources (New York, 1930), mais se sont peu répandus, car les grandes difficultés d’exécution qu’ils impliquent se sont révélées être une véritable menace pour de nombreux compositeurs intéressés à poursuivre les méthodes de Ives. Une résolution frappante de ce problème a été faite par Conlon Nancarrow, un compositeur qui mesure et perfore patiemment ses compositions sur des rouleaux de Player Piano. N’étant pas concerné par l’exécution, il a composé un nombre d’œuvres intéressantes, dont trois Etudes de Rythme dérivées du langage jazz et employant des polyrythmies inhabituelles. Comme le montre l’ex. 4, la mesure la plus élaborée de son Etude de Rythme Ν° 1 combine quatre plans de rythmes distincts.
14Puisque le Player Piano ne peut accentuer des notes individuelles, la troisième ligne d’accords de cet exemple marque les accents par groupe de sept des notes de la première portée. Les combinaisons polyrythmiques sont les suivantes : première et deuxième portée — trois contre deux, groupé respectivement en figures de sept et trois ; première et cinquième portée — cinq contre deux ; deuxième et quatrième — huit contre trois ; deuxième et cinquième — cinq contre trois ; quatrième et cinquième — cinq contre huit. Le tout produit un son tout à fait original.
15Les œuvres de Ives et Nancarrow sont à peine connues, même en Amérique, mais elles témoignent d’un intérêt constant pour le rythme qui semble être une partie de la scène américaine. Quelques-uns, tels Henry Brant et l’auteur, ont travaillé dans cette direction. Brant a suivi Ives dans l’emploi d’une technique de rythme sans rapport ou « non-coordonnés », comme il l’appelle.
16Il faut cependant dire que seuls quelque scompositeurs américains sont sérieusement concernés par des problèmes rythmiques. En raison de l’influence de Copland, Harris et Sessions, beaucoup semblent posséder un sens rythmique inné qui différe de celui des compositeurs européens. Mais la tentation d’explorer ce domaine a été petite, puisque depuis peu chacun de ces trois compositeurs est devenu plus conservateur à cet égard, et que les exécutions de leurs œuvres rythmiquement difficiles ont été rares.
Notes de fin
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