Entretien avec Massimo Cacciari
p. 147-151
Texte intégral
1Walter Benjamin, dans la seconde Thèse de philosophie de l’histoire, parle d’une « faible force messianique » donnée en dot à chaque génération d’hommes. Des paroles semblables apparaissent, comme des « débris épars » de la mémoire, dans le texte de Prometeo. Mais vous aviez déjà arrêté votre attention sur elles dans certains de vos précédents travaux (on se souvient, par exemple, de l’essai Adolf Loos e il suo Angelo). Et, d’une manière plus générale, il me semble que la référence à Benjamin reste une constante dans tout le cheminement de votre pensée, de votre premier livre, Metropolis (1973), jusqu’au plus récent, L’Angelo necessario (1986). Pourriez-vous me dire comment votre « passion » pour Benjamin est née ?
2M.C. Pour parler de ma première rencontre, avec la pensée de Benjamin, il faut remonter au début des années soixante, c’est-à-dire à la période au cours de laquelle mes premières expériences culturelles sérieuses s’entremêlaient d’expériences politiques. C’est précisément entre les années soixante et soixante-quatre que j’ai commencé à collaborer avec les groupes gravitant autour des Quaderni rossi de Raniero Panzieri, et ensuite à Classe operaia. C’est dans ces années-là que je fis la connaissance de Antonio Negri. Negri joua un rôle décisif dans ma formation : il m’incita à lire une série d’œuvres philosophiques fondamentales, en particulier Kant et Hegel, et il me mit en contact avec des intellectuels comme Alberto Asor Rosa et Mario Tronti. Mais c’est un peu tout seul que j’en vins à la lecture de Walter Benjamin. L’occasion me fut offerte par la parution de l’« historique » recueil d’essais, traduit par Renato Solmi et publié par Einaudi en 1962, qui portait le titre de la revue « non née » de Benjamin, Angelus Novus. Je me souviens qu’avec Cesare de Michelis, nous fûmes littéralement bouleversés par les pages fulgurantes de Benjamin, à tel point que nous prîmes la décision de fonder une revue qui porterait précisément ce titre. « Notre » Angelus Novus, qui commença à paraître en 1964 et auquel collaborèrent, entre autres, Asor Rosa et Paolo Chiarini, entendait très exactement reprendre à plein certains thèmes benjaminiens et la manière de les traiter...
3— Votre prise de contact avec Luigi Nono se situe-t-elle dans ce contexte ?
4M.C. Pas exactement. A cette époque, Nono était un des représentants les plus importants du Parti Communiste Italien, tandis que nous, nous militions dans la gauche extra-parlementaire. Mais nous nous sommes adressés à lui pour discuter de la revue, pour avoir son avis, justement parce qu’il s’agissait d’un intellectuel de grand prestige. A dire vrai, à ce moment-là, Nono fut loin d’être tendre avec les thèses de Benjamin, « freiné » qu’il était sans aucun doute par le poids des catégories du marxisme « orthodoxe », qui ne voyait pas du tout d’un bon œil des auteurs de ce genre. Cependant, nos discussions se poursuivirent et devinrent déjà beaucoup plus fructueuses avec un autre texte fondamental de ma formation, L’Ame et les Formes du jeune Lukàcs. A partir de ce moment, mes rapports avec Nono se firent toujours plus intenses, jusqu’à devenir très étroits aux alentours du début des années soixante-dix, au point que, depuis lors, je ne pourrais plus scinder cette aventure intellectuelle de mon œuvre.
5— Après Angelus Novus, vous fondez en 1968, avec Asor Rosa, Contropiano. En quoi cette seconde revue se différencie-t-elle de la première ?
6M.C. La tentative de Contropiano visait à faire coexister côte à côte une critique des dimensions culturelle, philosophique et politique. Des essais sur le Romantisme, sur l’esthétique hegélienne ou sur la genèse de la pensée négative (où, pour la première fois, j’affrontais avec l’outil critique la pensée de Schopenhauer, Kierkegaard, et Nietzsche, à savoir la grande triade des philosophes que Lukács, dans La destrution de la raison, avait liquidés comme « irrationalistes »), de tels essais donc, devaient « se composer » avec des essais d’analyse politique, portant sur des problèmes de classe, même tout à fait actuels ! Le tout mené avec une attitude scientifique, je dirais presque académique, selon la ligne de ce qu’à cette époque nous appelions « critique de l’idéologie ». Ce fut par l’intermédiaire de Contropiano que je fis la connaissance de Manfredo Tafuri et de tout le milieu de l’Institut d’Histoire de l’Architecture de Venise, où j’ai maintenant une chaire d’esthétique.
7— N’était-il pas à votre avis quelque peu utopique de vouloir concilier des intérêts esthético-philosophiques et une activité politique ?
8M.C. Disons que, pour ma part, j’ai essayé de dépasser tout ce qu’il pouvait y avoir de certainement « ingénu » dans ce rapport entre praxis et théorie par un engagement politique fondé le plus possible sur des compétences spécifiques. Mon adhésion au Parti Communiste, en 1969, alors que nous avions déjà rompu avec Toni Negri, allait exactement dans ce sens, tout comme mon expérience au Parlement en tant que député dans les rangs de ce parti de 1976 à 1983. Du reste, je tiens à souligner qu’au PCI j’ai toujours fait un travail de « fonctionnaire », et non d’intellectuel. Les motifs eux-mêmes qui, en 1983, m’ont amené à m’en éloigner définitivement, sont bien plus d’ordre intellectuel (la grande lenteur dans les processus de révision culturelle du Parti) que d’ordre politique, plus spécifiquement « technique ». Mais il serait trop long de parler de tout cela, et cela nous mènerait loin...
9— Revenons alors à votre itinéraire philosophique. En 1976, vous publiez Krisis, un livre dans lequel vous en finissez définitivement, il me semble, avec une « phase » de votre pensée (je me réfère à la première partie du volume où Marx et Lénine sont discutés à travers les analyses de Böhm-Bawerk et Mach) et en même temps, vous en inaugurez une nouvelle, qui gravite autour de la pensée de Nietzsche et de Wittgenstein, autour de la grande culture viennoise du début du siècle. A votre avis, y a-t-il bien cette « duplicité » dans votre livre ?
10M.C. Oui, certainement ; même si ce qui faisait de Krisis un livre relativement singulier à ce moment-là, c’était justement l’affirmation du caractère effectif de la pensée négative, de son rôle positif aussi bien dans la crise du système économique classique que dans la crise de la pensée dialectique. La crise était donc interprétée comme partie intégrante de la « tradition » de la pensée négative, et néanmoins, comme moment productif en vue de la recherche concrète de nouveaux fondements, avec des éléments forts, à caractère fonctionnel et constructif. Tout cela, naturellement, se différenciait nettement, aussi bien des critiques de la pensée négative comme pensée « régressive » – critique élaborée sur la base de vieilles catégories philosophiques de tendance lukácsienne tardive – que des plates interprétations historicistes de cette période, du genre « joyeuse apocalypse viennoise ». Krisis se voulait précisément l’élimination drastique de cette image de Vienne et davantage encore, la mise en critique de toute idée de « décadence ». La lecture de Mahler et de Hofmannsthal – pour ne citer qu’eux – allait exactement dans cette direction ; et plus généralement, le retour sur les traces de cette Vienne entre fin de siècle et finis Austriæ, était tout entier orienté vers la redécouverte de la problématique nietzschéenne, au moment de sa généralisation maximale et tout ensemble de sa crise ; au moment de sa plus grande maturité, de sa plus grande expansion et tout ensemble, de sa plus grande tension vers de « nouveaux ordres ».
11C’est pourquoi, à l’analyse du rapport Nietzsche-Wittgenstein répondait un entrelacs serré de renvois littéraires et musicaux : Hofmannsthal, George, Trakl, Rilke, qu’on faisait « réagir » avec Wagner, Mahler, Schoenberg et Webern. Ma « découverte » de ces derniers, du reste, je la dois justement à une série d’auditions décisives, effectuées sous l’égide de Luigi Nono, auquel, à mon tour, je fis lire « mes » auteurs viennois et allemands, qu’il ne connaissait pas encore.
12— Votre ouverture sur les perspectives viennoises du début du siècle ne s’arrête pas cependant avec Krìsis, mais se prolonge jusque dans les années quatre-vingt, avec au moins deux autres essais fondamentaux : Dallo Steinhof (1980), et l’ouvrage déjà cité, Adolf Loos e suo Angelo (1980). Com ment la perspective évolue-t-elle ici ?
13M.C. Dans ce dernier essai – un travail qui me tient très à cœur – comme dans Dallo Steinhof, je dirais que la perspective, l’approche du problème, change radicalement. En effet, si, jusqu’à Krisis, mon investigation philosophique se mouvait dans les limites d’une critique négative (et il en allait d’ailleurs aussi de même pour la critique de la catégorie du Politique, que j’avais menée dans deux autres de mes livres ultérieurs, l’un portant sur la philosophie du droit chez Hegel (1978), l’autre sur Walter Rathenau e il suo ambiente (1979)), depuis Dallo Steinhof, elle se tourne au contraire vers une approche positive : non pas à titre de « nouvelle » synthèse, de recherche d’une vérité à communiquer, mais plutôt comme tentative de montrer l’absence, le silence qui émane des « hommes posthumes » de la culture viennoise ; la présence de l’« Autre » dans l’architecture de Loos comme dans la musique de Schoenberg, l’indicible chez Trakl comme chez Schiele, les « tonalités suspendues » de Walser comme d’Altenberg. L’image de la modernité qui en dérive se révèle bien plus pénétrante, me semble-t-il, que celle renvoyée par de réductrices approches disciplinaires, image dans les limites de laquelle l’historiographie architectonico-artistico-littéraire a toujours confiné ces auteurs.
14— Le début des années quatre-vingt coïncide également avec le début de votre collaboration « productive » avec Nono.
15M.C. Oui. Comme je l’ai dit, il s’était désormais établi entre Nono et moi, depuis bon nombre d’années, une relation très étroite, basée sur un échange réciproque de lectures et sur des discussions quotidiennes. Du reste, dès l’époque de Al gran sole carico d’amore (1975), Luigi avait surmonté sa défiance à l’égard de « certains » auteurs étrangers à la culture marxiste traditionnelle, et même, il avait, à travers, eux, mis en crise son œuvre, l’interrogeant, la « questionnant », avec ce mélange de cruauté et de bienveillance dont lui seul a le secret. Cependant, les ultimes barrières ne cédèrent définitivement qu’avec la lecture, enfin dégagée de tout malentendu, de Nietzsche. A partir de ce moment, notre activité quotidienne de lecture, de commentaire et d’écoute se fit très intense, gravitant dès 1976 autour de l’idée, aussi fascinante qu’obsessionnelle, même pour moi, de Prométhée. Il en sortit d’abord un texte, Das atmende Klarsein, dont le titre est inspiré d’un vers de Rilke (véritable « étoile fixe » de notre amitié). Puis ce fut successivement Io, frammento dal Prometeo qui a été partiellement repris dans Prometeo, Diario Polacco 2°, pour lequel j’ai utilisé les textes de certains écrivains d’Europe de l’Est (entre autres Blok, Pasternak, Milosz), Guai ai gelidi mostri (« l’Etat », écrit Nietzsche, « est un monstre gelé »), et pour finir Prometeo, dont l’« Umfassung » date de 1984.
16— Prometeo, « tragédie de l’écoute ». Cette nécessité de l’écoute, de « penser l’écoute » selon vos termes, est un problème qu’on voit affleurer dans vos derniers livres également (je pense notamment à Icone della Legge de 1985). Peut-on en quelque façon faire remonter l’apparition de ce thème à votre expérience avec Nono ?
17M.C. Certainement. L’influence à la fois esthétique et philosophique de l’œuvre de Nono a été profonde durant ces dernières années, et pas seulement relativement aux thèmes de l’écoute. Le rapport parole/silence, le problème de l’image, de l’icône, de ses antinomies, sont tous des thèmes qui reviennent avec insistance dans Icone della Legge, mais aussi dans L’Angelo necessario, où ils se côtoient, et s’entrelacent à des thèmes purement théologiques, intérêts qui se sont développés précisément à l’intérieur de ce rapport.
18On peut dire qu’au centre de ces deux derniers travaux se tient justement la question, philosophique par excellence, de la représentation – de la représentation comme imagination, comme capacité et force de trouver des images, les « invenire » serait le mot, – cette capacité dont Kant sentait qu’elle était comme un insondable mystère à la base de la simple perception. Mais ce n’est pas tant la voie « descendante » – de la capacité d’imaginer à la représentation – qui m’inquiète. La « voie descendante » est celle qu’emprunte et réemprunte la culture contemporaine, même si c’est bien souvent dans la plus totale « inconscience » des problèmes impliqués : c’est-à-dire la voie qui affirme le caractère « fictif » de chaque « perceptum » apparent et élémentaire (il s’agit, en d’autres termes, du « nulla res sine interpretatione », dont on nous rebat les oreilles jusqu’à la nausée, et particulièrement en France justement). Ce qui m’intéresse vraiment, c’est le destin d’un tel perceptum-fictum, ce qu’on réserve à un tel « symbole ». Soit : qu’en est-il de ce « symbole » dans la poiesis ? Ou mieux : que fait la poiesis, dans ses formes diverses, d’un tel « symbole » ? Est-elle nécessairement contrainte de le reproduire, de le multiplier, de le transformer ? Ou peut-elle même l’effacer ? Y a-t-il une création poïétique susceptible d’être définie comme de-creatio ? Ou bien la volonté-à-la-vie, pour paraphraser Schopenhauer, reste-t-elle l’incoercible sujet de toute imagination et de toute représentation ? Ces questions affleurent avec tant d’autres – dans Icone ; elles commencent à devenir véritablement centrales dans l’Angelo. Nous espérons parvenir, enfin, à les poser comme il convient dans les prochains essais. Mais, je le redis, je ne crois pas qu’on puisse seulement s’en faire une mince idée, si on n’a pas écouté et réécouté des morceaux comme Das atmende Klarsein, ou le quatuor à cordes Fragmente-Stille, An Diotima (Hölderlin est peut-être, avant Nietzsche et Benjamin, et davantage encore qu’eux, l’auteur de Prometeo !), ou le silence parfait des derniers Lieder.
Bibliographie
Notice bio-bibliographique
Massimo Cacciari est né à Venise en 1944. Il a été codirecteur de certaines des plus importantes et influentes revues culturelles et philosophiques italiennes des vingt dernières années, de Angelus Novus à Contropiano, de Laboratorio politico à Il Centauro. S’étant consacré à l’édition italienne d’œuvres de Lukàcs, Hofmannsthal, Loos et d’autres, ayant écrit par ailleurs de très nombreux essais, il a été l’un des protagonistes du débat, décisif pour la culture italienne d’aujourd’hui, sur la « crise » de l’Europe centrale du début du siècle et sur des auteurs comme Nietzsche et Wittgenstein. Dans ses œuvres, les questions spécifiquement philosophiques et théoriques s’entrecroisent avec celles d’ordre esthétique et critique, mais aussi politologique ; rappelons entre autres : Metropolis, Rome 1983 ; Oikos. Loos e Wittgenstein, Rome 1975 ; Krisis. Saggio sulla crisi del pensiero negativo da Nietzsche a Wittgenstein, Milan 1976 ; Dallo Steinhof. Prospettive viennesi dell’inizio del secolo, Milan 1980 ; Icone della Legge, Milan 1985 ; L’Angelo necessario, Milan 1986 ; Zeit ohne Kronos, Klagenfurt 1986. Certains de ces ouvrages seront publiés en 1988 aux Editions Christian Bourgois, Paris.
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