Avant-propos
p. 7-10
Texte intégral
1« Happy New Ears !* » Cette exclamation en forme de jeu de mot lancée par John Cage représente l’apport le plus fondamental de la musique nord-américaine de l’après-guerre à la pensée musicale européenne. C’est en effet à un complet renouvellement de l’écoute que nous invitent la presque totalité des compositeurs présents dans ce numéro de Contrechamps. Et qui dit perception nouvelle, dit aussi vision nouvelle du monde, puisque il devient alors essentiel que « la musique dépasse le cadre de l’exécution du concert », et qu’« elle propose immédiatement son expérience à tout être habité par le seul désir de vivre, d’apprendre et de se renouveler ».
2Face à cela, le rôle de l’Europe, de la tradition musicale européenne, dans le cheminement historico-musical de la musique nord-américaine au cours de ce siècle est très important. Les années trente et quarante sont capitales : on assiste, en réaction à l’influence des compositeurs européens exilés aux Etats-Unis — Schoenberg, Stravinsky, Bartók, etc. — et de toute la communauté émigrée, à un retour aux sources d’une véritable musique américaine, les compositeurs de l’époque essayant de retrouver leurs propres racines et se tournant vers Ives, Billings ou encore Ruggles. L’attitude chauvine des Européens (« Pourquoi voulez-vous devenir compositeur ? Vous êtes américain. Vous ne pouvez pas vraiment devenir un compositeur important » disait un compositeur viennois enseignant aux Etats-Unis) n’a d’égale que l’amertume actuelle de Milton Babbitt face à cette période (« La notion qu’un Américain ne pourrait jamais être un compositeur vraiment sérieux était ancrée dans l’esprit de ces Européens »). Babbitt pousse même l’attaque plus loin en affirmant que « les européens n’avaient aucune conception de la théorie, aucune théorie analytique à proprement parler ». Fortement marqué par Schenker — lequel semble d’ailleurs avoir eu à ce moment-là une influence plus grande et plus profonde aux Etats-Unis qu’en Europe — il met en évidence l’abîme essentiel qui sépare les conceptions européenne et nord-américaine : les Européens « n’avaient pas la même sorte de connaissance musicale que nous avions acquise et avaient une relation différente à la musique ». Ce n’est donc pas tant le rapport à une tradition différente qui importe dans une possible caractérisation des pensées musicales américaine et européenne que la qualité même de ce rapport face à toute tradition. L’Europe sert de révélateur au développement de l’identité américaine aussi bien sur le terrain que par rebond géographique : Copland n’écrit-il pas, après avoir jugé les Etats-Unis des années trente comme « un environnement [...] qui [...] n’avait jamais considéré l’art ou l’expression artistique comme une manière de vie », qu’ils découvraient tous « l’Amérique en Europe » ?
3A défaut donc d’une longue tradition purement musicale et originale, de nombreux compositeurs américains choisirent une filiation qui, de Ives, les ramena naturellement aux transcendantalistes américains du siècle passé. Cet arrêt obligé par Emerson, Hawthorne et surtout Thoreau est important pour deux raisons. D’une part il confirme Ives dans son rôle de père spirituel de quasi tous les compositeurs américains ultérieurs (on peut même se demander ce qui se serait passé si la musique de Ives avait été connue plus tôt, en Amérique du Nord comme en Europe d’ailleurs...) et d’autre part, il donne un éclairage neuf à l’héritage culturel ainsi retrouvé, dans la mesure où cette tradition philosophique propose elle-même un regard particulier sur la notion de tradition. Il est évident que la question du concept d’avant-garde et de tradition se pose alors différemment : les compositeurs américains faisant figure d’avant-gardistes par tradition et les européens ayant plutôt l’aspect de traditionalistes d’avant-garde.
4Le rapport particulier qu’entretient la musique américaine avec la nature — constante tout à fait caractéristique — provient également de cet arrière-plan traditionnel et philosophique. John Cage, chez qui l’influence d’un écrivain-philosophe comme Thoreau est devenue une sorte de prémisse compositionnelle, l’exprime clairement : « la musique telle que je la conçois est écologique. On pourrait aller plus loin et dire : elle EST écologie ». Cette extension de la notion de musique qui se fond avec la vie, avec la nature, permet une coexistence tout ce qu’il y a de plus pacifique avec, par exemple, les moyens technologiques les plus sophistiqués. De plus, là où une tradition philosophique centrée sur la liberté de l’individu permet aux champignons et à l’ordinateur de faire bon ménage, elle permet aussi de puiser son inspiration où bon lui semble, comme dans Makrokosmos de George Crumb, où l’attitude quasi romantique du compositeur semble refléter « le lien le plus flagrant entre la jeune génération américaine et ses fétiches du XIXe siècle, en lequel elle aime sans doute à contempler l’image d’un passé qui ne lui appartient certes pas mais qu’elle a fini par s’approprier à bon compte, puisque personne en Europe ne semble prêt à reconnaître cette tradition comme digne d’être évoquée dans les hauts-lieux du modernisme ».
5A cette influence transcendantaliste s’ajoute un autre phénomène, d’origine extra-musicale lui aussi et lié au développement de l’individu et à sa liberté intérieure, qui donne à la musique américaine l’allure d’un véritable carrefour philosophique : la découverte par de nombreux compositeurs des philosophies orientales et plus particulièrement du bouddhisme zen. La pratique de ce dernier, ou du moins l’acceptation de certains de ses principes philosophiques, implique en effet une attitude radicalement différente du compositeur par rapport aux sons. Non seulement la liberté des sons et l’écoute du silence sont revendiquées, mais la perception s’en trouve aussi changée, dans la mesure où elle entretient des rapports différents avec le temps, avec la durée. L’écoute extérieure se trouve remplacée par une écoute intérieure, de type méditatif : l’objet de l’écoute devenant l’intérieur même du son. Enfin, de même que les frontières entre la musique et la vie se font de plus en plus imprécises du fait des implications philosophiques en jeu, de même les cloisonnements entre les différents arts se font de plus en plus minces. C’est en cela que « l’idée de “non-intentionnalité” », dont le fondement philosophique vient du zen, « — sous-jacent à l’intermédia — » (c’est-à-dire à l’art se trouvant entre les formes traditionnelles de la musique et les arts plastiques) « signifiait pour Cage que l’ensemble de la tradition musicale européenne de la pensée contrapuntique avait conduit à une domination dictatoriale sur le son » et que celui-ci devait être libéré.
6Cette double influence philosophique, importante car omniprésente lorsqu’on observe le monde musical américain, débouche bien sûr sur des influences purement musicales qui elles aussi se regroupent sous la double étiquette Amérique/Asie. Quoi de plus américain en effet que le jazz, qui est pourtant le résultat de la rencontre de plusieurs cultures venant de différents continents ? Son influence sur la musique américaine (enfin une tradition authentique...) n’a cependant pas été aussi forte qu’on pourrait le croire. Comme le dit Elliott Carter, « le jazz eut de loin plus d’effet à l’étranger que chez nous ». Quant aux influences non-occidentales, beaucoup plus évidentes que celles du jazz, elles se situent plus au niveau de l’organisation des sons qu’à celui du son lui-même. Comme l’écrit Steve Reich, « ce qui seul peut intéresser un compositeur, c’est d’écrire de la musique avec ses propres moyens sonores, donc occidentaux, en tenant compte des principes structurels non-occidentaux ». Cette tendance, qui à vrai dire peut facilement adopter une allure impérialiste, transpose simplement le principe du rapport à une tradition du plan historique et temporel au plan géographique et spatial. Toutefois, quelle que soit la différence de structure de cet axe spatio-temporel, celle-ci garde une constante, une véritable image de marque américaine : qu’elles se tournent vers le passé musical des Etats-Unis ou qu’elles se laissent influencer par des cultures nonoccidentales, les œuvres observées accordent toujours un traitement particulier à la durée. Il est par exemple intéressant de constater que « Reich et Glass, en choisissant le rythme comme principe premier de développement, affirment que la durée, seul paramètre commun du son et du silence, devait être au cœur de la pensée compositionnelle » (alors que l’origine même de la musique reichienne — c’est-à-dire l’idée du processus musical comme fondement de l’œuvre — est une réaction à la musique indéterminée de Cage). Qu’on interroge Elliott Carter (c’est cet « intérêt constant pour le rythme qui semble être une partie de la scène américaine »), Conlon Nancarrow (« le temps est l’élément musical qui me préoccupe depuis toujours »), John Cage (à propos de Satie : « comment peut-on structurer la musique si ce n’est par le biais des relations tonales ? La réponse est qu’il faut la faire en utilisant les durées ») ou encore Morton Feldman (« c’est ainsi que je voudrais maintenir le temps en suspens [...] en effaçant précisément les rapports entre les accords et leur provenance » ; « sur le papier, ça semble être du rythme, mais on ne perçoit que la durée ») la question du temps, de l’organisation de la durée semble être le seul véritable dénominateur commun de l’Amérique musicale, comme si, de toutes les traditions, les compositeurs américains n’avaient retenu en fin de compte que cette « ultime frontière » dont parle Nancarrow.
7Le chemin parcouru depuis les années trente est énorme. Le mouvement qui allait de l’Europe vers les Etats-Unis s’est peu à peu inversé, offrant ainsi au Vieux Monde un bol d’air frais dont il avait intensément besoin. Les musiques minimales et minimalistes ont par exemple été « une expérience libératrice qui donnait la permission de briser les liens encombrants imposés en Europe après la guerre par l’avant-garde darmstadtienne ». Pourtant, l’influence de la musique américaine est paradoxalement d’autant plus forte que celle-ci n’a pas réellement fait école, la plupart des compositeurs ayant su entourer leur œuvre d’une sorte de vitalité individualiste profondément créatrice : « chaque matin quand je me lève, je fais la révolution » (Morton Feldman).
8Avec cette livraison de Contrechamps, nous n’avons pas cherché à offrir un panorama exhaustif de la musique américaine de ce siècle. D’autres sujets, qui mériteraient un large développement à eux seuls, n’ont pas été abordés ici : le jazz, la recherche en informatique musicale, les jeunes compositeurs, certaines individualités marquantes comme Harry Partch... ; en outre, notre prochain numéro sera consacré à l’un des pères spirituels de la musique américaine, Charles Ives, et à quelques-uns de ses contemporains. Nous avons plutôt tenté d’éclairer, à travers les textes présentés ainsi qu’à travers les « collages » — illustrations de notre propre vision de la musique américaine — une situation souvent trop typée, et de montrer comment les rapports entre le Vieux et le Nouveau Monde se sont articulés dans le courant de ce siècle, et s’articulent encore : le jeu des influences alternées devenant source de richesse culturelle.
9Nous remercions tous ceux qui nous ont aidé à la conception et à la réalisation de ce numéro, en particulier Walter Zimmermann, Herbert Henck, Pablo Ortiz, Hélène Dufour, Catherine Frei.
Notes de fin
* Les citations de cet avant-propos sont toutes tirées des textes présents dans ce numéro.
Auteur
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Un siècle de création musicale aux États-Unis
Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990)
Laurent Denave
2012
Huit portraits de compositeurs sous le nazisme
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Écrits musicaux I
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