Prometeo-Conversation entre Luigi Nono et Massimo Cacciari*
p. 131-146
Texte intégral
1Cacciari. Écoute-Silence-Possible... Sans vouloir réduire à une formule diachronique ton travail des dix dernières années, il me semble, mon cher Gigi, que ces trois mots pourraient permettre de cerner cette constellation problématique où se joue le sens même de la recherche actuelle. Par ailleurs, les thèmes généraux dans lesquels s’inscrit aussi notre collaboration pour le Prometeo touchent au rapport musique-texte, musique-espace...
2Tout d’abord, j’ai l’impression que tes efforts visent récemment à susciter une sorte d’epoché, de suspension du jugement, et ce précisément vis-à-vis de l’élément qui semble le moins questionnable de l’expérience musicale, à savoir la position de l’écoute.
3Cet epoché suggère que ce qui semble appartenir a priori au langage musical (la dimension de l’écoute) est en réalité à redécouvrir de A à Z. On dirait en quelque sorte que tu soulignes l’urgence d’un retour à l’écoute.
4On pourrait alors se poser la question suivante : qu’est-ce qui a donc usé l’écoute à l’intérieur de sa propre dimension, qui est musicale ? Comment pourrait-on repenser l’écoute – c’est cela : non pas « savoir », mais penser l’écoute – hors d’une tradition qui en a comporté l’usure ?
5Nono. Pour moi, compte avant tout la différence entre la pensée et la praxis qui disent « écoute ! » et la pensée et la praxis qui disent « crois ! »...
6Cacciari. Tu veux dire que, plutôt que de continuer à se développer dans une véritable pensée de l’écoute, le langage musical aurait commencé, à un certain moment de son histoire, à en appeler à une sorte de « foi » dans l’écoute ?
7Nono. Absolument ! Une foi religieuse, ou aussi bien laïque, naturaliste, déterministe ou mécaniste, ou, dans le pire des cas, narrative... quoi qu’il en soit, bien loin de toute phénoménologie acoustique. Face à cette sollicitation, l’exigence à l’écoute dans le sens de ce possible qui se définit par son caractère in-fini, non-mené-à-terme, s’évanouissait. L’écoute de ce possible est l’écoute dans laquelle il n’est pas de différence entre partie interne et partie externe... Réciproquement, il y a cette écoute apparente, dans laquelle l’intérieur est « senti » comme réflexion de l’extérieur, ou encore comme cette spécificité intime qui diffère de l’extérieur. C’est un peu comme si tu regardais à travers ces fenêtres et voyais des arbres, et croyais des arbres et des mouvements dans les branches... mais n’écoutais pas...
8Bertaggia. Dans une telle expérience « inauthentique » de l’écoute, il ne s’agirait dons pas à proprement parler d’une pure analogie avec le voir. Selon toi, le voir se ferait en quelque sorte l’intermédiaire et le garant de la véracité du résultat de la perception auditive. Consubstantiellement à la perception et à l’écoute, apparaîtrait donc immédiatement l’image...
9Nono. Oui, mais ce qui est « écouté » de telle façon n’est en réalité que « cru »... Tu ne perçois pas : tu crois, et transformes immédiatement l’objet de ton expérience : tu transposes ce que tu as perçu dans un autre mode, de telle façon que cela devient autre chose... drame liturgique, histoire, récit ou fantaisie naturaliste...
10Cacciari. L’écoute se serait donc usée, consumée peu à peu, à partir du moment où l’on ne s’est plus situé dans une dimension de merveilleux vis-à-vis du son, mais où l’on a commencé à écouter des images, dans une vision véristico-naturaliste ou dans le cadre d’un discours idéologique...
11Nono... ou littéraire...
12Cacciari. Par opposition, la pensée qui dit « écoute ! » inviterait à ne plus traduire le son dans une tentative de répondre à la question « qu’est-ce que le son ? », autrement dit à ne plus se placer – pour reprendre la formule de Rosenzweig – du point de vue de la « Was ist ? Frage », de l’exigence de déchiffrement qui guide aujourd’hui encore la critique et la recherche musicologique, qui opèrent toujours une aliénation fondamentale du son, en donnant de lui une métaphore imagée, c’est-à-dire en expliquant le son précisément par tout ce qu’il n’est pas !
13Nono. Absolument ! Et si nous considérons qu’il s’agit d’images au sens propre et au sens fort du terme, à savoir d’images-idées, générales-génériques, il est plus facile dès lors de localiser dans l’histoire de la musique la genèse de ce processus d’effacement de la dimension originelle de l’écoute. Elle se situe vraisemblablement au XVIIIe, dans le retour qui s’effectue sous l’impulsion de Rameau à la classification classico-platonicienne des modes grecs – basée sur l’identification de sentiments descriptibles-, et dont son Traité de l’Harmonie est l’aboutissement : ainsi la définition, par exemple, de l’accord majeur et mineur, à travers « L’Héroïque, le Furieux, le Faible, le Plaintif », etc. qui confine à la bureaucratisation soviétique : la tonalité majeure est positive, la mineure, négative... C’est le manichéisme de l’idéologie... C’est aussi l’écueil du théâtre d’opéra italien ou « à l’italienne », qui produisit une totale neutralisation de l’espace... alors que, pour moi, la relation qui unit les sons et les espaces est fondamentale : comment le son se combine avec d’autres sons dans l’espace, comment ils se re-composent en lui... En d’autres termes : comment le son lit l’espace, et comment l’espace découvre, révèle le son.
14Cacciari. Voilà, c’est cela... l’espace... Pour citer Foucault, nous pourrions dire qu’à un moment donné surgissent des « hétérotopies » appliquées à l’écoute musicale. Parallèlement aux cimetières, aux asiles, aux prisons, s’édifient les théâtres et les salles de concert. Il me semble qu’il existe une analogie très étroite entre ce que nous disions de l’unification des sons à travers la « Was ist ? Frage » et cette unification de l’espace de l’exécution-écoute musicales.
15La concentration et l’homogénéisation de l’espace, la disparition de la multi-spatialité possible du fait musical, sont étroitement liées à la réduction flagrante de la polyvocité, multivocité possible des « sens » d’écoute : à l’intérieur de cette contrainte enchevêtrée, écoute et espace de l’écoute sont conçus, appréhendés ensemble. Tout cela, durant ce que l’on pourrait peut-être appeler « l’époque bourgeoise » de l’écoute...
16Nono. L’unification de l’écoute spatiale et musicale est le résultat de l’utilisation unidirectionnelle, unidimensionnelle de la géométrie, aggravée dans le cas particulier par les possibilités de réverbération. Avec la concentration de l’expérience musicale dans les théâtres et les salles de concert, ce qui disparaît irrémédiablement est la spatialité propre à des lieux où s’entremêlent dans un continuel bouleversement des géométries innombrables... Que l’on songe seulement à la basilique Saint-Marc ou à Notre-Dame de Paris...
17L’infinie différence architecturale de ces « temples » !... Et pourtant, il faut rappeler que, dans presque tous, les chœurs, les maîtrises, les orgues, étaient disposés à mi-hauteur : la musique était exécutée dans la verticalité, elle se produisait à différentes hauteurs, « répondant » à des géométries différentes, qui apparemment bouleversaient la composition. Mais en réalité, la composition était pensée, construite précisément pour et avec ces géométries. Songeons, par exemple, à la technique de composition de Giovanni Gabrieli : l’écriture est totalement différente selon qu’une pièce est destinée à cinq chœurs ou à un chœur à quatre voix...
18L’unité de l’espace géométrisé se développait, dans ces lieux, selon les lignes génératrices de géométries polyvalentes... dans la basilique de Saint-Marc, tu avances, tu chemines et découvres des espaces toujours nouveaux, mais tu les sens, plutôt que tu ne les lis, tu les écoutes, même s’il n’y a pas de musique...
19Bertaggia. Ces lieux offraient donc à l’auditeur la possibilité de modifier (ou recueillir) par ses déplacements le système des écoutes possibles, illimitées ? L’auditeur devenait – si je comprends bien – lui-même protagoniste non seulement de l’exécution, mais aussi du travail de composition...
20Nono. Absolument ! alors que lorsque c’est la géométrie unifiée des salles de concert ou des théâtres qui sévit, la disposition est réduite au face à face...
21Cacciari. Le son s’en trouve ainsi irrémédiablement visualisé... en lieu et place de l’écoute, c’est la vision, l’image qui sont privilégiées...
22Nono. C’est en suivant cette voie qu’on en arrive à l’actuel culte des vedettes : l’auditeur doit avoir la possibilité de voir non seulement le chanteur, mais surtout, le chef d’orchestre ! Le cas de la Philharmonie de Berlin est à cet égard édifiant, avec sa séparation des espaces élaborée par Scharoun... qui en proposait l’altérité continue. Non seulement on n’a pas tenu compte du potentiel offert par cette solution, mais du fait du caractère monolithique de l’orchestre et de Karajan, les divers espaces non centralisés proposés par Scharoun restent inexploités et ramènent le public à la « célébration » du chef comme centre unique de l’attention, au point que la plupart des auditeurs se placent derrière l’orchestre.
23Cacciari. Ainsi, même une analyse, disons, sociologico-architecturale de la question, semble devoir confirmer cette tendance à la traduction du son en images. L’espace apparaît, en effet, totalement organisé aux fins de détourner l’écoute, révélant à l’évidence comment notre civilisation représente le point culminant d’une évolution qui proclame et instaure la prépondérance de la vision sur l’écoute. Il s’agit d’une civilisation placée sous le signe de l’ideîn, du savoir envisagé comme ideîn... Face à cette domination, chaque fois que la musique s’est présentée comme un véritable problème de l’écoute, elle a été regardée comme skándalon, comme un obstacle et élément perturbateur de cette civilisation fondée sur le theoreîn...
24Bertaggia. Et pour toi, Luigi, dans ton évolution, est-ce que cette référence à la dimension d’une écoute originelle est vécue comme un fait nouveau, comme un retournement, une rupture d’avec tes expériences précédentes ?
25Nono. En partie en tout cas, assurément. C’est un approfondissement rendu possible par des technologies, des découvertes récentes, même si certaines de mes œuvres antérieures, très éloignées de mes préoccupations actuelles, auraient de toute façon besoin d’être délivrées des nombreux malentendus nés d’une lecture visuelle, littéraire, idéologique, naturaliste, et réenvisagées à la lumière d’une analyse musicale acoustique et aussi spatiale : d’Intolleranza 1960, avec son emploi varié de tout l’espace, tant scénique (lanterne magique) qu’acoustique (4 sources sonores dans la salle), à Al gran sole, de 1975.
26Cacciari. Donc, il est clair que c’est à la charnière du XVIIe et du XVIIIe que s’opèrent cette redéfinition de l’espace, par quoi la musique se fera désormais sur un plan horizontal, et cette reconversion spectaculaire aux lois de la vision – de l’ideîn dans lequel – comme nous le disions – se résume essentiellement la « Was ist ? Frage ». Ainsi, l’espace physique géométriquement unifié favorise la compréhension eidétique du son, de l’espace musical proprement dit : autrement dit, il permet la « saisie », le Begriff du son en tant qu’image. Il s’agit là de l’accomplissement d’une vieille obsession originelle de notre civilisation : civilisation haptique, comme dirait Kayser, en ce sens que, pour appréhender, elle a besoin de voir l’objet sous sa projection tridimensionnelle... En totale opposition avec ce Begriff, Nietzsche se présente alors indubitablement comme le précurseur de cette conscience critique...
27Bertaggia. Et pourtant, nous ne pouvons pas nier qu’il se place lui aussi à l’intérieur de ce système... tout au moins dans sa Naissance de la Tragédie, où il opère indiscutablement un travail de métaphorisation.….
28Cacciari. Sans doute, mais pas de type platonicien ou plus exactement, dans un néoplatonisme tout à fait particulier... La critique de Nietzsche à Wagner ne s’adresse assurément pas à telle ou telle « figure » mythico-idéologique, mais constitue une condamnation du figurativisme même, une violente attaque contre les constantes « métaphorisations » wagnériennes du son.
29Nono. Bien que le Tristan échappe à ce travers...
30Bertaggia. Par ailleurs, on peut souligner que toute la liturgie catholique romaine médiévale, de même que le noyau de l’expérience mystique occidentale, participent totalement de cet univers de la Vision, même s’il ne s’agit pas évidemment d’éléments naturalistico-sensibles...
31Cacciari. Absolument... Par ailleurs, il faut noter que le cheminement du mysticisme oriental, mais aussi et je dirais même principalement, de toute la tradition hébraïque, est totalement antagonique à cet égard de la tradition religieuse occidentale. Schœnberg le savait bien !... A la logique eidétique, haptique, aux dieux de l’Occident, qui se montrent, ou au Dieu de la révélation incarnée, s’oppose, scandaleusement, le « Ecoute-moi, Israël ! »...
32L’insistance récente de beaucoup d’entre nous pour que soit reconsidérée cette tradition signale – consciemment ou non – la volonté de prendre en charge ce scandale, d’affronter une différence aussi radicale... L’espace de cette écoute est le n’importe où d’une perpétuelle errance...
33Bertaccia. Tout le contraire assurément du n’importe où propre à cette indifférence sur laquelle se fonde le mythe moderne de la reproductibilité absolue...
34Nono. Oui, mais ce n’est pas seulement l’universelle homogénéité sérielle des théâtres ou des salles qui est en cause ; bien plus grave encore est le fait d’exécuter de la même façon de la musique à Saint-Marc ou à Notre-Dame... La basilique de Sant’Andrea de Leon Battista Alberti à Mantoue, ou le Musikverein de Vienne, sont considérés comme des entrepôts interchangeables où l’on peut placer indifféremment, ou de manière équivalente, exécutants et auditeurs, sons et écoutes...
35C’est là aussi que se situe la limite de la didactique actuelle : la non-considération, la complète neutralisation du problème de l’espace... Les Gabrieli ne sont ni étudiés ni même connus en Italie (je ne connais que des analyses anglaises ou allemandes, ou encore américaines...). Et je dis Gabrieli, pour ne pas parler de Willaert ! Mais il suffit même de songer aux Motets pour deux chœurs de Bach : on les joue, bien sûr, mais d’une façon totalement artificielle, sans tenir compte du fait qu’ils ont été conçus spécifiquement pour la Thomaskirche de Leipzig, et que leur écriture avait une relation directe avec les voûtes, les coupoles, avec toutes les particularités architecturales du bâtiment... Aujourd’hui, dans les salles de concert, ils sonnent tout autrement !!
36Bertaggia. Un processus de complète sécularisation, en quelque sorte...
37Nono. A l’intérieur d’une pratique « européenne » toujours plus nivelée on s’est acheminé vers un maximum de simplification et d’équivalence... vers une concession totale...
38Cacciari. C’est la réalisation de l’espace comme forme pure, a priori...
39Bertaggia. A côté de l’espace, n’existe-t-il pas dans la musique contemporaine une autre problématique déterminante et significative – celle du rapport son-couleur ?
40Nono. C’est certain ! Scriabine, Schœnberg et Kandinsky utilisent la couleur d’une manière qui n’est nullement symbolique, comme on l’a souvent prétendu... Moi-même, je m’efforce d’écouter les couleurs comme j’écoute les ciels ou les pierres de Venise : comme des rapports d’ondulations, de vibrations... dégagés de tout lien symbolique.
41Pour le Prométhée aussi, nous nous sommes amusés avec Massimo à étudier les diverses théories de la couleur de Goethe à Runge ou Itten, et nous avons joué à trouver des couleurs... souvent de manière inexplicable. C’est une approche totalement différente de la musicologie « symboliste » de Marius Schneider : pour lui, « les pierres chantent » uniquement dans la mesure où elles contiennent les signes, en tant que symboles du son, ou même d’un texte musical cohérent. Nous en sommes toujours à la vision et au déchiffrement...
42Cacciari. Pour Prométhée, effectivement, nous avons tenté d’écouter la couleur en même temps que le son, de ne pas l’introduire pardessus ou en deçà du son comme support symbolique ou illustratif-explicatif extrinsèque. Bien entendu, c’est quelque chose d’extrêmement difficile ! Personnellement, je doute fort qu’il en ait été ainsi déjà chez Scriabine... ou alors peut-être dans quelques passages du « Blaue Reiter »... plutôt chez Kandinsky et chez le Schœnberg le plus proche de Kandinsky...
43Tous ces avertissements, cette obsession pour la couleur... On trouve assurément encore l’élément symbolique, mais aussi, comme le dit Luigi, une utilisation sonore de la couleur. C’est ici la couleur qui, libérée de son support géométrico-perspectif, offre aussi la possibilité d’une géométrie multiple. Les Vénitiens, d’ailleurs, employaient précisément la couleur pour briser la perspective à foyer fixe. Lorsque Cézanne ou Van Gogh, mais surtout Cézanne, redécouvrent les Vénitiens, n’est-ce pas justement dans cette optique ? Il ne s’agit pas seulement de rompre avec la perspective sous sa forme la plus canonique, mais aussi de nier la possibilité de répéter un espace unique et « sérialisable », totalement reproduisible : l’effort, pour prendre un exemple, des Impressionnistes jusqu’à l’obsession de Seurat, qui rend maniaque, tragico-héroïque, ce projet visant à produire une peinture parfaitement reproduisible. Savoir quoi faire dans n’importe quelle situation, au-delà de toute chance ou hasard : tel est le but de Seurat, qui prétend ainsi « comprendre » les Vénitiens, chez qui la couleur est au contraire envisagée comme possibilité d’une multisonorité de l’espace, ou comme impossibilité de rapports hiérarchiques, d’ordres pyramidaux. C’est ici que se trouve véritablement la synonymie entre problème de l’écoute et problème de la couleur.
44Nono. Je me suis moi aussi amusé à écouter et « numéroter » les différentes sonorités du Lavement des pieds du Tintoret. Il s’agit justement d’un espace à épisodes, à îlots... cette couleur permet l’exitus de toute géométrie de type euclidien...
45Cacciari. C’est un espace non plus géométrique mais, pour paraphraser Mondrian, un espace musical-mathématique. Schneider, Kayser, les tenants des diverses tendances « néo-pythagoriennes », se sont au contraire presque toujours limités à considérer les éléments « géométriques » du pythagorisme, s’appuyant sur le fameux « Le Dieu toujours géométrise », qui n’est peut-être rien d’autre qu’une mauvaise « traduction » de Platon !
46En revanche, c’est justement avec la revalorisation du rythmes mathématique et à travers l’effort d’imagination purement mathématique qu’intervient – du point de vue historique même, au cours du XVIIIe – la rupture de l’unicité de la géométrie euclidienne.
47Nono. Cela, c’est Webern étudiant la nature dans ses aspects microcosmiques : la forme, le mouvement d’une feuille... Ecouter les rapports, les rythmes mathématiques ! On ressent à nouveau l’urgence d’une profonde... numérologie, presque, du son, l’exigence de cette ars combinatoria par laquelle les grands auteurs de traités du XVe définissent le contrepoint d’or, d’argent ou de plomb... : la capacité de l’invention dans la complexité... complexité de rapports numériques, en soi et pour l’écoute. On trouve par exemple chez Zarlino ou Vicentino une telle unité ou corrélation entre la numérologie musicale et une perception acoustique du phénomène musical totalement exemple de moments suggestifs, sentimentaux, figuratifs, etc.
48Vicentino s’emploie à défendre la musique chromatique, bannie à son époque du répertoire sacré parce que considérée comme distrayante, en tant que musique de sentiments, musique « douloureuse et funeste » (songeons à Gesualdo da Venosa). Il démontre, dans L’antica musica ridotta alla moderna prattica (1555), comment le chromatisme et les quarts de tons se prêtent au contraire à n’importe quel type de musique : sacrée, gaie, grave, triste, de danse, de divertissement, etc.
49Le problème se déplace, donc, des modes en général aux combinaisons et aux rapports déterminés qui s’instaurent entre des éléments égaux, non plus envisagés et interprétés dans leur simple signifié, mais dans leur complexité relationnelle.
50Cacciari. L’accent est totalement déplacé sur les signes-sons plutôt que sur ce que les sons « signifient »...
51A ton avis, donc, le retour en force de la musique du XVe peut être interprété comme la réconciliation avec une tradition effectivement autre si on la rapproche de la suivante, signifiante ?
52Nono. Je n’en ferais pas une affirmation de portée générale. Mais pour certains au moins, il s’agissait indubitablement de découvrir ou de proposer d’autres racines ouvrant des possibilités nouvelles, par exemple vis-à-vis du mélodrame italien. C’était la recherche d’autres possibilités d’écoute, assorties toutefois de lectures erronées. Gian Francesco Malipiero, par exemple, a eu le mérite d’insister sur l’importance de l’écoute de la musique du XVe et de l’étude des auteurs de traités. En revanche, il n’a pas su proposer en même temps une approche nouvelle de l’écoute musicale : il s’est employé uniquement à obvier aux « limites » d’un système donné d’ordonnance des sons, celui de la musique tonale ou chromatique, en suggérant précisément un retour au système de l’époque, le système modal. Mais il s’agissait toujours d’un ordre : à un ordre, il en substituait un autre, mais il n’offrait aucune lecture, aucune écoute nouvelle. Il est vrai aussi que Malipiero s’est confronté au théâtre avec certaines intuitions remarquables ; sur un mode anti-mélodramatique, certes, mais influencé par certains moments du théâtre instantané futuriste. Quoi qu’il en soit, il s’agissait encore de théâtre, de récit, de magie, de fantaisie, d’idéalisme, de réalisme, ou bien de naturalisme ? – mais en tous les cas, d’un emploi du son où ce dernier signifiait ou soulignait quelque chose d’extérieur à lui.
53Autre exemple : l’attaque d’Artusi contre la seconde Pratica de Monteverdi. Ce n’est pas la signification du texte qui a déclenché la polémique, mais le fait que Monteverdi utilise pour la première fois des intervalles « inhabituels » et extrêmement dissonants, perturbants au regard de l’écoute usuelle. C’est à cette perturbation que réagit le critique... à quelque chose de nouveau, qui dérange une certaine routine de l’écoute. Néanmoins, il continue de soutenir que ces intervalles constituent des erreurs vis-à-vis de la pratique musicale et du sens qu’aurait dû avoir le texte de Monteverdi. Le Concile de Trente était alors omnipotent, avec ses canons sur la musique sacrée et la musique profane, sur ce qui était permis en composition et ce qui était défendu. A l’origine, donc, il y a certaine ment un problème de la perception, mais il est immédiatement réduit aux codes de compréhension hérités du platonisme et défendus par Rameau, ainsi qu’à l’exigence « puriste » de l’Eglise catholique.
54Cacciari. Donc, une écoute conditionnée, qui se résout dans la « croyance », se réduit à une écoute visualisée de métaphore, constituant une forme de recherche limitée qui entrave les possibilités mêmes de la perception et partant, d’une véritable écoute...
55Nono. C’est cela...
56Cacciari. En donnant un sens à l’écoute, on la prive de tout autre possible.
57Nono. Pense aux cas de Wagner et Berlioz, qui interprètent un mouvement, le 2e de la Septième de Beethoven, l’un comme une marche funèbre, l’autre comme une danse... dans un cas comme dans l’autre, on se trouve en face d’une pensée illustrative, d’une lecture visuelle...
58Eh bien, c’est précisément la réflexion sur le rapport couleur-son, comme nous le disions il y a un instant, qui a réinstauré, ou tout au moins contribué à réinstaurer tous ces rapports numériques que la géométrisation tridimensionnelle annule totalement.
59Cacciari. C’est évident : lorsque le problème de l’écoute ne peut pas être réduit à la solution figurative de l’image, lorsque le problème de la couleur n’est plus réductible au « symbolisme des couleurs », lorsque se pose la nécessité de faire réagir ensemble les deux dimensions, alors il faut un espace différent de l’espace tridimensionnel.
60Même sur le plan théorique plus général, c’est bien là le problème auquel étaient confrontées les avant-gardes – pour autant que l’on sache en faire l’analyse en dehors de tout schéma... avant-gardiste.
61Nono. L’impulsion théorique vers le dépassement de la troisième dimension dans le Tertium Organum d’Oupensky... tout Malevitch au-delà de tout mysticisme... une mathématique capable de « voir » de nouveaux espaces et dimensions, qui ne soit pas pure formalisation, qui ne soit pas étroitement conventionnelle...
62Cacciari. ...non hilbertienne ! plutôt Brouwer ou Weyl... toute cette tendance à l’intérieur de laquelle la mathématique est redécouverte comme ars combinatoria, imaginario, capacité d’imaginer de nouveaux rapports sans les voir, mettant ainsi fin à la médiation de l’ideîn, allant au-delà du visible en tant que tel, ou plutôt... le voyant absent !
63Nono. C’est vrai... d’ailleurs, j’aime à dire, et cela en déroute tellement : « écouter ce qui ne se peut écouter ! »... D’autre part, il n’y a pas que cette réflexion sur la mathématique à bouleverser les méthodologies actuelles de composition... il faut les mettre en regard aussi des théories de la physique... comme aux XIVe et XVe siècles, lorsque les musiciens étudiaient l’astronomie, la mathématique, la rhétorique, l’arithmétique, la physique...
64De manière plus générale, la composition d’une musique qui veuille aujourd’hui restituer des possibilités d’écoute infinies, en usant d’un espace non géométrisable, se heurte aussi à la dissolution du temps normal, du temps de la narration et de la visualisation... La composition se développe aujourd’hui avec des temps bouleversés par la diversité des plans acoustiques/spatiaux, par la diversité des dynamiques, la diversité des vitesses de diffusion de sons qui ont des origines diverses, dans un espace plurivalent... Les temps normaux en sont bouleversés, tout comme l’ordo de la salle de concert ou du « fer à cheval » du théâtre d’opéra est bouleversé par une technique de composition qui ne peut en rester prisonnière...
65Cacciari. ...et qui pourtant, dans 90 % des cas, continue de s’exprimer dans ces lieux, d’être réduite à ces dimensions, d’être « projetée »... L’espace du texte musical, qui comporte originellement des dimensions multiples, continue d’être projeté sur les trois seules dimensions fondamentales.
66Nono. Ce problème a également une importance déterminante en matière d’enregistrement et de reproduction ; de fait, il n’affecte pas seulement une certaine musique contemporaine, mais aussi bien la lecture et l’écoute de la musique des Gabrieli et de Tallis, conçue pour cinq ou huit chœurs, ou pour quarante voix. Malgré l’effet stéréophonique, cette musique est écrasée par l’enregistrement sur bande et d’innombrables possibilités d’écoute sont ainsi perdues.
67Tant la Deutsche Grammophon que les émetteurs radiophoniques, par exemple, enregistrent habituellement seize pistes : lesquels d’entre eux seront en évidence et lesquels seront étouffés, relégués à l’arrière-plan ? Traditionnellement, on procède par réduction : la reproductibilité technique signifie aujourd’hui réduction, alors que rien n’empêcherait d’exploiter les phénoménales ressources de la technologie pour une écoute optimale. Mais pour cela, c’est la technique elle-même qui doit être réimaginée, repensée.
68Bertaggia. Il me paraît important de signaler, comme tu le fais, Luigi, l’impasse de ces réductions, de s’élever contre ces lectures erronées, qui associent la réalisation du possible à l’arbitraire du choix, en se réclamant d’une « libération du possible »... On peut justement observer que de cette façon, à travers ces malentendus, on ne fait que se dégager, s’écarter du possible, qui est au contraire étroitement lié à l’écoute de la nécessité : de la nécessité de lieux décomposés, diversifiés, comme nous le disions... : imaginatio, précisément, des liens infiniment possibles, de rapports... Il me semble qu’ici disparaît toute présomption, tout arbitraire du choix sélectif ou du refoulement...
69Cacciari. Certainement... mais cette nécessité du lieu se manifeste à partir de la radicale fêlure anti-idolâtre, que cette tendance à la redéfinition de l’écoute a le devoir de susciter. La pensée du Possible comme n’étant plus opposé au Nécessaire s’engage à penser une dimension dans laquelle la réalité ne saurait être réduite totalement au simulacre... Tout le contraire, donc, de nombreuses philosophies de la libération !!
70Sur une telle voie, on ne se situe plus dans des espaces purs, prédéfinis et indifférents comme le sont ceux de l’univers métropolitain où se trouvent les institutions musicales modernes.
71Nono. D’autre part, de par la nécessité qui est la nôtre de recréer tout le Possible, composition comme écoute, il est vrai aussi qu’une culture de la technique se révèle souvent déterminante... Nous avons besoin d’autres espaces, certes, mais surtout de les faire sonner autrement...
72Cacciari. Et c’est justement ici que l’on observe la plus forte résistance de la part de l’Administration, pour parler comme Kafka !
73Bertaggia. Toutefois, ce que nous avons dit jusqu’à présent au sujet de l’espace ne s’applique pas seulement aux lieux institutionnels. On a fait allusion à plusieurs reprises à une dimension originelle, authentique de l’écoute et plus globalement, de la chose musicale, mais il n’a pas encore été question explicitement de la « condition naturelle » de l’expérience.
74Pourrais-tu-préciser, Luigi, si le problème du « naturel » intervient dans ta recherche, et si tel est le cas, comment ? Est-ce que ce ne serait pas avant tout un espace « naturel » justement qui devrait être écouté selon les approches mentionnées ?
75Nono. Tout à fait !... Et ce lieu est pour moi essentiellement Venise... J’ai fait une démonstration de ce type à Freiburg... Venise est un système complexe, qui offre exactement cette écoute pluridirectionnelle dont nous parlions... Les sons des cloches se diffusent dans différentes directions : certains s’additionnent, sont transportés par l’eau, transmis le long des canaux... d’autres s’évanouissent presque totalement, d’autres se lient de diverses façons à d’autres signaux de la lagune et de la cité. Venise est un multi-univers acoustique absolument opposé au système tyrannique de transmission et d’écoute du son auquel nous avons été habitués depuis des siècles. Mais la vie quotidienne, dans sa dimension plus « naturelle », conserve des possibilités qui contredisent la dimension la plus consciente de notre perception, celle qui est faite de quelques éléments fondamentaux seulement, qui excluent tous les autres. Ce qui signifie aussi que, tout en allant à l’Opéra ou au concert pour y cultiver ces conditions et dimensions limitées de l’écoute, l’expérience de cet autre multi-univers se poursuit naturellement et simultanément... Il s’agit dès lors d’une véritable urgence d’un réveil à cette plus grande richesse « naturelle ».
76Bertaggia. Mais ce réveil n’est certainement pas un retour au plus simple et au plus évident... Il me semble au contraire qu’il comporte la plus extrême difficulté, la plus tragique, pourrait-on dire...
77Nono. S’il existe une attaque de symphonie extrêmement difficile à suivre, c’est bien celle de la Première de Mahler... J’en parlais d’ailleurs récemment avec Abbado... Elle comporte un la naturel et des harmoniques sur plusieurs octaves, alors que l’indication est précisément « Naturlaut »... Nous sommes en plein dans la question ! Ce passage peut servir à tester l’engagement et, littéralement, l’intelligence d’un chef : on comprend immédiatement s’il écoute véritablement la nature ou s’il est au contraire totalement enfermé en lui-même. Parce que c’est une attaque dont on ne doit pas avoir conscience... on doit se trouver dedans, stupéfait d’y être déjà sans avoir su quand cela commençait, comme lorsque l’on fait une promenade et que tout à coup... Il faut écouter Mitropoulos...
78Cacciari. La « nature » dont tu parles, Gigi, est à mon avis précisément cette dimension dont nous n’avons jusqu’à présent parlé qu’indirectement, mais que nous pourrions maintenant peut-être définir comme... « silence » ! Ce n’est certes pas la nature de l’« Ur », d’une arché dans laquelle résiderait le sens originel, essentiel de l’objet, du son... mais c’est bien le silence : lorsque tu te trouves véritablement dans le silence, alors tu commences à écouter la nature du son...
79Nono. C’est précisément la découverte dont on me parlait en Allemagne, dans la Forêt Noire : musique de la nature, fondée sur des silences où résonne l’inaudible...
80Cacciari. Même s’ils pensaient peut-être alors à quelque chose de tout à fait différent, à l’« Ur », justement...
81Nono. Peut-être étaient-ils encore naturalistes.
82Cacciari. Alors que, quand nous disons aujourd’hui « originellité », nous ne nous référons à aucune arché, à aucun mystérieux, occulte, investi d’une dimension secrète et initiatique... rien de tout cela ! L’originellité est précisément cette dimension du silence dont provient toute parole, tout son, tout sens.
83Bertaggia. C’est la source même...
84Cacciari. Et la civilisation fondée sur l’ideîn nous a peut-être rendus incapables d’écouter cette dimension : nous sommes devenus incapables d’écouter le silence, incapables de la plus extraordinaire puisance d’écoute, qui se définit justement par la capacité à écouter le silence !
85Nono. Et d’autre part, tout cela est étroitement lié aussi à la façon actuelle de comprendre l’espace social. Car le réveil de la faculté d’écoute du silence ne se produit pas seulement dans la solitude de la nature, dans l’isolement, mais intervient au contraire souvent à l’intérieur même de la « masse », des sonorités les plus fortes... même à l’intérieur du Strauss le plus bruyant ! Aucune opposition manichéenne donc, entre parole et silence, parole et son, son et silence...
86Paroles, sons, et jusqu’aux bruits deviennent, au-delà de leur déchiffrement littéral, « imaginal », ondes, vibrations, ondulations et tu peux les annuler dans ton silence intérieur souvent tellement et chaotiquement sonore. Encore faut-il savoir l’écouter !
87Bertaggia. Il s’agit donc non point du silence mesuré à l’aune des bruits et des sons comme simple soustraction, absence... comme une ‘théologie négative’ du silence... mais d’un silence qui s’ouvre à différents modes d’écoute...
88Cacciari. D’écoute, oui, mais pas seulement. C’est le silence que rendent possibles ces écritures qui se sentent appelées à lui et en assument la responsabilité... Mahler, notamment ! Il s’agit donc d’un ensemble de rapports entre une écoute ayant réappris le silence, et des écritures qui vivent à l’intérieur de cette écoute, qui sont cette écoute.
89Je crois interpréter correctement l’état actuel de la recherche de Gigi en disant, sur la base de nos discussions, que son écriture devient toujours davantage l’espace de cette écoute. Son écriture réclame cette écoute, a besoin d’elle. Une écriture musicale qui questionne une telle condition, un tel rapport à l’écoute, questionne presque la position du Dieu en exil : de ce Dieu qui ne se peut sauver que si son peuple aussi se sauve...
90Nono. Effectivement, je me trouve actuellement, dans mon travail sur le Prometeo, dans une situation très particulière... On dit du compositeur qu’il écrit la musique parce qu’il l’entend, mais il est évident que le compositeur entend toujours sur la base de certaines notions et informations qu’il possède... En ce qui me concerne, je me sens en ce moment comme si ma tête était San Lorenzo... J’ai l’impression d’occuper l’espace et les silences de l’église de San Lorenzo – et je m’efforce aussi de me laisser totalement occuper par eux... et en écoutant tout cela, je m’efforce de trouver les sons capables de lire, de révéler cet espace et ces silences : les sons dont sera fait le Prometeo.
91Je ne sais pas s’il s’agit seulement d’une suggestion.
92Le fait est qu’aujourd’hui, ma tête ne m’appartient plus, elle vit de ce problème, et l’œuvre, qui n’existe pas encore, dont les sons, l’écriture, sont absents, vit déjà, est déjà l’œuvre de cette écoute ! Je cherche donc avant tout à identifier les différents espaces, parce que là, dans l’église de San Lorenzo, il y aura au moins cinq plans acoustiques différents, rendus possibles par la technologie de la live electronics de Freiburg, avec d’infinies possibilités de mutation, de « jeux » – jusqu’à quatre simultanés, avec des vitesses différentes, des dynamiques différentes, des sons, des signaux, des directions différentes... C’est cela que j’ai besoin de comprendre aujourd’hui... pour faire ensuite toute autre chose peut-être.
93Bertaggia. Ton écriture est donc une écriture totalement liée à cet espace...
94Cacciari. ... et qui réclame en retour une écoute ayant retrouvé toutes les capacités auxquelles nous faisions allusion précédemment. En sorte que la distinction entre compositeur, exécutant et auditeur demeure dans sa spécificité, non cependant dans l’indifférence, mais bien dans une quête idéologique d’un « état naturel » commun, mais à travers un rigoureux travail de sondage de ce multi-univers dont nous parlions : un travail qui peut, et qui doit, tirer parti de toutes les possibilités de la technique... Je trouve que toutes les recherches de Gigi à Freiburg témoignent précisément d’une volonté délibérée d’utiliser les moyens les plus sophistiqués de la technologie moderne (un véritable « instrumentarium ») afin de développer tout le potentiel des capacités d’écoute. Autrement dit, pas d’attitude nostalgique ou passéiste, pas d’inclinaison « francfortaise », anti-technologique, dans la critique que nous développons !
95Nono. Je voudrais confirmer ce que tu dis par une observation qui semblera banale, mais à partir de laquelle on pourrait cependant élaborer facilement de nouvelles possibilités didactiques extrêmement efficaces : même le walkman permet à mon avis de reproduire individuellement cette expérience de l’écoute que j’illustrais succinctement tout à l’heure en décrivant le « système acoustique » qu’est Venise ! Le walkman, en effet, exclut en les rendant insupportables les fortissimi et permet donc d’éviter le risque d’assourdissement propre aux méga-concerts et aux discothèques ; mais de façon plus générale, il représente une tendance différente aussi par rapport aux concerts symphoniques et de jazz, en éduquant l’oreille au piano-pianissimo.
96De plus, il permet de comprendre et de faire comprendre que les sons ne sont pas stables et ne se transmettent pas sur un seul axe, mais qu’ils sont dans une situation de mobilité constante en regard de notre perception, contribuant ainsi à l’affiner. Autrement dit, il libère de la relation centrale-frontale imposée par les installations stéréophoniques traditionnelles.
97L’écoute dont nous parlions se développe donc à travers la modernité et à l’intérieur d’elle. Ce fait est très important, surtout en regard de la formation, de l’école, où il n’existe pas à ce jour de formules véritablement novatrices d’enseignement prenant en compte les diverses méthodologies expérimentales et les nouvelles connaissances technologiques, dans le domaine de l’informatique notamment.
98Bertaggia. Il me semble qu’on pourrait dire, dans un contexte culturel plus général, que, lorsque la modernité est mesurée à l’aune des thèmes mentionnés : de la nature idyllique-libérée, de l’originellité archétypique, etc., elle est déjà contenue dans cette présomption du Naturel qui représente en réalité un complet bouleversement du « naturel » lui-même en termes d’images, de rhétorique et d’idéologie. Face à l’impossibilité de répéter une expérience primale et originelle du « naturel » pour en obtenir un « Ur-bild », c’est le « naturel » lui-même qui est défini comme reliquat, « quantité négligeable », pure soustraction des figures de la modernité.
99Nono. C’est juste, et c’est là un fait très grave, et difficile à affronter. Aussi par le fait que c’est la position de la majorité des jeunes compositeurs, surtout en Italie : eux sont vraiment les mystiques du voir, d’une illustration renouvelée du contenu, de l’idéologie anti-technologique...
100Cacciari. En revanche, l’œuvre de Luigi, comme travail littéralement de composition des possibles, écoute/expression des compossibles, en appelle à tout le potentiel du moyen technique.
101Il me semble, Luigi, que la redéfinition de ton rapport à Schœnberg s’est placée précisément dans ce contexte ; tout comme ta relecture des avant-gardes en dehors justement des filtres « avant-gardistes » qui les réduisent à des codes, ou codifient la série chez Schœnberg ou Webern, la réintégrant ainsi dans l’indifférence de l’espace géométrisé, équivalent et reproductible à l’infini. Alors qu’il faudrait s’en rapporter au contraire à la prégnance de la dimension du possible de l’ars combinatoria chez Schœnberg. Rappelons à ce titre l’insistance des premières pages de l’Harmonielehre : « Je n’enseigne nullement ma musique, mais me borne à indiquer les possibles ! » Aujourd’hui encore, peut-être est-ce de cela qu’il s’agit : mettre en scène les possibles et susciter face à une telle dimension du possible ou du « compossible » précisément l’imaginatio de l’auditeur, dans une étroite et indissoluble participation avec celle du compositeur.
102Dans l’espace de la « compossiblité » intervient alors l’urgence d’inventer les autres possibles, ce qui comporte une responsabilité énorme, mais exclut aussi toute passivité, toute indifférence.
103Il me semble que c’est précisément ce que tu fais, Gigi : une relecture des grands auteurs du passé, mais dans l’infini des sens d’une telle re-création...
104Nono. Schœnberg et Webern, pour ne citer qu’eux (mais aussi Varèse et Bartók, à leur manière). En effet, chez eux, la série ne consiste pas seulement dans les quatre formes de la série, mais surtout dans les infinis rapports qui s’établissent avec tous les divers sons et rythmes qui ne sont pas mécaniquement conséquentiels, ainsi qu’avec les diverses composantes compositionnelles, y compris les espaces. Là, on se trouve en plein dans la « logique du possible » de Musil. Et chez Webern, il n’y a certainement pas, comme le voudrait la lecture académique, réduction au modélisme du fragment ou de l’aphorisme : chez Webern, c’est à chaque instant Possibilité ! – une constante ouverture des constellations de la Possibilité. Au début de L’échelle de Jacob, Gabriel déclare, citant le Talmud : « A droite ou à gauche, en avant ou en arrière, dessus ou dessous, il faut avancer sans se demander ce qu’il y a devant ou derrière »... Reste la continuité du dépassement de toutes ces contradictions, autrement dit, la réouverture constante de tout le possible...
105Et là se pose la question la plus cruciale : « Pourquoi un son doit-il être suivi d’un autre son ? » Il y a une école qui répond en se fondant sur la définition de la série, et une autre qui déduit toute la structure tonale de la présence de la basse harmonique... mais la critique « explosive » de Schumann ou de Beethoven fait sauter la continuité du motif, du rythme et de l’harmonie, du phrasé et de la mesure... !
106Cacciari. Ou encore Mahler, dans la Sixième !
107Nono. Et jusqu’au Tristan. Le troisième acte de Tristan est une continuelle rupture, où les voix mêmes ne sont plus des voix, où le texte n’est plus texte : tout est son, mais un son combiné par un Wagner qui cherche, lui aussi, une autre profondeur, une autre dimension. Par-dessus la dimension scénique, à laquelle il est tout de même enchaîné, on le sent cogner contre les grilles, contre les barreaux d’une prison. C’est évident lorsqu’on est attentif à la récurrence des éléments : ils reviennent, non pas certes comme de creuses auto-citations, par simple volonté de répétition (il ne s’agit pas de variation continue ou de leitmotiv)... mais ils reviennent pour présenter d’autres possibles, ils se recréent... ce n’est pas le retour dont parle Adorno ! Comme l’accord initial de sib mineur qui revient briser ou introduire de longs silences... Dans le troisième acte du Tristan, on peut vraiment écouter des silences infinis...
108Cacciari. ...Et pourtant, il n’y a peut-être aucun moment de silence « naturaliste », de ce silence qui est pure opposition au son, ... parce qu’il y a là un son continu, fait parfois de variations minimes, que Nietzsche d’ailleurs appréciait grandement !
109C’est au contraire ce silence qui habite le son. Au point de ne pouvoir plus comprendre, dans une certaine mesure, s’il s’agit de son fait silence ou de silence naissant du son. On y trouve des vibrations, des ondes qui ne véhiculent rien, ou alors... est-ce la musique qui se tait... ?!
110Nono. On retrouve le même problème dans la conclusion de Tristan, la même façon d’être jetés que dans l’attaque de la Première de Mahler. La question du Temps et de son achèvement, de sa perfection. Car en réalité, le Tristan ne finit pas, ne s’achève jamais : en tout cas pas, bien sûr, par la mort scénique des personnages, mais pas davantage avec la disparition de la musique écrite... Avec Tristan, on pénètre véritablement dans un espace traversé de projections entre silences, sons et surtout sons nouveaux... « ultrasons ». C’est cela même ! je dirais à propos de Tristan que Wagner est effectivement parvenu à composer des « ultrasons » : des sons non « naturalistes », mais qui existent néanmoins : l’inaudible enfin rendu à l’écoute. C’est là qu’est la magie du Tristan !!!
111Cacciari. On pourrait donc dire que le problème à partir duquel jaillit une nouvelle situation musicale se présente justement sous cette forme : ‘Pourquoi après un son, un autre son ?’ Ce « pour quoi ? » a le pouvoir de remettre en question tous les « pourquoi » traditionnels qui sont résolus dans des définitions ou des déclarations d’intention.
112Cette question, en revanche, demeure, car en elle, chaque son est envisagé comme une cellule indépendante, tel qu’il émerge du silence pour y retourner aussitôt... Webern représente pour moi cette possibilité constante que tout soit donné en chaque point, et que pour cette même raison, tout en chaque point ‘puisse’ vraiment finir. Nous sommes bien loin des lectures purement technico sérielles de Webern !... chaque son est investi de la responsabilité d’introduire au Néant, chaque nouveau son porte en lui l’émerveillement du précédent, il en est ‘le premier surpris’...
113Le troisième acte du Tristan nous lance un « Ecoute » pur, absolu, dénué de toute indication apaisante quant au « quoi ».
114Bertaggia. Chaque son apparaît donc comme un acte en soi, dans la mesure où il ne ‘prétend’ pas à d’autres – tout en étant d’une certaine façon ‘penché’ : penché sur le vide, certes, mais de ce fait même, ouvert à une suite, ‘la rendant possible’ peut-être...
115Une suspension et une inclinaison qui paradoxalement – mais est-ce vraiment paradoxal ? – ne projettent pas, mais retiennent... et qui sont par ailleurs en elles-mêmes une suite...
116Cacciari. De fait, c’est cette « inclinaison » même d’un son en soi parfait qu’il faut écouter... Je crois d’ailleurs que c’est la seule façon dont on puisse lire Das atmende Klarsein : son qui se donne sans le savoir, ‘problème’ du pourquoi, de la justification du prochain son... Attention à la question qui n’est pas posée comme telle, mais recrée constamment cette suspension, ce risque du premier son qui s’écoute comme tel dans son silence, et parle dans le mode du silence.
117Aucun plan, aucune dialectique, aucune continuité ne lient un son à l’autre, ‘si ce n’est leur pure appartenance au mode du silence’.
118Nono. Plus encore, à mon sens, les Gelidi mostri... Dans Das atmende, le silence est attente, imagination, fantaisie, ou encore surprise à travers quoi passe un « non » ou un « oui » au son... Dans Gelidi mostri, la continuité est plus nette d’une dimension dans laquelle il n’est pas possible de comprendre, de discerner la transition : où cela est-il silence et ou non-silence... Un peu dans le sens du Tristan, comme nous le disions il y a un instant... et ce sont les trois instruments à cordes : des sons en constante modification... parfois des chœurs très lointains, parfois rien, d’autres fois encore... d’autres sons, différemment élaborés, qui posent des problèmes de perception totalement autres que ceux de Das atmende.
119Je dirais donc plutôt que Das atmende et Gelidi mostri s’interpellent, se provoquent tour à tour.
120Cacciari. Et ‘ensemble’, ils ouvrent la voie au Prométhée... qui affronte en outre les problèmes de l’espace, dans la perspective que tu évoquais tout à l’heure.
121Nono. Oui... des problèmes que, par ailleurs, le Diario polacco II contenait en substance, bien qu’ils se présentent sous une forme beaucoup plus complexe, plus entremêlée, dans Prométhée... Toujours à propos de ce rapport Possible-Espace, et là avec une plus grande évidence... : à Freiburg, avec Peter et Rudy, nous constatons souvent comment un son a été en quelque sorte ‘reçu’ uniquement à travers sa projection inattendue dans le cadre de l’utilisation, par ailleurs programmée, de l’espace, et d’un certain type d’expérimentation et de diffusion dans cet espace, ... et à cause du facteur de surprise qui l’a accompagné. On pourrait en déduire que, dans de telles expériences, il ne s’agit pas simplement de la manifestation du son en tant que tel, mais de l’intervention de l’espace lui-même comme élément de composition, comme facteur de décision dans la composition non en tant que son, mais précisément en tant qu’espace, localisation, différenciation, qui ‘a donné’ ce son. Dès lors, ce son n’est plus simplement son, mais lecture de l’espace.
122Cacciari. D’un point de vue théorique plus général également, ces parcours me semblent boule verser toute conception traditionnelle du Possible. En général, nous sommes incapables d’un concept véritablement ‘pur’ du Possible : le possible est ce qui tout bonnement peut être réel, aussi l’accent est-il toujours mis sur le réel, et non pas sur le possible !
123En revanche, la recherche de Luigi et les réflexions que nous avons conduites me semblent indiquer une orientation de la pensée dans laquelle on s’efforcerait de ‘reconnaître ce possible qui est devenu nécessaire’ : ce Possible qui ne cède jamais, qui ne relève plus d’une dimension de l’opposition, de l’exclusion, tout comme le silence n’est plus une dimension opposée à la parole et au son. C’est toute la « logique » de Musil...
124Je me souviens, à Cologne, dans les Gelidi mostri... l’ultime son justement, celui qui devait mettre un point final à la « Chose », qui aurait dû – selon la vieille logique – réaliser le Possible, était au contraire le son qui ‘irréalisait’ plus que tout autre, le son dans lequel le Possible était le plus absolu, autrement dit le plus nécessaire : quelque chose comme une déclaration d’intention pour avertir que le Possible ne vient jamais à manquer et que dans le lieu où la parole de l’ideîn’ dirait « fin », la participation compositeur-auditeur dans cette musique signifie au contraire que le Possible résiste par définition, jusqu’au-delà de la « fin », et qu’il se donne à entendre dans le silence.
125Bertaggia. Cela est véritablement le versant « diabolique » de la musique, mais non plus tellement dans le sens où l’entendait Mann, mais plutôt comme cette constellation que décrit Schelling dans sa Philosophie der Offenbarung : dieu-Satan-créature. Et Satan est précisément ici le principe du ‘pur’ Possible qui a encore besoin, qui exige néanmoins l’imagination de la créature, parce que sans son écoute, le Possible ne peut s’exprimer. Avec l’écoute finie de la créature, le nécessaire s’introduit dans l’horizon du Possible et le Possible se présente durablement dans le mode de la perfection, de la pureté.
126Cacciari. Absolument ! nul discours « pessimiste » à l’égard de la créature ! Mais pas davantage, précisément, d’idolâtrie, de culte du simulacre – puisque ‘ce’ Possible ne promet que la permanence de l’irréalisable.
127Et même, je dirais que tout cela a plutôt la chaleur d’une « défense »... « brunienne » de la créature, qui projette dans l’infini de sa réalisation, de ses possibilités...
128Bertaggia. En effet, interrompre la lecture géométrisante du pythagorisme signifie enfreindre constamment cette limite représentative à l’intérieur de laquelle les pythagoriciens eux-mêmes prétendaient paradoxalement atteindre à la perfection. Pourtant, ce qui me semble original dans tout cela, c’est justement de dire que c’est dans l’infini du Possible, dans la durée de l’interminable que réside toute parole, tout son ‘comme monade parfaite’, sans nulle autre prétention...« En somme, c’est comme si l’itinéraire de ces réflexions cheminait entre Bruno et Leibniz revisités...
129Cacciari. Oui, ce son est en fait précisément celui de la monade qui s’auto-réfléchit, qui se sait. Il s’établit une consonance parfaite entre la pureté de ces sons et la pureté du possible dans lequel il se situe.
130J’ai employé il y a un moment le terme « compossible » qui est justement un terme leibnizien. Il s’agit peut-être précisément du passage d’un univers cartésien à un univers leibnizien... En dehors, naturellement, de tout ce qui chez Bruno et Leibniz crée des correspondances, des analogies, des résonances entre les éléments qui composent ces univers, « pré-établissant », protégeant presque, de l’aventure de la monade.
131Nono. Ma condition actuelle, vis-à-vis du Prométhée, est exactement la condition de celui qui se demande : « Comment réaliser à San Lorenzo les infinis possibles de San Lorenzo : ces possibles qui sont justement irréalisables... ? »
132Cacciari. L’‘œuvre’ se fait en tant que ‘compossible’ en un univers multiple, un multi-univers, d’innombrables autres possibles. Cette ‘œuvre’ ne peut être commentée que par une seule parole, une pensée qui saisisse ‘ensemble’ créature et nécessité : une pensée qui ne voie plus la créature comme « distraction » de la nécessité, ni la nécessité comme refoulement ou anéantissement de la dimension créature. Il me semble que l’itinéraire que nous avons suivi dans cette conversation « joue » constamment avec les termes qui traditionnellement « connotent » la pensée de la créature : possible, risque, décision, saut de mot en mot, de son en son... ‘mais’, en même temps, il reconnaît devoir/pouvoir écouter et recréer ‘la nécessité’ radicale et éternelle de ces « termes » mêmes.
133Nono. Oui... c’est bien là mon « pari » pour le Prométhée...
134J’ai clairement conscience qu’il ne me suffit plus de penser et de sentir comme je l’ait fait jusqu’à présent, par exemple dans Das atmende et dans Gelidi mostri. Le type de relations qui se sont alors établies entre les sons, l’espace qui déterminait ces compositions, l’espace qui ‘se’ faisait écouter et ‘me’ faisait écouter... : je sens que tout cela est encore extrêmement limité, que ‘ce n’est pas suffisant pour Prométhée !’ J’attends peut-être qu’il m’arrive quelque chose pour me risquer à San Lorenzo... alors que le travail de ‘mesure’ que l’œuvre doit exprimer est ‘déjà’ en route.
135Pour le moment, je me sens même trop dominé par San Lorenzo, enfermé dans cet espace qui a bouleversé même mes plus récents modes d’écoute, qui m’a révélé d’autres possibles que ceux que j’ai su jusqu’alors écouter... et puis, il y a aussi le vide de l’attente. Et je pourrais bien sombrer dans ce vide !
136D’autre part, l’« éventuel » de l’œuvre : ce « compossible » dont vous parlez, cette comparticipation dans le silence... est déjà ouverte, ici et maintenant !
137San Lorenzo possède des portes et des fenêtres claires et ouvertes...
Notes de fin
* Paru pour la première fois in Verso Prometeo, La Biennale/Ricordi, Venise 1984. Entretien réalisé au printemps 1984, avant la création de la première version de Prometeo.
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