La dramaturgie musicale de Luigi Nono*
p. 122-130
Texte intégral
1Si l’on examine les opéras qui ont été produits après 1945 et en particulier ceux qui furent créés dans les régions de langue allemande, « l’opéra littéraire » est le plus petit dénominateur commun du genre « opéra contemporain ». Cela fut déjà mis en place, comme je l’ai esquissé ailleurs1, pendant l’entre-deux guerres : « l’opéra littéraire forme depuis 1920, avec le “verismo” d’Eugen d’Albert et de Max von Schillings, avec les opéras de Richard Strauss depuis le Chevalier à la Rose et avec les opéras à succès de Paul Graener et Erich Wolfgang Korngold, la part de l’époque actuelle dans le répertoire des maisons d’opéras allemandes institutionnelles qui s’ajoute au noyau de celui des opéras du XIXe siècle. Ce qui est le propre de ces œuvres – et ceci à la différence des opéras de Schreker –, c’est que le genre ancien a été repris tel quel sans être mis en question, répondant par là aux besoins du public, à l’exigence de la pure et simple reproduction. Pour les compositeurs d’opéras littéraires, à la différence de Schoenberg, Krenek, Malipiero, Weill, Stravinsky et Honegger, le genre « opéra » était devenu justement non problématique. Ainsi s’institua, année après année, le pillage de la littérature par les compositeurs allemands »2.
2Aussi grossièrement que puisse être ici esquissé ce type d’opéra, il y a deux choses qui sont certaines : la première est qu’en Allemagne, pays qui possède le plus de maisons d’opéras, l’opéra littéraire est porté par une esthétique de la reproduction conservatrice où le genre est non problématique, et ceci en contradiction profonde avec ses débuts tout à fait révolutionnaires et volontairement en rupture avec les opéras traditionnels en Russie (Dargomyzsky, Moussorgsky). La seconde, en liaison étroite avec la première, est que l’opéra littéraire d’avant et d’après la seconde guerre mondiale est à comprendre comme le genre d’opéra conforme aux institutions.
3Ce n’est pas un hasard si la musique, pour l’avant-garde du dadaïsme français et du surréalisme ainsi que pour l’art russe de production, n’a pratiquement joué aucun rôle. Une raison essentielle pour laquelle l’avant-garde resta « sans musique » réside dans le fait qu’elle essaya, de façon radicale, de mettre en question « l’art comme institution »3 et le concept d’art qui lui était lié, alors que, pendant ce temps, les institutions artistiques avaient leur fondement dans la conception de l’art comme quelque chose d’autonome. Et, dans l’esprit allemand, un art autonome avait depuis l’origine un « noyau » musical. Il n’y a aucun genre musical qui, plus que l’opéra, fut déterminé dans une très large mesure par l’institution. Ce serait donc la tâche primordiale d’une science critique des arts que celle d’aborder finalement ce fait. Aussi longtemps que la science des arts, et avant tout la musicologie, restera empêtrée dans des interrogations déterminées par l’idée de la musique absolue, elle sera incapable de reconnaître dans quelle mesure les institutions – dans notre cas l’opéra – déterminent directement la teneur des œuvres. Le nombre même des opéras joués en création depuis 1945 ne serait pas pensable sans les données spécifiques de l’institution « opéra allemand » (aussi bien à l’est qu’à l’ouest) ; une comparaison avec la situation de l’opéra en France, en Angleterre ou en Italie ne laisse aucun doute à ce sujet. Il ne suffit pas seulement de se glorifier d’une culture d’opéra florissante, dont les ramifications se prolongent jusque dans les villes de moyenne et de petite importance. Car le Lear qu’on montre à Munich s’appelle Die Kluge ou Der Mond à Topfingen.
4Une conception tout à fait différente de l’opéra peut être mise en évidence dans les deux opéras de Luigi Nono, sans toutefois qu’on la limite à ses propres œuvres. Les éléments d’une telle esthétique et d’une tradition de l’opéra d’un autre genre peuvent être reconnus dès la dramaturgie de l’opéra de G.F. Malipiero, par exemple dans les Sette canzoni (« sette espressioni drammatiche », partie centrale de Orfeide) ou bien dans I capricci di Callot4 et dans Volo di notte et Il prigioniero de Luigi Dallapicola, voire dans La sentenza, Atomtod et Per Massimiliano Robespierre de Giacomo Manzoni, ainsi que dans Don Perlimpin et Hyperion de Bruno Maderna, mais aussi dans les œuvres scéniques de Luciano Berio et finalement dans Lorenzaccio de Sylvano Bussotti ou dans Marylin de Lorenzo Ferrero. Ces éléments ne prennent pas seulement naissance dans d’autres présupposés sociaux, historiques, musicaux et esthétiques – on pourrait penser à l’idée partielle, répandue en Fran ce comme en Italie, et tardivement effective d’une « musique pure » – mais aussi dans une institution « opéra » d’un autre type.
5Luigi Nono a déjà présenté5, dans une série d’articles et de conférences des années de l’Intolleranza 1960, les lignes de force de sa dramaturgie musicale, si bien qu’il nous suffira ici de les résumer brièvement. Ce qui est déjà caractéristique, c’est le titre d’une de ses œuvres : Intolleranza 1960, Azione scenica in due tempi da un’idea di Angelo Maria Ripellino. La dénomination « opéra » a été volontairement écartée6 et, à la place d’un librettiste, on parle d’un produit de départ, en l’occurrence des materiali per un’opera de Ripellino. Ce matériau de départ n’a pas été « complété » par d’autres textes, mais il est intégré à un réseau de textes : un poème de Ripelino, « Vivere è stare svegli » [vivre signifie rester éveillé] (chœur initial de la première partie), cinq strophes du poème d’Eluard « La liberté » (1/6*), « Unser Marsch » [notre marche] (1/7) de Maïakovski, et « An die Nachgeboren » [à ceux qui vont naître] de Brecht (chœur final). A côté de ces textes « poétiques », on trouve des slogans historiques tels que « nie wieder Krieg » [plus jamais de guerre], « no paseran » [ils ne passeront pas], « morte al fascismo ! » [mort au fascisme !], « Liberta ai popoli ! » [liberté aux peuples !], « down with discrimination » [à bas la discrimination], « la sale guerre » (tous dans I/3, c’est-à-dire dans la scène de la manifestation), des extraits d’interrogatoires nazis de Julius Fučík et d’interrogatoires d’Algériens par la police française, des propos d’Henri Alleg, et finalement un extrait de la préface de Sartre au livre d’Alleg, La question.
6Ces matériaux sont extrêmement hétérogènes et à des années-lumière de toute langue communément utilisée dans un livret : poésie de genres très différents, textes documentaires de l’histoire ancienne et récente. Ce réseau textuel ne raconte pas en premier lieu une histoire, mais rend intelligible, sous la forme d’une focalisation de moments isolés la naissance d’une conscience actuelle, active et sociale.
7Temps, lieu et événements sont à chaque fois ceux du présent de la mise en scène, ce qui exige une faculté d’adaptation, une réflexion créative sur la question fondamentale de l’« Intolleranza » à l’intérieur de chaque situation concrète. A la différence de Al gran sole carico d’amore, les moments de Intolleranza 1960 restent malgré tout encore liés à une « histoire » : l’histoire d’un travailleur émigré et de sa compagne. Le déroulement de l’histoire est bien entendu celui d’un processus de connaissance et, en même temps, celui d’un développement à travers l’histoire concrète.
8Nono conçoit l’« Azione scenica » comme un « théâtre d’idées, qui combat pour une humaine condition de vie, un théâtre directement lié à notre vie totalement engagé aussi bien au niveau social et structurel, qu’au niveau de la langue7. Jean Paul Sartre a esquissé en 1947 un tel théâtre comme « théâtre de situations »8 ; pour Nono, il provient des conceptions théâtrales en URSS (avant tout Meyerhold), mais aussi de Piscator. Ce qui était là du théâtre parlé devient le point de départ intentionnel d’une conception de la drammaturgie musicale qui tient compte aussi des dernièrs évolutions de l’époque, comme par exemple la Laterna magika praguoise de Radok et Svoboda.
9On a déjà laissé entendre que le développement de l’histoire est compris comme un processus de connaissance : d’une actualité brûlante, les thèmes de chaque moment (catastrophe minière à Marcinelles, guerre d’Algérie, inondations du Pô) servent à la concrétisation de ce principe de connaissance ; sans doute faut-il les comprendre comme des modèles au sens sartrien de « situations simples et humaines » et de « libertés qui se choisissent dans ces situations ». C’est la raison pour laquelle les dialogues sont presque absents et les échanges de propos entre individus réduits au minimum. « L’engagement se réalise à travers l’intégration [des matériaux] dans le processus de création, et dans le résultat technique-expressif », dit le compositeur. Par là cependant, il recourt de manière très directe à des formes d’investigation de l’école formaliste de Leningrad. Musicalement, ces formes d’investigation et de représentation n’ont eu de répercussions qu’après avoir été soumises à un effet de distanciation : dans les compositions de Stravinsky, et plus particulièrement dans l’œuvre magistrale de Chostakovitch, Nos (le Nez) qui, à son tour, serait impensable sans le réalisme de Moussorgsky9.
10L’intégration des matériaux hétérogènes, des moyens du théâtre musical en général, se fait, chez Nono, à travers une dynamisation de chaque élément formel. Souvent, lors de ce processus, les hiérarchies traditionnelles et les relations automatisées sont consciemment contournées, afin de provoquer l’auditeur/spectateur et de l’obliger à prendre position depuis son présent vécu. Cette conscience du présent est pourtant comprise comme le résultat d’un processus historique : dans la structure dramatique de la musique sont établis des rapports entre le passé (fascisme, Résistance) et le présent.
11La dynamisation des différents éléments de création constitue une telle mise en rapport qui n’englobe pas que les textes, mais tous les moyens : décors, action, chanteurs, chœur, orchestre, scène et salle. Ainsi, au lieu d’un dédoublement de ce qui est dit dans le texte, de ce qui est représenté dans l’action scénique, on assisterait, par exemple, à un rapport contrapuntique, voire d’opposition entre les décors, les projections et la musique de façon que se forme une sorte d’espace signifiant. Cet effet est obtenu notamment par l’emploi de bandes magnétiques et de haut-parleurs : le chant du chœur retentit dans la salle et entre dans un rapport de tension avec ce qui se passe sur scène, permettant ainsi des interactions consciemment visées (progressions, contrastes, mises en parallèle).
12La dramaturgie musicale de Nono est non psychologique : les personnages centraux de l’emigrante-ténor et de la compagna-soprano servent de support à la représentation des conséquences individuelles qui découlent de ces situations, focalisées en quelque sorte dans les grandes scènes de chœur. Et pour celles-ci, précisément, la mise en rapport d’une thématique actuelle avec l’histoire est fondamentale.
13La partition de Intolleranza 1960 est, à beaucoup d’égards, un résumé des moyens formels que Nono a employés dans ses compositions non scéniques pour chant et chœur des années cinquante. Notons cependant qu’il y a des reprises, significatives aussi du point de vue du contenu : les pages 34 à 41 du Canto sospeso sont transposées, avec quelques adaptations de l’instrumentation, dans la partie finale de 1/4, mes. 500 à 544. Placé dans un texte dramatique-musical, cet extrait du Canto sospeso, ainsi que la technique de chœur, la conduite de la voix du soprano propre à Nono, et les préférences, dictées par le contenu, pour des combinaisons instrumentales déterminées sont désormais fonctionnalisés. Les oppositions de sonorités et de distribution, caractéristiques de la musique de Nono en général, ne se rapportent plus, dans Intolleranza 1960, à un seul texte, mais deviennent partie intégrante d’une structure scénico-musicale qui va au-delà de la musique même.
14En opposant une telle dramaturgie musicale, qui veut agir sur le spectateur, à celle de l’opéra littéraire allemand, on constatera que cette dernière est précisément définie par la continuité d’un récit, d’une fable : une histoire plus ou moins connue, mise en scène, qui doit être suivie, dans tous les cas, à la manière d’une « pièce de théâtre avec musique ». On comprend la susceptibilité des compositeurs d’opéras littéraires allemands lorsqu’on rapproche leurs œuvres des musiques pour pièces de théâtre10 : il fallait tout de même un compositeur de la taille d’Alban Berg, qui re-com-pose dans Lulu la pièce de théâtre en tant que monde musical11 de sorte que, dans une telle perspective, le maintien du texte abrégé de Wedekind est pour ainsi dire secondaire. C’était la seule manière d’éviter que les principes de l’opéra littéraire se déploient à l’intérieur de celui-ci.
15Les deux opéras de Nono représentent des tournants dans son activité créative. On peut les qualifier de résumés dont découlent de nouvelles questions à propos d’un projet d’opéra immédiatement envisagé, mais qui ne se réalisera que beaucoup plus tard. Telle était la situation après Intolleranza 1960 et après Al grande sole carico d’amore. Après que Intolleranza 1960 fut donné en création, Nono nourrissait d’autres projets d’opéra12. Dans une lettre à Carla Henius du 15 mai 1964, il appela La fabbrica illuminata pour soprano et bande magnétique, alors en gestation, « un fragment de ma nouvelle œuvre théâtrale »13. Au centre de l’œuvre, il était prévu de placer deux personnages de Cesare Pavese, la fille de joie Deola et Masino. A cette époque déjà, on pensait distribuer le rôle de Deola sur quatre sopranos solos afin d’obtenir une forme de simultanéité et de spacialité spécifique. L’emploi abondant de la bande magnétique et du chœur était également envisagé14.
16Un deuxième thème, qui jouera un rôle important dans Al gran sole carico d’amore, remonte aussi à un projet non réalisé dans sa forme initiale : en 1970, Nono avait discuté avec Giovanni Pirelli le thème de la Commune de Paris en vue d’une œuvre scénique. L’influence de l’avant-garde théâtrale russe, qui avait déjà considérablement marqué Intolleranza 1960, s’est renforcée et approfondie par la suite, lors de la rencontre de Nono avec Youri Lioublimov, directeur du Théâtre Taganka de Moscou. Leur collaboration débutera après que la Scala eut commandé à Nono, en 1972, une composition. Dans son travail théâtral à la Taganka, Lioublimov, dont Al gran sole fut la première mise en scène à l’Ouest, prenait aussi comme point de départ le théâtre avant-gardiste russe de l’entre-deux-guerres. Cependant, ses mises en scène, même d’œuvres classiques comme Hamlet, reposaient sur des adaptations larges des textes et sur des montages dans le cadre desquels on assistait à des interversions, mais aussi à des actions simultanées et à des distributions cumulatives d’une seule figure, telles que Nono les avait proposées dans ses esquisses pour un « théâtre d’idées et de situations ». La mise au point du projet du texte se fit par la suite en étroite collaboration avec Lioubimov et le décorateur de théâtre David Borovski. Néanmoins chose significative – on procéda, juste avant la création, à des modifications qui ne figuraient pas encore dans la première version imprimée de la partition15. Après la création, la partition fut à nouveau remaniée en une « nuova versione ». Il s’agit là d’une forme désormais définitive mais qui ne constitue, pour les théâtres, qu’un matériau musical.
17Al gran sole représente la réalisation la plus conséquente de la conception de l’« azione scenica » esquissée par Nono déjà à la suite de Intolleranza 1960. Le fil de l’histoire comme continuum reliant les différents moments de celle-ci, et tel qu’il apparaît encore dans Intolleranza 1960, est abandonné ici. A sa place se dessine une sorte de texture qui nous présente des aspects vus consciemment dans une perspective actuelle ainsi que des questions à l’histoire et à la conscience historique, le thème étant, dans le cas présent, celui du combat pour la libération et du rôle des femmes dans celui-ci. Par là, le rôle de la subjectivité a été intégré au même titre que l’interrogation qui s’adresse aux oubliés de l’histoire (la communarde Louise Michel, par exemple).
18On peut décrire la dramaturgie de Al gran sole comme un réseau à plusieurs centres ou pôles d’attraction. Au centre de la première partie se trouvent Louise Michel et la Commune de Paris en 1871. Le massacre des communards est mis en relation d’une part avec la lutte et la mort de Tanja Bunkes en Bolivie et d’autre part avec la révolution russe (manquée) de 1905 symbolisée dans l’image de La Mère de Gorki. En tant que thème central de cette partie, la Commune de Paris est à son tour subdivisée et mise en lumière sous différentes perspectives : la poésie de Rimbaud « Les mains de Jeanne Marie », dédiée par Nono à Louise Michel (d’où est tiré le titre de l’œuvre : Au grand soleil d’amour chargé) ; puis des textes de Marx sur la Commune (Der Bürgerkrieg in Frankreich) [La guerre civile en France], la chanson soviétique « Non siam più la comune di Parigi » (Nous ne sommes plus la Commune de Paris) qui semble reprendre la pensée de Lénine, enfin la pièce de Brecht Die Tage der Commune (Les jours de la Commune). Bien que cela n’apparaisse pas directement dans la configuration textuelle de l’œuvre, n’oublions pas que la prise du pouvoir par les militaires au Chili avec l’écrasement du socialisme d’Allende, qui eut un effet-choc sur l’Italie, survint au moment de la genèse de Al gran sole et doit donc être vue comme un facteur crucial qui en détermina les perspectives.
19Dans la deuxième partie, c’est la révolution russe de 1905 qui, comparable à la Commune de Paris auparavant, constitue le pôle d’attraction majeur. A côté de celui-ci, la ville de Turin du début des années cinquante garde néanmoins une valeur quasi égale. Car Turin, cela ne signifie pas seulement les révoltes ouvrières ; cette ville de Cesare Pavese, et par là de Deola, évoque aussi la thématique d’Intolleranza, celle des travailleurs « émigrés » du Sud dans les grandes villes de l’Italie du Nord. Deola, personnage tiré de la poésie de Pavese, fait contraste avec la mère russe : présente dans l’œuvre de Nono depuis le début des années cinquante, notamment depuis les premières mises en musique de textes de Pavese, Deola prolonge l’image de l’union entre mer, nature, amour et vie libérée – symbolisée dans la femme au bord de la mer16 – et réunit ce qui existe isolément dans d’autres œuvres en une structure complexe. Dans la seconde moitié de cette partie, l’échec de la révolution russe de 1905 est opposé à la lutte pour la caserne cubaine Moncada (cette lutte constitue déjà un thème central dans Ein Gespenst geht um, 1971) : « Pour moi, Moneada était comme une femme qui aura un fils », y lit-on dans le texte ; l’image mère/fils trouve un parallèle immédiat dans le couple Pavel/mère tiré de La Mère de Gorki.
20A la trame textuelle correspond une trame musicale et, à chaque nouvelle mise en scène, une « trame » visuelle, acoustico-spatiale (distribution de haut-parleurs dans la salle) qui peut subir, selon les circonstances, un changement radical. Dans la « nuova versione » la réalisation scénique est laissée ouverte à un tel point que Nono a même renoncé complètement aux rares indications scéniques de la première version.
21La musique est néanmoins fixée, définitivement mise au point et en rien laissée au hasard ; en même temps, compte tenu de la distribution sans cesse changeante et de la caractéristique propre à chaque partie (les « scènes » et leurs articulations), elle maintient tout de même une mobilité propre. De la même manière que le texte, par l’insertion d’autres éléments relatifs au contenu et/ou au temps, casse constamment le récit scénique, la musique, à son tour, se compose d’unités concises, relativement brèves, de deux à cinq minutes. Du point de vue de la distribution, ces unités vont de la scène de pure pantomime avec musique pour bande seulement, en passant par des soli avec accompagnement de bande magnétique ou de quelques instruments caractéristiques (par exemple I/1,8 ou II/2,8), jusqu’à de véritables scènes d’action avec petit et grand chœur soli, voix parlées, chœur parlé, grand orchestre et bande (par exemple les scènes I/2,1/5 ou II/4). Entre les unités sont régulièrement intercalées des pièces orchestrales seulement, telles que les « Riflessioni » I-IV dans les scènes 2, 3, 6 et 9 de la première partie, sans doute une élaboration de musiques de transition entre les scènes à la manière de Pelléas et Mélisande de Debussy et de Wozzeck de Berg (que l’on pense à la musique symphonique référentielle après III/4, à Invention über eine Tonalität) ; à titre de comparaison, relevons aussi le « schieramento della macchina repressiva » qui revient à quatre reprises, toujours au début de la troisième à la sixième scène de la seconde partie.
22Si la structure – basée sur les unités concises que l’on vient de mentionner – de chaque situation, des suites de situations et des deux parties ainsi que du « preludio » est caractérisée par une variété de moyens exceptionnelle, non seulement dans le domaine purement musical, mais aussi dans celui de la dramaturgie de l’« azione scenica ». Nono a néanmoins obtenu une concision simultanée dans la structure de l’ensemble. La raison de cette concision, impérieuse malgré toute l’hétérogénéité – le parallèle avec Lulu s’impose une fois de plus – ne réside pas seulement dans l’unité des moyens d’expression individuels de Nono. A cet égard, en effet, les chansons de combat telles que l’« Internationale », « Bandiera Rossa », « Non siam più », le « 26 juillet » cubain ou la « Dubinusa » jouent un rôle tout aussi prépondérant. Car elles ne constituent pas qu’un matériau unificateur pour les différentes scènes, mais elles sont en plus intégrées dans les passages purement orchestraux et se reflètent dans « riflessioni ». Elles sont reprises de différentes manières : dans « Come preludio » par exemple, on part d’une exposition mélodique par les timbales (« Non siam più », d’abord en canon dès la mes. 36 ; puis, dans le motif de batterie, mes. 42 s ; plus tard avec orchestre, mes. 52 sv) pour les intégrer ensuite dans des réalisations harmoniques et/ou rythmiques.
23Les opéras de Nono sont à la fois des résumés et des points de départ. Aucune autre œuvre n’il lustre cela de façon aussi nette que Al gran sole : la production allant des Canti di vita et d’amore (1962) à Como una ola di fuerza y luz (1971/72) et leurs techniques, notamment celles relatives au travail avec des champs et des blocs harmoniques, puis l’expérience très riche lors du travail avec la bande magnétique depuis La fabbrica illuminata – tout cela livre en quelque sorte les fondements musicaux à partir desquels est édifiée la structure de l’« azione scenica ». Le thème « Non siam più servi ne padroni » (tiré de l’« Internationale »), qui apparaît dans II/3, mes. 256 sv et qui marque la fin de l’opéra (II, finale, mes. 681, chanté par la mère), y constitue une sorte de thème conducteur ; il était toutefois déjà utilisé dans Ein Gespenst geht um en 1971 (mes. 145-147 sur le même texte) et représente le point de départ, voire le centre virtuel de la pièce pour piano avec bande... sofferte onde serene... (1976), écrite tout de suite après l’opéra.
***
24Le 5 juillet 1984, lors d’un entretien public, Nono dit ceci : « Al gran sole : un grand éléphant, des moyens, de tout. C’est incroyablement limité ». Au départ, le projet de Prometeo était effectivement conçu comme une « azione scenica » avec plateau, costumes et mise en scène. Le 25 septembre de la même année il ne restait plus rien de tout cela. Prometeo ne se jouait sur aucun plateau, il n’y avait ni action scénique, ni décors, ni costumes. Au lieu de cela : un « espace sonore » dans l’église sécularisée de San Lorenzo à Venise.
25San Lorenzo à Venise : une église sécularisée de la fin du XVIIe siècle, 24 mètres de hauteur, presque carrée (36 à 38 m), séparée au milieu par un autel en pierre grise de l’école de Palladio. A l’intérieur de cet immense espace nu, à quatre mètres du sol, une grande « vanne » en bois clair, conçue par l’architecte du Centre Pompidou parisien, Renzo Piano. Sur le sol de cette vanne, 400 auditeurs trouvent place dans des sièges rouges. Les parois, hautes de 14 mètres, portent trois galeries circulaires sur lesquelles sont distribués cinq chanteurs, sept solistes instrumentaux, un petit chœur de solistes et quatre groupes d’orchestre, chacun comptant de 12 à 14 musiciens. Tout près de l’autel une grande quantité d’appareils pour l’électronique « live » du Studio expérimental de Freiburg-im-Breisgau, des douzaines de micros et un nombre impressionnant de haut-parleurs entourant le public.
26Nono et son ami Massimo Cacciari, compilateur du texte17, ont conçu ce « Prométhée » comme un opéra négatif. Cette « tragédie de l’écoute » (tel est le sous-titre de l’œuvre) est un drame, mais un drame qui ne se passe que dans et avec les sons, un drame entre la musique et les auditeurs. Le « Dramma per musica » de la tradition italienne depuis le XVIIe siècle se voit remplacé par un « Dramma in musica ». – Mais pourquoi choisir alors le sujet dramatique de Prométhée enchaîné ?
27Pour le compositeur, ce « Prométhée », basé sur un collage de textes fragmentés qui vont d’Eschyle jusqu’à Benjamin, en passant par Goethe, Hölderlin et Nietzsche, et cela en italien, grec et allemand, ce Prométhée donc correspond à « un voyage d’une île à une autre île », à un labyrinthe dans lequel les chemins se croisent et se perdent. Prométhée incarne la situation humaine actuelle : « L’homme et la loi, l’homme et sa recherche continuelle de l’inconnu, l’homme et la construction des nouvelles lois et leur transgression. Prométhée, c’est l’homme avec son éternelle soif de nouvelles terres et de nouvelles frontières. C’est la révolte contre la restauration qui empêche l’arrivée des temps nouveaux » (Nono). Il est hors de question que cette vision du titan grec soit, en grande partie, autobiographique.
28Nono conçoit le présent comme une période de crise, de transition : tout comme pour le héros grec, les anciennes normes restent en vigueur, sont pétrifiées, mais c’est Prométhée qui connaît « le secret » que Zeus, le pouvoir en place, veut lui arracher. Et c’est Prométhée qui annonce non seulement le crépuscule des anciens dieux et de Zeus, mais qui décrit à Io, victime de Zeus, la voie tourmentée qui va y conduire.
29Une telle pensée « en chemin », explorative, assoiffée de découvrir l’inconnu, surtout l’inouï, s’est exprimée déjà dans toutes les œuvres que Nono a composées après l’opéra « Au grand soleil d’amour chargé ». La structure dramatique de cette deuxième « action scénique » se basait sur une continuité découpée ; mais la réalité historique et actuelle que cette conception reflétait était pour Nono saisissable à travers une approche globale, systématique. Aujourd’hui, et cela marque un tournant décisif dans sa carrière, Nono renie une telle approche totalisante, tout système qui se veut unique, fût-il découpé. Pour le Nono du « Prométhée », la seule vérité accessible est celle du fragment, du détail, du savoir partiel. Et l’essentiel se passe pour lui dans la microstructure. Nono rejoint de cette manière la philosophie italienne actuelle de la « pensée de surface »18.
30Mais la pensée de Nono est une pensée musicale, une pensée avec des sons et dans les sons19. La transformation du son, la variation du détail, a, dans cette pensée, une signification symbolique. La découverte, le besoin de transgresser les données emprisonnées par les institutions musicales actuelles, doit se réaliser dans la musique elle-même. L’aventure « Prométhée » envisage, par conséquent, une « écoute nouvelle » ; l’oreille doit devenir le bateau de Colomb qui navigue vers des expériences inconnues.
Notes de bas de page
1 « Heinrich von Kleists Penthesilea in der Vertonung von Othmar Schoeck » (1923/25), in : Dichtung und Musik, Kaleidoskop ihrer Beziehungen, éd. par Günter Schnitzler, Stuttgart 1979, pp. 224238, cf. 224 sv. en particulier.
2 Ibid., p. 226 sv.
3 Concept employé d’après Peter Bürger, Theorie der Avantgarde, Francfort 1974, en particulier pp. 31-35. Pour la musique : Jurg Stenzl, « Tradition und Traditionsbruch in : Die neue Musik und die Tradition, éd. par Reinhold Brinkmann, Mayence 1978 (Veröffentlichungen des Instituts für Neue Musik und Musikerziehung) 19, pp. 80-101. Voir traduction française dans Contrechamps n° 3, L’Age d’Homme, Lausanne, Paris 1984.
4 Les Sette canzoni – sept « opéras minutes » indépendants qui se suivent l’un après l’autre – sont, d’après Malipiero, « sept épisodes vécus que je croyais, sans me contredire, pouvoir traduire en musique ». Les sept épisodes, qui ne durent que 3/4 d’heures en tout, partent chacun d’une chanson. Leurs textes, une compilation de poésies italiennes anciennes, n’ont rien à voir avec un livret traditionnel. « Les Sette canzoni sont nées du combat entre deux sentiments : c’est-à-dire entre l’enchantement d’un théâtre et le dégoût de l’opéra ; plus que de dégoût, il s’agissait d’une antipathie à l’égard de cette absurdité qui s’appelle récitatif », écrit encore Malipiero. Tout cela renvoie à une dramaturgie discursive qui renonce aux « développements » traditionnels et leur substitue des montages d’éléments incompatibles.
Dans les Capricci di Callot, les eaux-fortes de Callot forment des scènes réunies entre elles de manière lâche par un récit de E.T.A. Hoffmann. Le côté épisodique d’un monde bizarre : dans le prologue, par exemple, huit masques surgissent du fond d’un instrument, conçu à son tour comme source rythmique, et commencent à danser. L’alignement de tableaux est évidemment diamétralement opposé à tout dramaturgie « récitative » du développement.
Cf. à ce propos entre autres : L. Alberti, « Annotazioni drammaturgiche sul più recente Malipiero » in : Chigiana 28 (1971), pp. 263 sv. et L.A., « L’interpretazione registica e scenografica » in : M. Messinis (éd.), Omaggio a Malipiero, Florence 1977 (Studi di musica veneta 4, pp. 55-77).
Nono a souligné lui-même, dans un entretien avec Luigi Pestalozza, l’importance de la dramaturgie de l’opéra de Malipiero : « Si l’on voulait repérer [dans ‘Algran sole’] des réminiscences d’expériences théâtrales de notre siècle, il faudrait bien les chercher chez Malipiero – dans le caractère fragmentaire et le déroulement rapide des scènes, dans le jeu d’alternances et dans l’opposition de situations qui se désagrègent extrêmement vite – comme cela se manifeste dans les Sette canzoni ou dans Torneo notturno, mais aussi dans ses dernières œuvres dramatiques » (« Luigi Nono e Luigi Pestalozza a proposito di Al gran sole carico d’amore » in : Al gran sole carico d’amore, éd. par Francesco Degrada, Milan 1975 (I. tirage), p. 55, traduit en allemand).
5 « Notizen zum Musiktheater heute » [notes sur le théâtre musical aujourd’hui] (1961), « Einige genauere Hinweise zu ‘Intolleranza 1960’ » (1962), « Spiel und Wahrheit im neuen Musiktheater » (1963), « Mölichkeit und Notwendigkeit eines neuen Musiktheaters » (1963), tous en allemand in : Luigi Nono, Texte, Studien zu seiner Musik, éd. par Jurg Stenzl, Zurich 1975, pp. 61-99. Cité par la suite : L. Nono, Texte.
Probablement, ces études doivent être complétées par un autre texte de Nono qui m’est inaccessible jusqu’à ce jour : «Musique et théâtre », in : Cité-Panorama n° 9 (Villeurbanne, année inconnue).
6 Dans les archives de la maison d’éditions Schott, à Mayence, se trouve une lettre de Nuria Nono dans laquelle on interdit expressément d’employer le terme d’« opéra » dans les édition de la partition et du livret d’Intolleranza 1960.
7 L. Nono, Texte, p. 86.
8 Jean-Paul Sartre, « Pour un théâtre de situations », in : La Rue n° 12, novembre 1947 ; le même texte in : Un théâtre de situations, éd. par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris 1973, pp. 19-21. Voir aussi la conférence de Sartre : « Théâtre épique et théâtre dramatique » (1960), ibid., pp. 104-151, un texte que Nono a connu et cité (L. Nono, Texte, p. 69).
9 Cf. à ce propos : « Dimitri Chostakovitch :’Nos’, in : SMZ. 119 (1979), pp. 227-229.
10 Un exemple parmi tant d’autres : Mario Gerteis, « Rudolf Kelterborn :’Ein Engel kommt nacht Babylon’ » in : SMZ 117, 1977, pp. 228 sv.
11 Jurg Stenzl, « Lulus ‘Welt’ » in : Alban Berg Symposion Wien 1980. Tagungsbericht, éd. par Rudolf Klein, Vienne 1981 (Alban Berg Studien, Bd. 2 pp. 31-39).
12 Le rapport de Nono sur le « Projet Campo S. Angelo », écrit en mai 1963, permet de suivre de près le prolongement immédiat des réflexions issues des expériences avec Intolleranza (L. Nono, Texte, pp. 96-99).
13 L. Nono, Texte, p. 335.
14 C’est ce que dit Nono lui-même dans l’entretien avec Pestalozza, p. 54, cité dans la note 9.
15 Première version Milan, Ricordi, numéro 132262, copyright 1976, « Nuova versione », Milan, Ricordi, numéro 132625.
16 Jurg Stenzl, « Luigi Nono und Cesare Pavese », in : L. Nono, Texte, pp. 409-433.
17 Le texte est imprimé in : Luigi Nono. Verso Prometeo, éd. par Massimo Cacciari, Venise/Milan : Biennale/Ricordi 1984, pp. 65 sv.
18 Telle est la traduction donnée dans Le Monde du 17/18 juin 1984 pour le terme italien de « pensiero debole ». Cf. à ce propos : Il pensiero debole, éd. par G. Vattimo et P.A. Rovatti, Feltrinelli, Milan 1983.
19 J’utilise le terme de « pensée musicale » dans le sens de H.H. Eggebrecht : « Musikalisches Denken », in : Archiv für Musikwissenschaft 32, (1975), pp. 228-240.
Notes de fin
* Paru pour la première fois in Musik-Konzepte 20, 1981, (pp. 45-57).
Traduction et révision parue in Contrechamps n° 4, 1985, (pp. 68-52).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988